JB Vuillerod, Hegel féministe, Vrin 2020, lu par Théo Favre-Rochex

Jean-Baptiste Vuillerod, Hegel féministe. Les aventures d’Antigone, Vrin, coll. « Matières étrangères », 2020 (232 pages).

 

Hegel féministe. Les aventures d’Antigone est le premier livre de Jean-Baptiste Vuillerod, qui a soutenu en 2018 une thèse portant sur l’anti-hégélianisme dans la philosophie française des années 1960, sous la direction d’Emmanuel Renault. L’auteur propose de relancer l’interrogation sur les rapports entre féminisme et hégélianisme – en partie oubliée, en France, depuis les années 1970 – en se demandant ce qu’il en est « de la philosophie hégélienne dans une perspective féministe ».

            À rebours de l’image d’un Hegel phallocrate, l’auteur défend l’hypothèse d’un Hegel féministe, en avançant une double thèse : d’une part, le phallocratisme supposé de la philosophie hégélienne doit être fortement nuancé ; d’autre part, il est possible – et même souhaitable – de redonner à la philosophie hégélienne son actualité dans le féminisme contemporain. L’enjeu est donc indissociablement théorique, en proposant une fine exégèse du texte hégélien, et pratique, puisque la philosophie hégélienne permet de dépasser un certain nombre de problèmes voire d’apories de la pensée féministe et par là de contribuer aux luttes contemporaines contre l’oppression masculine subie par les femmes. Pour mener à bien son objectif, l’auteur propose alors une « lecture en perspective », en interrogeant l’œuvre hégélienne à l’aune d’un enjeu précis, celui du féminisme. Telle est la méthode que se propose d’adopter l’auteur qui permet d’interroger le texte hégélien de manière stimulante.

 

La structure de l’ouvrage est clairement explicitée et l’on suit sans mal les différents moments de l’argumentation. Les deux premiers chapitres se concentrent sur une lecture du texte hégélien, en mettant au jour une véritable « économie sexuelle », au sens d’une prise en compte de la division sexuée entre homme et femme, dans la Phénoménologie de l’esprit, s’appuyant sur de nombreux autres textes du corpus hégélien - de L’esprit du christianisme et son destin en passant par les Principes de la philosophie du droit. Le troisième et le dernier chapitre ont pour finalité l’application de cette lecture « en perspective » en montrant l’actualité et la fécondité de la philosophie hégélienne d’un point de vue féministe.

Le premier chapitre a pour objet le personnage féminin d’Antigone, qui donne son sous-titre à l’ouvrage. C’est bien sûr un passage obligé pour questionner le féminisme hégélien, tant la révolte d’Antigone est centrale dans l’analyse hégélienne de la cité grecque et fut source d’inspiration pour le mouvement féministe. Si les commentaires de ce passage sont nombreux, la plupart minorent l’opposition entre homme et femme qui sous-tend le texte, que l’ouvrage de Jean-Baptiste Vuillerod remet justement en avant. Une fois le projet de la Phénoménologie rappelé avec clarté, l’auteur étudie plus précisément le chapitre VI, A de cet ouvrage, dans lequel Hegel analyse la « belle harmonie » que constitue la cité grecque et les causes de sa disparition. Ce qui caractérise la substance du monde éthique grec c’est l’articulation de deux lois, loi humaine et loi divine, dont les principes sont explicitées par l’auteur : alors que la première renvoie au mode de vie politique du citoyen grec, et se traduit par le passage de la singularité individuelle à l’universel de la vie éthique, la seconde au contraire part de l’universalité naturelle que constitue la famille, pour rejoindre ensuite la singularité individuelle des membres de la famille. Or, ce que note l’auteur, en adoptant une perspective féministe, c’est que derrière ces deux lois, Hegel nous donne à voir une division sexuée : l’homme incarnant la loi humaine, la vie politique et citoyenne, accède à une forme de reconnaissance et à la liberté. À l’inverse, la femme – et dans une certaine mesure le jeune homme qui n’est pas encore citoyen – reste du côté de la loi divine de la famille : elle ne peut être pleinement reconnue pour sa liberté. La cité grecque est fondée sur une inégalité sociale et politique entre l’homme et la femme. Mais cette domination n’est pas fondée en nature : elle est indissociable de l’organisation politique de la cité grecque qui exclut la femme de la vie politique. C’est là qu’intervient Antigone : en enterrant son frère Polynice contre l’ordre de Créon, elle donne à voir la contradiction sous-jacente à la cité grecque entre les lois divines et les lois humaines qui prend la figure d’une véritable « guerre des sexes ». D’après Jean-Baptiste Vuillerod, Antigone assume donc la remise en cause de l’ordre social phallocrate de la cité grecque. Et cela a pour conséquence la destruction de la cité : « ce qui mène la cité à sa perte, c’est le conflit entre les sexes qui est au fondement du monde grec et qui le fragilise inévitablement » conclut l’auteur. Cette lecture a donc pour intérêt majeur de montrer que c’est la féminité, que Hegel caractérise comme « éternelle ironie de la communauté », qui enclenche le dépassement de la cité grecque vers le monde romain.

