« Enhancement », Ethique et philosophie de la médecine d'amélioration, coordination scientifique Jean-Noël Missa et Laurence Perbal, Paris, Vrin, 2009
Par Jérôme Jardry le 06 janvier 2016, 06:00 - Lien permanent
« Enhancement », Ethique et philosophie de la médecine d'amélioration, coordination scientifique Jean-Noël Missa et Laurence Perbal, Paris, Vrin, 2009, lu par Bertrand Vaillant.
Auteurs par ordre de publication dans l'ouvrage : J.-N. Missa et L. Perbal (Fonds National Belge de la recherche scientifique et Université libre de Bruxelles), G. Hottois (Univ. libre de Bruxelles), G. Klein (éditeur, économiste et écrivain), J. Goffette (Univ. de Lyon I), S. Allouche (IHPST, CNRS, ENS), B. Baertschi (Univ. de Genève), J.-Y. Goffi (UPMF-Grenoble 2), P. Nouvel (Univ. de Montpellier), C. Kermisch (Fonds de la recherche scientifique, Univ. libre de Bruxelles), P. Laure (Univ. Paul Verlaine de Metz), I. Quéval (Univ. Paris Descartes – Sorbonne), A. Miah (Univ. of the West of Scotland), C. Tamburrini (Stockholm Univ.), Alex Mauron (Univ. de Genève).
Cet ouvrage rassemble les actes d'un colloque international ayant eu lieu en 2008 à l'Université de Bruxelles. Celui-ci se proposait de faire entrer dans le champ du débat philosophique francophone la question de l'enhancement, c'est-à-dire d'une modification technique de l'homme qui dépasse la simple restauration d'un fonctionnement normal et vise l'amélioration de ses capacités, au-delà de ce que peut la nature.
On ne peut que saluer cet effort pour penser une réalité que le philosophe comme le médecin ne peuvent ignorer, et qui remet en cause bien des distinctions faussement évidentes – à commencer par celle qui opposerait radicalement une médecine thérapeutique et une médecine d'amélioration. Lorsqu'on interroge la modification de l'homme, c'est le statut même de la nature humaine qui est finalement remis en cause : si elle existe, peut-elle survivre à des transformations techniques illimitées ? Est-elle dissociable d'un corps devenu objet et modifiable à souhait ? N'est-elle pas de toute façon en constante évolution, à mesure que l'univers conceptuel et technique de l'homme se transforme ?
L'introduction de l'ouvrage distingue trois manières d'envisager l'amélioration : une position « bioconservatrice » critique face au risque d'aliénation de l'homme par la technique, une position libérale fondée sur le libre choix des individus de modifier leurs capacités, et une position transhumaniste caractérisée par une technophilie sans limite et un optimisme radical quant au dépassement des limites de la nature humaine par la technique. Si des positions diverses sont représentées dans l'ouvrage, on notera toutefois une forte prédominance d'un libéralisme plus ou moins radical. On pourra ainsi regretter que les risques éthiques et politiques liés à la généralisation de telles pratiques (aliénation, perte d'identité, objectivation du corps, renforcement des inégalités) soient peu thématisés, voire parfois rejetés comme purs produits de la peur ou d'un naturalisme dogmatique obsolète. (Ils sont néanmoins envisagés, notamment dans les belles contributions de Jérôme Goffette et d'Isabelle Quéval).
Les articles s'organisent autour de trois thèmes : les deux premiers traitent de l'imaginaire de la science-fiction et de ce qu'elle nous dit du futur de l'humanité ; les six suivantes s'intéressent aux questions de la « bonne santé » et de la distinction entre médecine thérapeutique et médecine d'amélioration ; enfin, les cinq dernières prennent pour laboratoire le sport de haut niveau et les moyens, licites ou non, par lesquels l'athlète s'améliore pour augmenter ses performances, avec le cortège de dilemmes éthiques et juridiques qui s'y rapporte.
1. La science-fiction et l'imaginaire philosophique
Les deux premières communications portent sur notre capacité à penser, mais aussi et surtout à imaginer le futur. Une manière de mettre en évidence une certaine difficulté à penser à partir d'un imaginaire limité, et l'opportunité que représente, pour le philosophe, la richesse des expériences de pensée de la littérature de science fiction.
