Hélène BOUCHILLOUX, La Question de la liberté chez Descartes, éd. Honoré Champion, 2013, lu par Marc Kuszel
Par Jérôme Jardry le 13 janvier 2016, 06:00 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Hélène BOUCHILLOUX, La Question de la liberté chez Descartes, éd. Honoré Champion, 2013.
On distingue en chaque philosophie une question importante entre toutes et qui déterminera le plus souvent l'articulation de tout grand système de pensée ou plus largement de toute grande doctrine digne de ce nom. En ce sens on peut songer à la question du bonheur chez Epicure, celle de l'amour chez Augustin ou encore celle du fondement de la morale chez Conche par exemple. Dans cet ordre d'idées, qu'en est-il de Descartes ?
Ce serait presqu'un lieu commun de prétendre que cette question est celle de la science. Voilà qui n'est guère certain cependant, comme nous le suggère Hélène Bouchilloux dans un ouvrage publié aux éditions Honoré Champion et qui traite de la question de la liberté chez Descartes. Selon l'auteur, professeur de philosophie à l'Université Nancy 2 et qui s'est illustrée auparavant en faisant paraître deux ouvrages respectivement consacrés à Pascal et Locke, la question métaphysique entre toutes décisive chez Descartes est bien au départ comme à l'arrivée la question de la liberté.
Quoi de nouveau dans semblable thèse, songerait-on peut-être à rétorquer ? Chacun sait que le problème de la liberté est la question récurrente dans toute philosophie, et si le cartésianisme peut bien être pensé comme une philosophie de la liberté, on en pourrait dire tout autant des pensées spinozienne, kantienne ou sartrienne. Si la question de la liberté est bien importante chez Descartes, il n'est qu'à relire les très belles pages que Ferdinand Alquié lui a consacrées dans Descartes et la découverte métaphysique de l'homme pour en prendre la juste mesure et si nécessaire, le confirmer. C'est en effet et très précisément à ce genre d'objections spontanément tentantes peut-être qu'il serait au plus haut point salutaire de renoncer une bonne fois pour toutes après avoir lu le très beau livre de Hélène Bouchilloux.
Dans quelle mesure exactement la liberté est la clé de voûte de l'édifice cartésien, c'est peut-être toute la question que ce livre nous permet de mesurer pleinement. La chose est d'autant plus importante que si les grands commentateurs du cartésianisme ont tous abordé la question de la liberté, il n'existait jusqu'à présent aucun ouvrage en langue française qui fût consacré à la question de la liberté en sa totalité chez Descartes. On mesure aisément à partir de là l'importance extrême du travail d'Hélène Bouchilloux : certes il ne sera pas question ici de résumer cet ouvrage ; en revanche, il nous paraît important de relever quelques idées décisives que l'on ne manque pas d'y rencontrer et qui sont de nature à stimuler la réflexion de toute conscience que la philosophie de la liberté en général et celle de Descartes en particulier préoccuperaient de quelque manière.
L'ouvrage d'Hélène Bouchilloux s'articule essentiellement en deux temps.
L'auteur y aborde la question de la liberté humaine dans un premier temps, puis en vient à étudier secondement le problème de la liberté divine. Il s'agit de montrer que Descartes n'a jamais changé d'avis ou d'orientation philosophique sur le chapitre de la liberté, que ce soit la liberté de l'homme ou celle de Dieu et qu'il n'y a aucune incohérence dont soit entachée la philosophie cartésienne sur cette question, nonobstant les évolutions dont la pensée de Descartes a pu faire l'objet sur ce point et qui sont allées le conduire à préciser sa doctrine et l'affiner encore et toujours plutôt qu'à se contredire ici ou là. C'est pourquoi la démarche d'Hélène Bouchilloux se fonde exclusivement sur une lecture rigoureuse des textes cartésiens, lecture qui se distingue par une précision et une clarté proprement inouies. Loin de consacrer d'innombrables pages à ce que Spinoza, Leibniz, Sartre ou d'autres encore sont allés reprocher à Descartes sur sa doctrine de la liberté, loin de développer interminablement avec force citations à l'appui ce que les plus grands commentateurs du cartésianisme ont relevé en fait d'incohérences prétendues sur ce chapitre, Hélène Bouchilloux analyse de manière épurée les textes de Descartes qu'elle fait véritablement parler en les commentant. Ainsi sont-ce les notions d'arbitre, de libre arbitre et d'indifférence qui font l'objet de tout un travail de (re)construction au terme duquel on comprend que les textes cartésiens ne se renient jamais pour la très excellente raison qu'ils se complètent. De ce fait, et s'agissant de la liberté humaine, si la lecture des Méditations et en particulier la Quatrième ainsi que celle des deux Lettres au R.P. Mesland se révèlent d'évidence indispensables, l'auteur ne néglige en rien les Cinquièmes Réponses ou encore les articles 1-8 et 29-44 des Principes pour mettre en lumière l'unité de la doctrine cartésienne. De même et s'agissant de la liberté divine et de la question de Dieu en tant que créateur des vérités éternelles qu'elles soient mathématiques, métaphysiques ou encore morales, outre les trois Lettres au Père Mersenne ou L'Entretien avec Burman, l'auteur examine de très près les articles 6 et 8 des Sixièmes Réponses ainsi que la célèbre Lettre de 1644 adressée à Mesland sur laquelle elle revient. Qu'en résulte-t-il et pour l'essentiel ?
