David Le Breton Disparaître de soi. Une tentation contemporaine, Lu par Alexandre Klein

David Le Breton Disparaître de soi. Une tentation contemporaine, Editions Métailié 2015.

Tout quitter et abandonner ses proches ; tout laisser aller pour fuir ses responsabilités ; s’éloigner, peu à peu ou dans l’instant, de toute contrainte sociale ou identitaire ; laisser simplement couler son existence pour essayer de disparaître de soi ; telle serait, selon le sociologue David Le Breton, « l’une des tentations les plus vives » (p. 21) auxquelles sont soumis les individus contemporains. Une volonté de dépersonnalisation et d’effacement de soi parcourrait, comme un frisson, l’échine de nos sociétés contemporaines, discret revers de leurs exigences de maîtrise, d’efficacité, de dépassement et d’affirmation de soi. 

La « blancheur », ainsi qu’il la nomme, signifie cette opportunité de fuite, cet espace d’oubli ou d’abandon qui permet au sujet de continuer à vivre loin des normes pesantes de sa propre identité. Elle est « une paradoxale volonté d’impuissance » (Ibid.), un désir profond et assumé de prendre congé de soi, de « se défaire enfin de soi, serait-ce pour un moment » (Ibid.), autrement dit, une possibilité effective de se déprendre de son identité pour fuir les difficultés de la vie contemporaine et se départir, temporairement ou définitivement, de ses lourdes normes. Nous pourrions ainsi tous être tentés un jour de choisir cette indifférence totale, afin de nous soulager de l’effort permanent que constitue le fait d’être nous-mêmes dans le monde contemporain. C’est en tout cas ce que tente de démontrer Le Breton dans ce nouvel ouvrage, contribution supplémentaire à l’étude des modes d’être du sujet contemporain qu’il mène depuis plus de vingt ans à travers son anthropologie du sujet corporel. 

Pour ce faire, le sociologue nous rappelle tout d’abord – c’est l’objet du premier chapitre – que cette recherche d’impersonnalité qui qualifie la « blancheur » est au cœur de notre imaginaire contemporain et donc de la littérature. Du Bartelby de Melville qui « would prefer not to », aux personnages fuyants de Robert Walser, en passant par les hétéronymes de Pessoa, il dévoile, sous les formes de l’indifférence, de l’oubli ou de la multiplication, le motif répété de cette volonté de n’être plus personne. Dans un second chapitre,  il s’attache ensuite à détailler différentes manières « discrètes » de disparaître, que ce soit le sommeil qui permet d’échapper quelques heures à la difficulté d’être soi, le pachinko, un jeu de billes japonais au mouvement répétitif et hypnotique dans lequel les âmes en peine viennent se perdre, ou encore le burn-out et la dépression qui s’affirment comme des moyens de se préserver, de se maintenir en vie, en délaissant les lourdes exigences du travail ou du quotidien. Mais c’est surtout dans les pratiques adolescentes, auxquelles il avait déjà consacré plusieurs études, que Le Breton découvre les plus importantes démarches de disparition de soi. Ainsi qu’il le détaille dans un troisième chapitre plus étendu, les adolescents, qui se débattent peut-être plus que tout autre avec le poids des contraintes identitaires, expérimentent pour beaucoup cette forme de démission de soi qu’est la « blancheur ». Les fugues menant à l’errance permettent de disparaître pour mieux se construire une identité nouvelle, plus discrète et moins pesante, tout comme l’immersion dans les jeux vidéo ou la réalité virtuelle renouvelle et donc libère le soi des exigences du « monde réel ». Au Japon, on rencontre aussi ces jeunes qui, après avoir tout donné pour réussir leurs études, décident de s’effacer, de ne jamais entrer sur le marché du travail, ni même dans la vie adulte, préférant rester dans cet espace blanc, cet entre-deux calme, sans but ni temporalité. L’adhésion à des sectes ou à des groupes extrémistes marque également, selon l’auteur, une volonté de se départir de la nécessité de construire et d’affirmer sa propre identité. On y gagne en effet une identité neuve, établie et donnée, dont il ne reste plus qu’à suivre passivement et sans difficulté les contours. L’anorexie, le binge-drinking, la consommation de produits psychotropes ou même les expériences ludiques de syncope – comme dans le jeu du foulard– sont aussi à ses yeux les signes d’une volonté de disparition, d’une intention de se retirer physiquement et mentalement du monde, dans une danse ordalique avec soi qui conduit malheureusement parfois à la disparition définitive. À l’autre extrémité de la pyramide des âges, il repère chez les personnes âgées – c’est l’objet du chapitre suivant – diverses modalités d’effacement de soi, s’attardant en particulier sur la maladie d’Alzheimer qui lui semble la plus emblématique. Entre ces deux périodes délicates de la vie, la « blancheur » se manifeste aussi de manière tout à fait concrète dans ces démarches de disparition effective que certains mettent en place, quittant leur famille, leurs amis et leur emploi pour mieux reconstruire leur vie ailleurs et sous un autre nom. Partir sans laisser d’adresse ni de mots, sans autre explication que l’absence, reste une pratique rare, mais bien réelle, et surtout reconnue comme un droit par la loi, ainsi que le rappelle le cinquième chapitre de l’ouvrage. Finalement, au terme de cette exploration de diverses pratiques de la « blancheur », Le Breton revient dans un dernier chapitre sur ce que ces phénomènes nous disent de l’identité contemporaine. Il insiste à cette occasion sur la nature fuyante, indécise, plurielle et en perpétuelle construction de cette dernière, mais également sur sa difficulté, sa fragilité, sa délicatesse dans un monde exigeant, voire parfois épuisant comme le nôtre. La « blancheur » existe parce que dans le récit que nous nous faisons de nous-mêmes et de notre rapport au monde, nous avons le droit, et parfois le besoin, de souffler, de nous arrêter pour reprendre notre souffle, quitte à parfois rester sur cette page blanche ou même définitivement fermer le livre. La « blancheur » n’est pas « le rien, le vide », elle est « une autre modalité de l’existence tramée dans la discrétion, la lenteur, l’effacement » (p. 194). Certes, elle apparaît souvent sous des figures plus douloureuses qu’heureuses, mais cette suspension du sens dans laquelle le sujet contemporain peut se réfugier n’en est pas moins une nécessité vitale, tout comme le repos s’impose au travailleur. La fabrique contemporaine de l’identité est devenue si constante, si exigeante, parfois si usante, que des possibilités de congés doivent voir le jour. Heureusement, il existe, ainsi que nous le rappelle l’auteur dans sa courte conclusion, des pratiques plus nuancées, moins radicalement « blanches » que celles exposées dans l’ouvrage, des activités telles que l’écriture, la lecture, la marche, le voyage ou la méditation qui offrent une « suspension heureuse et joyeuse de soi » et donc une possibilité de retrouver « sa vitalité, son intériorité, le goût de vivre » (p. 195). 