Gilbert Hottois, dans « Science-fiction et diète de l'imagination philosophique » part d'un constat wittgensteinien, celui de la pauvreté des exemples employés par les philosophes. Celle-ci est pour lui particulièrement notable en même temps que néfaste dans l'analyse de la technique et du futur bio-technologique de l'humanité, domaine dans lequel le futur imaginé est souvent réduit à la dystopie du Meilleur des mondes d'Aldous Huxley. Il propose donc une double série de vignettes visant à mettre en évidence cette convergence huxleyenne, pour la première, et à enrichir l'imaginaire philosophique pour la seconde. Les premières pages résument ainsi le rapport de quatre philosophes à la question de l'amélioration bio-technologique (Jonas, Fukuyama, Habermas et Engelhardt), et opposent à la vision critique des trois premiers, jugée univoque et pessimiste, le point de vue libéral du quatrième. La deuxième série de vignettes propose cette fois des résumés d'œuvres de science fiction. L'auteur y oppose la dystopie d'Huxley à Arthur C. Clarke, Robert Reed et Michel Houellebecq. On saluera l'incitation bienvenue, pour la philosophie, à enrichir son imaginaire en puisant dans cette branche de la littérature qu'elle a tendance à méconnaître. On regrettera que la brièveté de ces résumés ne permette pas à l'auteur d'en développer l'analyse philosophique.
Dans « La science-fiction, littérature prothétique », G. Klein se livre à son tour à un travail de recension littéraire dans le but de montrer l'importance du thème de l'amélioration de l'homme par la technique au sein de la littérature de science-fiction. Sa connaissance du genre lui permet de mettre en évidence la richesse de cette littérature en termes d'expériences de pensée et de travail sur les conséquences des innovations techniques. L'article est cependant assez déroutant sur le plan conceptuel. L'auteur inclut d'emblée toute réalisation technique sous le terme de « prothèse », dont il exclut immédiatement le sens courant : il « n'évoque pas ici celles qui sont destinées à pallier une infirmité individuelle et accidentelle, mais celles qui remédient aux limites de la naturelle condition humaine » (p.41) : la hache, le fauteuil et même l'animal domestique sont ici qualifiés de « prothèse », sans que l'élucidation ultérieure de ce terme, illustré plus qu'interrogé, ne justifie en profondeur le parti pris crucial qu'implique ce détournement de sens.
2. La technique médicale, ses usages et ses finalités
On peut considérer les six contributions suivantes comme autant de tentatives pour penser clairement la nature de la médecine, les différents usages qui peuvent être faits de ses outils et de ses techniques pour modifier l'homme, et les problèmes causés par les nouvelles finalités, non thérapeutiques, associées à ces usages.
Dans son article « Modifier les humains : anthropotechnie versus médecine », Jérôme Goffette entreprend le premier de distinguer les différents usages de la technique médicale. Dans une contribution éclairante, il réfute quatre arguments courants en faveur de l'indistinction de la médecine thérapeutique et de la médecine d'amélioration. La plupart de ces arguments prennent appui sur l'existence de cas-limites ou de zones grises aux frontières de ces deux types de modification pour remettre en question toute distinction objective du normal et du pathologique. La distinction doit donc se faire au niveau de la finalité. Ce qui transparaît dans l'analyse de J. Goffette, c'est qu'il peut exister un consensus convenable autour de la finalité de la médecine curative, mais que dans le cas de la médecine d'enhancement, seul le désir du client fixe le but, le « médecin » ne faisant ensuite que proposer des solutions pour l'atteindre.
Cet article est le premier du recueil à affronter directement les dangers de la médecine d'amélioration libéralisée : accroissement des inégalités en faveur des modifiés, pression sociale et professionnelle à recourir à l'amélioration, risques pour la santé, bref, accroissement de l'hétéronomie, comme le montre son analyse du cas de l'athlète amputé Oscar Pistorius. L'auteur en appelle pour conclure à la prudence et à « encourager l'exercice conjoint de projection imaginaire et raisonnée » (p.63). On ne peut toutefois s'empêcher de se demander, au vu des risques si clairement établis par lui quelques lignes plus haut, si ce travail de discernement et cette prudence suffiraient à contrebalancer la pression du marché et le désir de performance qu'il nourrit.
