Philippe Riviale, Johann Fichte, Éveil à l’autonomie, Payot, lu par Thierry de Toffoli

Philippe Riviale, Johann Fichte, Éveil à l’autonomie, Éditions Payot, collection Critique de la politique Payot, 2012, 349p.

Montrer en quoi la Leçon de Fichte est actuelle en ce qu’elle nous interroge sur ce que nous sommes, et davantage encore sur ce que nous faisons de nous, en ce qu’elle nous invite à agir et à entendre en nous l’exigence éthique, est une manière non seulement légitime mais fondamentale pour qui s’essaye à écrire sur le philosophe.


Philippe Riviale, dans cet ouvrage, a le mérite de revenir à ce qui est certainement la préoccupation essentielle de la philosophie fichtéenne, préoccupation éminemment pratique, ce qui exigeait donc que soit rendu vivant le texte de Fichte : plutôt qu’un exposé systématique de philosophie, ce qui constituerait un contresens, il fallait tenter de suivre le mouvement permettant de saisir cet « éveil à l’autonomie », de façon ordonnée et rigoureuse, montrer, tout en le confrontant à ses contemporains, l’originalité de sa démarche et du sens qu’il cherchait à nous délivrer. Il fallait aussi, sans doute, en montrer l’actualité, non simplement en regard de ce qu’est notre monde, mais aussi parce que, si l’homme est ce qui toujours doit se faire, la tâche sera toujours pour lui la même. L’autonomie est l’affaire de chacun et de tous. Il était donc pertinent de l’opposer aussi aux philosophes qui, d’une certaine manière, hantent toujours la scène philosophique actuelle (Husserl, Heidegger), mais aussi de voir chez d’autres philosophes, souvent oubliés (Louis Lavelle, Charles Fourier, Simone Weil), un écho de cette pensée de l’acte, de la vie, de l’amour. Ainsi l’ouvrage pouvait-il prétendre à la fois rendre justice à un philosophe trop peu lu, et nous inviter à saisir en nous-même la destination de l’homme.

Un tel programme se lit parfaitement dans la table des matières qui nous propose trois parties (I : Exigeante liberté de l’homme : le partage en moi ; II : Agir dans le monde ; III : L’éveil à la vie ou le lieu de l’être), chacune comportant une dizaine de sous-divisions ainsi que quatre excursus. Cependant, à la lecture du texte, il est beaucoup plus difficile de retrouver cette cohérence avec le questionnement initial. Celui-ci s’ouvre par un avant-propos suivi d’un exposé et, jusque là, si on peut effectivement rencontrer un certain nombre de questions à venir, les répétitions (notamment sur les problèmes de traduction), l’omniprésence de la figure de Babeuf qui prend parfois le pas sur la présence de Fichte lui-même (d’où il paraît difficile d’apprécier les nombreux rapprochements effectués par l’auteur), égarent le lecteur plus qu’elles ne l’éclairent. Tout se passe comme si l’on retardait le moment d’aborder les questions que l’on ne cesse de poser (à juste titre). Le début de la première partie n’est pas pour nous rassurer. Le propos est souvent décousu, traversé par des références qui se révèlent stériles dans la mesure où le texte de Fichte, presque absent, n’est jamais réellement analysé et c’est encore au final le culte de Babeuf qui s’impose à la lecture. A ce moment de la lecture, les passages les plus instructifs restent les longues citations du texte fichtéen, qui restent malheureusement non exploitées.

Au fil des pages, nous découvrons cependant des passages qui « respirent » et nous offrent une rapide présentation de quelques points essentiels de la pensée de Fichte. Que l’homme ne soit jamais constitué avant d’être, que l’agir libre soit inconditionné et que rien ne détermine préalablement notre agir sont par exemple des thèmes qui ne surprendront pas celui qui connaît un peu Fichte. Une place conséquente est accordée au rapport du Moi au non-Moi, à la question de la détermination réciproque ainsi qu’à la place de l’autre en moi, mais la genèse du Moi, si elle est assez bien restituée, reste peu analysée. Surtout, puisque la question du rapport à l’autre semblait déterminante dans la réflexion de l’auteur, on attendait, à tout le moins, que soit véritablement abordée la difficile question de l’intersubjectivité (ou de sa relative absence). Les commentateurs, jamais en grâce (et plus ignorés ou victimes d’une ironie au mieux condescendante pour ne pas dire injurieuse, que lus et réfutés) sous la plume de Philippe Riviale, auront pourtant eu le mérite de la poser (Philonenko, Renaut, Fischbach pour n’en évoquer que trois). Nous pourrions encore inventorier tous les éléments importants abordés par le livre (la vie, l’amour, le problème de l’égalité, etc.), mais toujours, ce qui frappe, c’est cette manière de passer de l’un à l’autre sans véritablement construire un propos réellement suivi et argumenté. Prenons un exemple. Le problème de la religion est évoqué. Mais, partant du principe qu’il n’y a pas d’évolution chez Fichte, le problème est évacué avec, comme souvent, pour seul palliatif, une forme d’ironie qui le dispense de travailler plus précisément les textes. S’agissant du pâtir, dont il est à juste titre fait mention, en relevant son importance dans la pensée fichtéenne, on était en droit d’attendre des précisions sur cette passivité du Moi qui rend problématique sa capacité à s’égaler à soi-même suivant l’exigence éthique. Or, il n’en est rien et cette lacune s’avère dommageable lorsque, une fois encore, l’auteur rapproche Fichte et Babeuf. En effet, tâchant de rectifier quelques lectures trop rapides des Discours à la nation allemande (notons au passage qu’il parvient de manière convaincante à lever certaines accusations concernant les textes de cette époque) il nous explique que la différence (la seule ?) entre Fichte et Babeuf, tient à ce que le premier pense au futur tandis que le second est guidé par l’urgence du présent. Ainsi, le révolutionnaire Babeuf et le réformateur de l’éducation Fichte nous diraient la même chose. A ceci près que la considération de la tâche infinie (sur le plan empirique et non simplement spéculatif) d’une réalisation de la moralité nous semble reporter à l’infini l’idéal auquel aspire Babeuf (pour autant qu’on puisse réellement les comparer) et, réfuter a priori les prétentions d’une révolution, la situation fût-elle urgente.

Sans doute l’ouvrage dont nous rendons compte est-il riche en ce qu’il ne manquera pas de susciter la curiosité, la polémique, ainsi que par cette sorte de déambulation foisonnante qu’il propose. Reste que, pour avoir fait le procès des commentateurs, en général sans les citer ou les nommer (l’absence de bibliographie est à cet égard regrettable), on ne peut que constater qu’un ouvrage comme celui de Bernard Bourgeois, L’idéalisme de Fichte, permet d’en apprendre bien plus à celui qui désirerai rencontrer ce grand philosophe.

 

Thierry de Toffoli