 

Dans le deuxième chapitre l’auteur se concentre sur un autre motif de la philosophie hégélienne qui apparaît dans le chapitre IV, A de la Phénoménologie de l’Esprit : la dialectique du maître et du serviteur qu’il se propose de relire d’après une perspective féministe. En relisant ce célèbre passage à l’aune d’une véritable économie sexuelle – l’opposition entre le maître et le serviteur étant interprétée comme la division sexuée de l’homme et de la femme – l’auteur propose une interprétation originale et féconde d’un point de vue féministe. Pour justifier cette interprétation, Jean-Baptiste Vuillerod s’appuie notamment sur les textes antérieurs à la Phénoménologie – le Système de la vie éthique d’abord, mais aussi L’esprit du judaïsme ou Le premier système – et relève un certain nombre d’indices, convaincants, qui le conduisent à la « sexuation » de cette dialectique. Ce chapitre de la Phénoménologie qui porte sur la « Conscience de soi » s’ouvre ainsi sur une réflexion sur le désir humain, indissociable, d’après l’auteur, de la problématique de la division sexuée. Jean-Baptiste Vuillerod explique alors en quoi ce stade du désir est insuffisant et doit être dépassé dans la recherche d’une reconnaissance mutuelle. La reconnaissance désigne chez Hegel la nécessité de la médiation d’autrui pour se considérer comme un être libre. Autrui est nécessaire comme garant de ma liberté dans la mesure où il renvoie à la conscience l’image qu’elle se fait d’elle-même. C’est à ce moment qu’a lieu la « dialectique du maître et du serviteur » qui passe par l’expérience d’une lutte à mort entre les deux consciences afin de rechercher la reconnaissance de l’autre. Tout l’intérêt de l’analyse de Jean-Baptiste Vuillerod est donc de montrer que cette dialectique n’est pas asexuée mais prend la forme d’une domination d’un homme sur la femme où le désir est central, se trouvant institutionnalisé dans un ordre social inique – le serviteur devenant l’objet potentiel du désir du maître. Mais dans la dialectique hégélienne s’opère finalement un renversement puisque c’est finalement le serviteur qui accède à la liberté, grâce au travail qu’il fournit, tandis que le maître reste au stade du désir. L’auteur se demande alors, légitimement, comment comprendre l’émancipation de la femme dans ce schéma. En effet, à première vue, on ne voit pas en quoi cette relation de domination pourrait mener à la libération des femmes. De manière convaincante, l’auteur s’appuie sur plusieurs indices disséminés à travers les textes de la période d’Iéna pour avancer que cette émancipation prend la forme du travail de l’enfantement et de l’éducation des enfants : c’est dans l’enfant que la femme est reconnue et peut se libérer, en engendrant et en façonnant un être vivant extérieur à elle-même.

 

