Le spiritualisme du XIXe en France : une philosophie pour l’éducation ? Laurence Loeffel (Vrin. Coll. Philosophie de l’éducation. 184 pages) Lu par Damien Auvray
Par Florence Benamou le 11 janvier 2016, 06:00 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Le spiritualisme du XIXe en France : une philosophie pour l’éducation ? Laurence Loeffel (Vrin. Coll. Philosophie de l’éducation. 184 pages) Lu par Damien Auvray
Qu’on ne s’y méprenne pas : le spiritualisme dont il est ici question n’est pas cette philosophie qu’on trouve chez un Bergson ou un Lavelle et qui met en avant l’irréductibilité de la vie spirituelle (psychologique, morale ou métaphysique) à ses conditions matérielles, mais un courant moins connu, essentiellement politique, moral et pédagogique, qui fait de l’émancipation de l’homme intérieur -spirituel donc - la condition de toute réforme politique. Courant méconnu, et qui est pourtant très largement à la source de ce que nous connaissons : le système scolaire laïc tel qu’il s’établit au XIXe siècle ; en effet, contrairement à ce que nous pouvons croire, celui-ci ne fut pas bâti par des penseurs athées, matérialistes, antireligieux, mais par ce courant théiste, spiritualiste, religieux, il est vrai dans un sens très particulier, puisqu’il est aussi un courant libre-penseur, laïc, anticlérical !
C’est cette philosophie paradoxale que l’ouvrage de
Laurence Loeffel nous fait découvrir, dans une synthèse qui nous en expose les
constantes et les différences depuis son origine chez Victor Cousin, qui fonde
les bases de l’enseignement à partir de 1830, jusqu’à son aboutissement chez
Ferdinand Buisson, qui devait tout à la fois inspirer les réformes scolaires
comme directeur de l’enseignement primaire sous Jules Ferry, conseiller Combes
pour la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État, et être
cofondateur de la Ligue des droits de l’Homme !
Le premier chapitre de l’ouvrage nous montre que le spiritualisme répond à une exigence à la fois historique et intellectuelle : il s’agit de reprendre et de défendre l’idéal de la Révolution française, l’affirmation de la liberté, individuelle et collective, mis à mal par la Restauration et, intellectuellement, par les grands penseurs traditionalistes de l’autorité comme de Bonald ou de Maistre. Cette défense de la liberté implique un travail de fondation, que Victor Cousin va assurer en faisant de la liberté de l’individu la pierre angulaire du monde moderne, mais de l’individu pensé comme être intérieur, spirituel, qu’il faut émanciper, comme préalable à toute action extérieure, politique, institutionnelle. Le spiritualisme, aussi socialiste qu’il devienne chez un Buisson, se marquera toujours par cette idée : si l’on veut changer l’homme, c’est d’abord la liberté individuelle qu’il faut accomplir. Par cette affirmation de la liberté spirituelle de l’individu, le spiritualisme veut aussi souligner la place des idéalités que l’homme découvre en son esprit, l’amour du vrai, du bien et du beau, par opposition à une philosophie de l’utilité, qui réduirait la liberté à la promotion et au calcul de l’intérêt. Le spiritualisme est, comme son nom l’indique, une philosophie de l’Esprit et de l’intériorité.
Mais cette idée d’intériorité n’est en rien abstraite. Elle reçoit une forme morale, inspirée du kantisme, comme morale de l’autonomie d’une part et de la responsabilité vis-à-vis d’autrui d’autre part, morale des droits et des devoirs. Pour réellement devenir concrète, la morale va passer par la pédagogie et le développement de l’école. C’est par l’école que doivent se réaliser les idéaux de la Révolution : la liberté passe par le savoir, la raison, la morale. Naît ainsi un pédagogisme laïc qui va structurer l’action publique, par opposition à l’œuvre des écoles chrétiennes. Victor Cousin crée ainsi sous la Monarchie de juillet l’École primaire, les Écoles normales, et met en place le système universitaire qui doit en être le couronnement (et l’Agrégation, en premier lieu, celle de philosophie !).
Cependant le réformisme de Cousin reste limité : politiquement d’abord, puisque comme Hegel avec qui il est en lien, il défend la monarchie constitutionnelle. Pédagogiquement, puisque l’école est conçue comme un système de filtrage, où il s’agit de faire sortir de la masse ceux qui peuvent pleinement s’émanciper et qui accéderont à l’Université. De ce fait, Cousin, tout en étant rationaliste, redonne toute leur place aux religions instituées, et en particulier au catholicisme : la religion contiendrait sous forme imagée tout ce qui est nécessaire à la vie morale, tandis que les élites pourraient accéder à une moralité réfléchie et rationnelle.