En signalant ainsi l’effacement de soi et la suspension du sens comme une tendance de fond de nos sociétés contemporaines, et surtout en mettant de ce fait en lumière la difficulté inhérente à la construction et l’affirmation de nos identités, David Le Breton signe un livre important pour l’étude des modes d’être du sujet au XXIe siècle. Au fil d’une plume toujours aussi accessible qu’agréable, il poursuit sa contribution à la production d’une anthropologie du sujet contemporain apte à nous donner les clés pour comprendre, mais aussi contester, les modes de subjectivation à l’œuvre dans nos sociétés néolibérales. Mais, contrairement à d’autres de ses ouvrages, Disparaître de soi peine quelque peu à pleinement convaincre le lecteur. Si la pertinence et l’originalité de l’objet étudié ne font aucun doute, son unité et sa portée heuristique restent néanmoins plus floues. En effet, là où l’on s’attendrait à trouver des typologies, des classifications, des comparaisons, bref, la constitution d’une grille de lecture apte à détailler et expliciter le phénomène analysé, on découvre souvent une collection d’exemples et d’affirmations, enfilés les uns à la suite des autres comme les perles multicolores d’un collier de carnaval. Le développement de l’argumentation s’affadit en effet parfois face à la multitude et à la particularité des cas présentés, au point que l’objet abordé apparaît plus incertain et davantage pluriel que réellement défini et clairement déterminé. L’auteur semble d’ailleurs conscient de ces difficultés, puisqu’il rappelle en conclusion que certains faits auraient mérité plus de développements et que son ambition était simplement « d’identifier quelques formes de l’effacement de dans le contexte de nos sociétés », d’une manière « à la fois légère et sensible » (p. 193). De plus, le concept choisi pour décrire ce phénomène de disparition de soi, celui de « blancheur », reste peu convaincant. Outre le fait que le terme même rend très mal l’idée qu’il souhaite incarner – Le Breton s’attache d’ailleurs souvent à en justifier la pertinence qui est en fait essentiellement métaphorique –, sa définition faisant constamment appel à l’idée de volonté pose un réel problème. Car si on comprend bien que l’alcoolisation intensive, la prise de psychotropes ou l’immersion dans le virtuel reposent sur une action volontaire, le burn-out, la dépression ou surtout la maladie d’Alzheimer sont plus difficiles à catégoriser de cette manière. Certes, Le Breton est toujours précautionneux à cet égard, évitant soigneusement de rapporter ces états pathologiques à des choix volontaires, mais la délimitation de l’unité de son objet en est néanmoins profondément affectée. Si on saisit parfaitement l’idée qu’il souhaite développer – le fait que par différents mécanismes conscients ou inconscients (et donc volontaires ou non), le sujet contemporain s’aménage (ou voit s’aménager) des espaces de relâche, de respiration, de déprise salvatrices –, l’analyse qu’il en propose ne parvient que difficilement à déterminer et délimiter le phénomène abordé comme un fait social unitaire. Le lecteur ne peut donc achever cet ouvrage que sur un sentiment mitigé. Certes, il nous offre une lecture particulièrement pertinente de la réalité sociale contemporaine en en dévoilant un aspect tout aussi inédit qu’important, mais il ne parvient malheureusement pas totalement à faire de la « blancheur » un concept véritablement heuristique, ni même un objet d’analyse clairement et pleinement déterminé.  

 

Alexandre Klein