Le troisième chapitre a principalement pour objet de revenir sur les critiques féministes qui ont été formulées contre la philosophie hégélienne. L’auteur distingue deux séries de critiques. Le premier genre de critique porte sur la supposée passivité naturelle de la femme, que Hegel défendrait dans la Philosophie de la nature, refusant par là toute activité et donc toute inscription de la femme dans l’histoire. Le second porte sur la légitimation du phallocratisme opérée par Hegel, d’un point de vue politique, qui découlerait de cette infériorité naturelle de la femme. L’auteur s’attache alors à déconstruire patiemment ces critiques, et montre dans quelle mesure elles peuvent être nuancées voire remises en cause : c’est là tout l’intérêt de ce chapitre. Il est bien sûr difficile de nier le phallocratisme hégélien du point de vue de sa philosophie de la nature – même si pour une part, Hegel est tributaire des sciences naturelles de son temps. Cependant, de cette position naturaliste inique, faut-il en conclure que Hegel ait nié l’historicité des femmes ? D’après l’auteur, il y a ici un pas qu’on ne saurait franchir imprudemment. D’abord, note Jean-Baptiste Vuillerod, le couple conceptuel matière / forme ne se laisse pas réduire, dans la philosophie de la nature hégélienne, à la simple opposition de la passivité et de l’activité  mais la matière, donc la femme, participe également à l’activité formelle. Ensuite, l’auteur montre que pour Hegel, la femme, tout comme l’homme, peut prétendre à l’historicité, et que cette histoire est l’histoire de sa liberté. Pour cela, l’auteur mobilise de manière judicieuse le concept de naturalisme non-réductionniste – qui n’est pas utilisé par Hegel. La philosophie hégélienne n’est pas un pur naturalisme et les femmes ne peuvent être réduites à une supposée infériorité naturelle. Elles s’inscrivent aussi dans un ordre culturel, sans pour autant réduire la philosophie hégélienne, à l’inverse, à un pur constructivisme : la culture nie la nature mais cette dernière se trouve bien conservée dans la culture, selon la logique de la fameuse Aufhebung hégélienne. Dès lors, conclut l’auteur, « l’infériorité biologique supposée des femmes ne détermine en aucune façon leur infériorité sociale ». Les femmes ont donc bien une histoire, et non un destin. L’auteur souligne une objection possible : comment comprendre que, dans les Principes de la philosophie du droit, Hegel semble défendre l’oppression des femmes par les hommes et justifier un certain enfermement de celles-ci dans la vie familiale et maritale ? Faut-il y voir une régression réactionnaire par rapport aux thèses de la Phénoménologie ? En réalité, de manière tout à fait intéressante, l’auteur montre qu’il est possible de voir ici un élément progressiste, à condition de replacer ces thèses dans le contexte de son époque : l’institutionnalisation de l’amour dans le mariage, si elle apparaît à un œil contemporain rétrograde, est en réalité une manière pour la femme, à l’époque de Hegel, d’atteindre une forme de reconnaissance sociale, dans une relation juridique d’« égal à égal ». Toutefois, il reste que les propos de l’homme-Hegel, eux, peuvent difficilement ne pas être qualifiés de misogynes – ainsi lorsqu’il affirme que l’art, la science et l’État sont « la propriété de l’homme ». On pourrait alors se demander si, entre l’homme-Hegel et la philosophie hégélienne, le partage est toujours aussi simple que semble l’indiquer l’auteur.

 

Le quatrième et dernier chapitre, plus long que les autres, quitte l’exégèse hégélienne pour réfléchir aux enjeux de cette interprétation pour le féminisme. Car montrer que Hegel n’est pas aussi phallocrate qu’on le croit ne suffit pas encore pour faire de Hegel un allié du féminisme. Comment actualiser la pensée hégélienne dans une perspective féministe ? C’est sans doute le chapitre le plus stimulant du livre car il permet d’éclairer d’une lumière nouvelle un certain nombre d’enjeux féministes contemporains. Jean-Baptiste Vuillerod repart de la définition hégélienne de la féminité comme « éternelle ironie de la communauté ». L’insistance sur l’éternité  nous montre d’abord que cette puissance de révolte féminine, pas seulement circonscrite au monde grec, doit être sans cesse renouvelée, aussi longtemps que perdure l’oppression phallocrate. Et cette lutte prend la forme d’une prise en compte de la naturalité des corps sexués et d’une nécessaire réappropriation des corps féminins. L’auteur montre alors les liens, souvent inattendus, entre le naturalisme non-réductionniste de Hegel et les préoccupations de certaines féministes matérialistes comme Colette Guillaumin ou du mouvement écoféministe. La fécondité du modèle hégélien est de penser la domination sous ses multiples aspects, sans la réduire au seul domaine économique, social ou culturel. Dans un deuxième temps, l’auteur montre l’importance du concept hégélien de reconnaissance pour penser la critique du phallocratisme. Surtout, il fait dialoguer ce concept avec les théories contemporaines de la reconnaissance incarnées principalement par Axel Honneth et Emmanuel Renault. C’est là un des intérêts majeurs du chapitre, qui se présente alors comme une véritable actualisation féministe de Hegel. Dans cette perspective contemporaine, la reconnaissance permet de mettre l’accent sur la nécessité de considérer les femmes comme semblables aux hommes, tout en étant attentif à leur singularité. Ensuite, l’auteur montre que cette reconnaissance doit d’abord être institutionnelle avant d’être interpersonnelle : on voit bien alors en quoi ce modèle hégélien peut être décisif pour la reconnaissance du travail domestique des femmes, par exemple. Enfin, élément fondamental souligné par l’auteur, la reconnaissance passe par la mise au jour de l’expérience négative vécue par les femmes, et de l’importance du conflit toujours renouvelé pour dépasser ce déni de reconnaissance. La féminité telle que la pense Hegel n’est donc ni une simple réalité biologique selon la thèse essentialiste, ni une construction subjective, comme le défend l’anti-essentialisme, mais elle se définit négativement, comme une expérience partagée, celle de la souffrance physique ou psychologique face à la domination masculine. Cette définition de la féminité, originale et convaincante, permet alors de dépasser un certain nombre de clivages de la pensée féministe contemporaine, en la reconsidérant à travers le prisme politique de l’émancipation face à l’oppression des hommes.