Au contraire, le spiritualisme qui suit la pensée de Cousin, le spiritualisme évolué, va être beaucoup plus radical. C’est un spiritualisme républicain, anticlérical et à vocation plus populaire, plus universaliste. Il s’agit donc d’œuvrer dans le sens d’un élargissement de l’école. Or paradoxalement, tout en étant anticlérical, ce spiritualisme va être plus religieux que celui de Cousin ! De là, le deuxième chapitre, sur le lien entre morale et religion. La question qui se pose est récurrente au XIXe : comment donner sa force et sa stabilité à la liberté lorsqu’on a renoncé à une autorité extérieure, hétéronome ? Question que Cousin a résolue par la limitation de la liberté et finalement le conservatisme. Pour le spiritualisme évolué, c’est la religion qui donne à la morale un fondement absolu, mais une religion purifiée de tout dogme et de tout autoritarisme. La religion donne en effet à la morale sa dimension pratique, plus qu’une philosophie spéculative ne peut le faire, et lui donne son assise puisqu’elle implique l’idée d’un sujet capable de dépasser son intérêt et d’obéir à un idéal. Ainsi, pour Paul Janet, il y a une dimension religieuse de l’homme parce qu’en son essence, la religion est cette part du cœur humain qui nous fait communiquer avec l’absolu. Mais, paradoxalement, ce lien se découvre dans l’autonomie, puisque c’est en lui-même que l’homme découvre des valeurs qui fondent son humanité et constituent ce monde de l’idéal dont il n’est pas le maître, fond religieux inscrit en tout homme. Il s’agit cependant d’une religion renouvelée, rendue à sa dimension authentique, tel qu’elle se donne par exemple dans le message évangélique initial, en deçà de toutes les religions instituées qui se sont détournées de cette source. Religion comme fond commun de toutes les religions, de l’athéisme même, affirmation de la nature absolue et idéale de l’esprit. On ne s’étonnera pas que cet appel à une religion purifiée se rencontre chez des penseurs marqués par le protestantisme (Pécaut, Steeg, Barni, le premier traducteur de Kant, Edgard Quinet, Jules Simon, Buisson…), mais d’un protestantisme libéral débarrassé de tout dogme, même celui de la divinité du Christ.
Le troisième chapitre aborde l’éducation morale, en tant que celle-ci est nécessaire pour une véritable liberté intérieure. Il montre que le courant spiritualisme a cherché à élaborer un fondement philosophique à l’éducation, en appuyant la formation des futurs enseignants sur l’étude d’une psychologie philosophique appliquée à l’éducation, qui analyse la nature de l’âme et son irréductibilité à la matière. Mais cette éducation morale passe aussi par la détermination d’un contenu concret de cette morale afin d’échapper au formalisme, contenu qui doit être enseigné aux élèves des Écoles normales pour qu’eux-mêmes puissent le transmettre plus tard aux élèves du primaire. Vont ainsi apparaître un certain nombre de manuels qui définissent les droits et les devoirs, devoirs envers soi-même, envers autrui mais aussi devoirs religieux au sens où la religion est entendue comme le fondement et l’horizon des exigences morales. Cette réflexion sur l’éducation morale est ainsi un effort pour donner un contenu empirique à une morale de l’autonomie d’inspiration kantienne.
Le dernier chapitre montre que loin du conservatisme du premier spiritualisme de Cousin, le spiritualisme rénové s’inscrit dans un projet républicain : c’est par l’éducation et en particulier par l’éducation morale que l’école pourra former les citoyens. Le projet pédagogique doit permettre de résoudre le problème posé par la Révolution entre l’affirmation de la liberté et son bon usage : en formant l’enfant, en émancipant l’humanité en chaque homme par le savoir et la morale, l’éducation donne la condition d’une démocratie authentique et apaisée. L’éducation est ainsi animée d’une vision prophétique puisqu’elle est la voie pour accomplir « l’homme nouveau » suivant l’expression que F. Buisson reprend de St Paul.
On pourra trouver quelque peu désuète la problématique du spiritualisme et ne voir dans l’ouvrage de Laurence Loeffel qu’un intérêt historique en ce qu’il permet de connaître ce qui fut le soubassement philosophique de la révolution éducative du XIXe siècle. Mais on peut y voir plus que cela. Le spiritualisme, quoi que l’on pense de son contenu idéologique, pose d’excellentes questions. En particulier, il rappelle la question du lien entre liberté et éducation : la liberté ne peut se contenter de la simple reconnaissance du droit des enfants, mais elle passe par une formation qui lie le savoir à la découverte des exigences morales. Il montre ainsi que l’éducation ne peut se contenter de simples pratiques pédagogiques mais qu’elle ne peut se passer d’une philosophie de l’éducation : quel individu cherchons-nous à former ? Il permet enfin de s’interroger sur la place de la religion dans l’éducation et sur la manière de l’enseigner, question renouvelée aujourd’hui par la nécessité d’un enseignement du fait religieux. L’intérêt du livre de Laurence Loeffel n’est donc pas seulement historique, mais bien philosophique.
Damien Auvray