Il suffit qu'un acte humain soit volontaire pour être qualifié de libre, la volonté étant définie comme un libre arbitre. Tous les actes de la volonté comportent néanmoins une indétermination ou une indifférence, que rien ne saurait abolir, ni la détermination de la volonté par l'entendement, ni la détermination de la volonté par l'action de Dieu. Cependant, l'indifférence n'est pas de l'essence de la liberté humaine : la liberté de la volonté ne consiste pas dans l'indifférence, car celle-ci est liberté de l'arbitre et non du libre arbitre. La liberté bien comprise exige donc que l'on surmonte l'indifférence et non qu'on l'entretienne. Il en résulte qu'étant un libre arbitre, la volonté est d'autant plus libre qu'elle se laisse davantage déterminer par l'entendement et que pour ce faire au mieux, la volonté se laisse d'autant plus déterminer par l'entendement qu'elle s'affirme elle-même comme un libre arbitre. Cependant, la toute-puissance du libre arbitre de l'homme requiert la toute-puissance du libre arbitre de Dieu, tant il est vrai que la finitude de notre entendement nous empêche de comprendre comment la toute-puissance divine est conciliable avec la toute-puissance du libre arbitre humain et pourtant celle-ci répond à celle-là : la liberté humaine répond à la liberté divine, en tant que les deux libertés ne correspondent l'une à l'autre que sur la base de leurs différences respectives qui
excluent toute analogie. Néanmoins, il existe une communauté de l'arbitre qui invite le libre arbitre humain à ratifier ce que crée le libre arbitre divin, d'où ce lien nécessaire existant entre la liberté humaine et la liberté divine que tout semble opposer. Dieu crée tout ce qui est à partir de rien, ce qui inclut la nature et l'intelligibilité de ses lois ainsi que l'homme d'une part, et l'homme, créé à l'image et ressemblance de Dieu, répond par sa liberté à la liberté divine d'autre part sur la base d'un usage inversé du libre arbitre humain et du libre arbitre divin. Cela ne signifie en rien que volonté humaine et volonté divine soient chose identique. Si l'homme doit s'assurer du vrai et du bien que Dieu seul lui assure, c'est inévitablement en mesurant la toute-puissance de son libre arbitre humain à celle du libre arbitre divin. Dieu a créé l'homme à son image et ressemblance en lui donnant une puissance d'arbitrage égale à la sienne. Cette puissance d'arbitrage, si elle est dans la volonté, n'implique aucunement que la volonté soit réductible à la puissance de l'arbitrage. Certes le Créateur et sa créature ont en commun une puissance d'arbitrage : chez l'homme, elle ne s'exprime qu'en requérant la détermination des représentations de l'entendement, chez Dieu, elle ne requiert aucune détermination des représentantations de l'entendement. La volonté humaine n'est que relativement libre en tant qu'elle est déterminée par ce que Dieu lui-même détermine avec une liberté absolue. Tout aussi bien, la liberté humaine se définit non par l'indifférence mais bien contre l'indifférence par laquelle se définit la liberté de Dieu.
A la lecture du livre d'Hélène Bouchilloux, le lecteur demeure proprement émerveillé. On ne sait plus vraiment ce qu'il convient d'y admirer le plus : l'aisance du propos, son exactitude et sa précision, la souveraine maîtrise par l'auteur des textes qu'elle commente, la beauté de l'écriture ? Tout cela certainement : il est fascinant d'éprouver avec quelle clarté l'auteur parvient à rendre intelligible des problèmes pourtant d'une redoutable complexité : qu'il nous soit permis de mentionner à titre d'exemple la distinction conceptuelle entre arbitre et libre arbitre, ou encore la question passionnante mais combien délicate d'une conciliation du libre arbitre humain et la prédétermination des actions de cet arbitre avec le libre arbitre divin, pour ne citer que cela. Tout aussi bien est-il impossible de demeurer insensible aux développements dont fait l'objet l'opposition entre liberté humaine et liberté divine et leur articulation dans le même temps, ainsi que l'impression d'unité profonde qui résulte de l'analyse des textes cartésiens les plus disparates en apparence. On comprend dès lors que la philosophie cartésienne de la liberté est certes une des plus difficiles qui soient, mais que sa cohérence est décidément sans faille. Enfin, la lecture de ce livre éveille chez le lecteur une réflexion sur la tâche difficile mais combien belle à laquelle est convié l'historien de la philosophie et c'est d'ailleurs là- dessus que le livre d'Hélène Bouchilloux s'achève. Sans doute la lecture de ce livre risque-t-elle de se révéler fort utile à un public qu'on espère large : plus d'un enseignant rompu à la philosophie cartésienne trouvera matière à s'instruire longuement en l'espèce et à combler d'éventuelles lacunes dont il n'eût pas même soupçonné l'existence chez lui ; de même songe-t-on dans cet ordre d'idées au profit que des étudiants en philosophie pourront tirer d'une lecture méthodique et rigoureuse de cet ouvrage, et peut-être même quiconque tant soit peu désireux de s'instruire sur le cartésianisme et/ou se familiariser avec la notion de liberté qui constitue la raison d'être de toute la philosophie tôt ou tard.
En conclusion, voilà bien un très remarquable ouvrage consacré à la philosophie de Descartes et certainement le plus mémorable qu'il nous aura été donné de lire depuis bien longtemps. Un texte à placer aux côtés des plus grands commentateurs de Descartes tels Alquié, Beyssade, ou Rodis-Lewis, et dont la lecture est source d'un bonheur philosophique sans cesse renouvelé.
Marc Kuszel