 

L’ouvrage de Jean-Baptiste Vuillerod offre une réflexion féconde, tant pour les études hégéliennes que pour les études féministes. Son ouvrage permet une relecture précise et stimulante de textes fondamentaux de la philosophie hégélienne. L’angle de lecture adopté – une défense nuancée de Hegel qui prenne en compte les critiques de l’hégélianisme depuis les années 1960 –  permet d’éviter une lecture naïve qui n’aurait plus grand chose à voir avec la philosophie hégélienne. L’ensemble est donc en tout point convaincant et le phallocratisme supposé de Hegel se trouve progressivement déconstruit par les arguments successifs.

L’auteur parvient donc à se maintenir sur la ligne de crête qu’il dessine en introduction : proposer une lecture de Hegel dans une perspective féministe. Et les objectifs de cette perspective féministe nous semblent eux aussi tenus. D’une part, l’ouvrage propose un riche dialogue entre Hegel et les principales figures de la pensée féministe – Beauvoir, Wittig, Butler ou Delphy, pour ne citer qu’elles – soulignant les apports de chaque théorie et leurs limites éventuelles. Pas de querelle de chapelle donc, ni de prise de position arbitraire, mais un exposé nuancé et toujours précisément argumenté. L’auteur rappelle du même coup les principaux débats qui traversent la pensée féministe – essentialisme et anti-essentialisme, groupes de parole non-mixtes, pornographie ou prostitution –  et l’usage que l’on peut faire de la philosophie hégélienne pour répondre à ces problèmes. Enfin, cette perspective se trouve réinscrite dans la philosophie contemporaine, Jean-Baptiste Vuillerod retraçant les débats au sein de la théorie critique, notamment autour du concept de reconnaissance, chez Axel Honneth ou Emmanuel Renault. On le voit : le livre de Jean-Baptiste Vuillerod ne propose pas seulement une nouvelle lecture de Hegel, mais il ouvre aussi un programme de recherche prometteur pour les études féministes. De nombreuses interrogations naissent alors, dans le sillage de cet ouvrage : s’il paraît bien nécessaire de provoquer une transformation des institutions phallocrates, quelles formes cette lutte doit-elle prendre ? Pour quelles transformations précises ? En outre, si la féminité se définit comme une expérience négative de la domination masculine, quid de la violence masculine subie par les hommes, par exemple dans les communautés gays ? Ou de la souffrance corporelle et psychologique des personnes transgenres ? De façon générale, le modèle hégélien n’a-t-il pas aussi ses impasses, par exemple lorsqu’il semble faire de la maternité et de l’éducation des enfants un moyen de libération des femmes ? De même, ce modèle permet-il vraiment de penser les luttes des minorités sexuelles ? Ces questions ne constituent pas des objections, mais appellent des prolongements ultérieurs, dont le travail de Jean-Baptiste Vuillerod pourra assurément constituer la première pierre.

 

                                                                Théo Favre-Rochex