Thomas Keating, La condition spirituelle de l’être humain, Actes sud, lu par Damien Auvray.
Par Baptiste Klockenbring le 06 mai 2015, 06:00 - Théologie - Lien permanent
Thomas Keating, La condition spirituelle de l’être humain, Actes sud, lu par Damien Auvray.
Désenchantement du politique ? Insuffisance d’un matérialisme associé au consumérisme ? Épuisement de l’idéal d’émancipation de l’homme par la libération du désir ? Quelles qu’en soient les causes, nous assistons à un retour du spirituel : spiritualité inspirée par les religions révélées, spiritualité laïque, spiritualité liée à la recherche d’une sagesse.
Pour échapper à un simple effet de mode et n’être qu’un mot inconsistant, sachant par ailleurs qu’elle ne repose pas sur une approche conceptuelle, une spiritualité doit au moins 1) définir sur quelle vision de l’homme elle repose, même si elle se veut être en définitive une expérience de décentrement et de dépossession de soi 2) préciser sa démarche et donner son contenu expérientiel 3) préciser sa relation aux autres formes de spiritualité, dans un monde marqué par le pluralisme religieux.
Ces deux conférences de Thomas Keating répondent, au moins partiellement, à ces exigences.
Thomas Keating est un moine cistercien américain, initiateur de pratiques contemplatives s’appuyant sur des « techniques », si l’on peut dire, de prières silencieuses. Par ailleurs, il collabore au dialogue interreligieux.
Dans ces deux conférences, il propose un cheminement spirituel comme mouvement de libération personnelle, libération partant d’un stade d’aliénation de la personne dans ce qu’il appelle un « faux moi », vers une mise en présence contemplative de Dieu, en passant par un stade de renoncement. Mais l’originalité de la démarche vient de ce que la perspective religieuse, marquée par les catégories sotériologiques du christianisme (chute, péché, rédemption, grâce, esprit saint) et par une pratique de la prière silencieuse, se croise avec une perspective psychologique et des notions comme celles d’inconscient, de refoulement, d’énergie vitale. Pour l’auteur, il n’y a pas concurrence mais complémentarité entre les deux perspectives.
La première conférence analyse la condition humaine comme condition de l’homme égaré, tandis que la seconde analyse son retour à soi et sa libération par la « thérapie divine ».
Cette première conférence veut donc déterminer la condition de l’homme en déterminant sa situation, en reprenant ainsi la question que Dieu pose à Adam : « Où es-tu ? », qu’on peut entendre comme un « où en es-tu ? ». Pour le conférencier, fidèle à la pensée chrétienne, il y a une dimension spirituelle de l’homme qui se marque doublement : d’abord par sa dimension d’intériorité ; ensuite dans son orientation vers un bonheur total et absolu. Ainsi, comme chez Saint Augustin, la reconnaissance de Dieu n’y est pas d’abord métaphysique, mais désirante, d’un désir qui ne nous tourne pas vers l’extériorité des choses mais vers l’intériorité de l’âme. Mais l’homme méconnaît cette dimension car il se construit un faux moi qui l’en détourne. Ce faux moi n’est pas un accident de notre condition. Il renvoie à la structure de notre personne héritée de l’enfance.
C’est ici que ce discours religieux rencontre un discours psychologique en montrant la genèse psychique de ce faux moi. Selon le conférencier, la vie humaine repose sur trois besoins vitaux : sécurité et survie, pouvoir et autorité, affection et reconnaissance. Or l’enfance fait l’expérience de la frustration de ces besoins, cherche des compensations et rejette ses échecs dans l’inconscient. L’enfant tend à voir toute chose à l’aune de ses besoins, se faisant prisonnier de son égocentrisme, instrumentalise autrui et projette sur lui les causes de ses échecs. Par réaction, il se rassure en s’identifiant à ses différents groupes de socialisation (en premier lieu la famille). Ainsi, sa personnalité finit par se structurer dans une programmation affective, qui le rend injuste vis-à-vis d’autrui et prisonnier d’automatismes psychiques qui étouffent sa liberté.
Il s’agit donc se libérer du faux moi et c’est à une libération spirituelle, marquée par la méditation et la prière, qu’invite le moine cistercien, tout en en montrant le caractère complémentaire avec une démarche d’analyse psychologique. La deuxième conférence est consacrée à cette libération spirituelle, en répondant à la question « Qui es-tu ? », qu’on doit entendre comme une invitation à retrouver la voie de l’intériorité.
Cette démarche se met dans les pas d’un Saint Jean de la Croix et là encore elle croise un discours spirituel, marqué par la Nuit obscure du mystique espagnol, avec un discours psychologique qui résonne parfois comme une démarche de développement personnel !
Du point de vue psychologique, il s’agit de se libérer de nos programmations affectives liées à nos expériences de frustration, qui engendrent anxiété et découragement, et de se détacher de nos identifications rassurantes mais trop fermées. Pour cela, l’auteur met en avant une perspective de détachement vis-à-vis de nous-mêmes et de nos rôles sociaux, et de désidentification par rapport à nos communautés, permettant un rapport libre à autrui, sans attente, sans préconception.
Mais cette perspective ne se réduit pas à une démarche psychologique, ni dans son but ni dans ses moyens. Dans son but en effet, elle vise en définitive à une disponibilité pour l’accueil de Dieu dans lequel nous trouvons notre lieu et notre identité. Le moyen de la libération n’est pas l’analyse de soi, mais la contemplation, par l’intermédiaire de la prière. Prière qui n’est pas de demande, mais d’abandon : prière du silence, dont l’auteur ne développe pas plus ici l’analyse. Cette prière du silence est prière du renoncement et consiste à faire le vide en soi, pour franchir les étapes de la libération, dont le conférencier ne cache pas qu’elles passent aussi par les nuits obscures de la foi.
On voit donc que nous ne sommes pas dans un ordre philosophique : le discours est ici celui d’un témoignage enseignant, renvoyant à une expérience spirituelle. Mais en cela il est significatif d’un discours religieux qui n’est pas essentiellement théologique et métaphysique mais discours sur le rapport à Dieu.
Mais, on l’a dit, l’originalité de ces conférences est de lier une approche psychologique à la démarche spirituelle. Cette originalité n’est pas sans causer une certaine gêne. La spiritualité ressemble ici parfois à une démarche de développement personnel. Parallèlement, les concepts psychologiques, psychanalytiques en l’occurrence comme l’inconscient ou le refoulement, en sortent assez appauvris car compris dans une perspective purement pratique – mais peut-être n’est-ce là que la conséquence du cadre d’une conférence. On ne peut s’empêcher de penser que cette utilisation de concepts freudiens dans une perspective de bien-être psychologique est bien révélatrice de l’usage de la psychanalyse en Amérique du Nord.
Réciproquement, n’y a t-il pas, malgré la référence à la nuit obscure de la foi, un risque de réduire la perspective spirituelle à une recherche de bien-être mental, d’épanouissement personnel et « d’accord avec soi-même » (p. 49) ? N’est-ce pas oublier ce qu’il y a de déchirement dans le rapport à Dieu ?
Enfin, la libération finale est pensée comme une dissolution du moi en Dieu. Cela ne ressemble-t-il pas plus à une spiritualité extrême orientale qu’à une spiritualité chrétienne, dont la pensée reste orientée vers la personne, aussi bien divine qu’humaine ? Ne risque-t-on pas d’aboutir à une spiritualité qui ressemble à cette nuit dont parle Hegel, où toutes les vaches sont grises ?
Damien Auvray.