Sylvie Allouche propose ensuite une contribution intitulée « Des concepts de médecine d'amélioration et d'enhancement à celui d'anthropotechnologie ». Comme l'indique le titre, il s'agit là encore d'un travail de clarification conceptuelle qui développe une série d'objections à l'usage des termes de « médecine d'amélioration », jugés contradictoires, et propose une refondation des concepts employés pour parler de la technique appliquée à l'humain. Pour l'auteur le champ de ces techniques, appelé « antropotechnie », ne contient la médecine que comme l'une de ses sous-régions, les autres contenant tous les usages de la technique visant à modifier l'état du corps humain dans d'autres buts que la restauration d'un état initial ou d'un état jugé normal à l'espèce. Lorsque ces techniques s'appuient sur la science elle les nomme « anthropotechnologie » (incluant entre autres la médecine scientifique ou le dopage à l' EPO), et dans le cas contraire « anthropotechnè » (incluant la médecine traditionnelle empirique ou encore le maquillage). Le point nodal de l'article consiste sans doute dans l'affirmation que la préséance de la médecine, qui a longtemps occupé la quasi-totalité du champ de l'anthropotechnie, est essentiellement due à l'histoire du développement de la société occidentale, les autres usages de ces techniques étant niés pour éviter d'avoir à affronter les problèmes éthiques qu'ils posent. L'auteur n'aborde pas ici ces questions mais revendique le fait d'accorder aux anthropotechnologies non médicales une certaine légitimité par le simple fait de les nommer et de les intégrer au champ des concepts disponibles pour le grand public.
« Devenir un être humain accompli : idéal ou cauchemar ? » C'est la question que pose ensuite Bernard Baertschi. Pour y répondre, il travaille sur la distinction entre restaurer, optimiser et dépasser l'état de l'homme : la première activité consiste à guérir ou prévenir l'apparition d'un fonctionnement anormal, la seconde à amener les capacités de l'homme jusqu'à l'excellence à l'intérieur des limites de sa nature, et la troisième à dépasser ces limites pour remodeler les fondements de l'humain ou devenir mieux qu'un homme, ce qui constitue le projet transhumaniste. On semble ainsi disposer d'un critère moral clair : ce que la plupart rejettent, c'est la démesure ou l'hybris d'un idéal de dépassement des limites constitutives de la nature humaine, tandis que sont globalement bien acceptés les techniques et comportements visant un état non seulement sain mais optimal, accompli, de l'homme. Mais comme le reste de l'article s'emploie à le montrer, ce critère est nécessairement indexé sur une conception particulière de la nature, elle-même inextricablement liée avec notre conception de la vie bonne. Ainsi le dépassement de l'un sera l'optimisation de l'autre. L'analyse menée par l'auteur portera au fond essentiellement sur la manière dont nous jugeons habituellement des comportements d'amélioration (le dopage par exemple) sur le plan moral, et permet notamment de confronter l'amélioration technique de l'humain aux critères moraux traditionnels comme le mérite et l'effort personnel, la maîtrise de soi et l'autonomie, ou la capacité à tirer le meilleur parti d'un donné que nous n'avons pas choisi. Mais le but de l'auteur est ici essentiellement d'insister sur la relativité de ces critères, la relativité des conceptions de la vie bonne étant ici conçue comme le signe de la multiplicité réelle des bonnes manières de vivre, ou du moins de l'impossibilité d'accepter l'existence d'une « œuvre propre de l'homme » au sens d'Aristote.
Dans « Thérapie, augmentation et finalité de la médecine », Jean-Yves Goffi cherche à intégrer la question de la médecine d'amélioration au débat contemporain portant sur la médecine en général et plus particulièrement sur la notion de santé. Il développe ainsi deux grandes conceptions de la santé : une conception neutraliste ou naturaliste, exemplifiée notamment par C. Boorse, et une conception non-neutraliste ou normative de la santé, telle qu'exposée par C. Withbeck. La première entend donner une définition de la santé indépendante de toute question de valeur, la question du caractère indésirable ou mauvais de la maladie n'intervenant qu'ensuite. Cette définition sera essentiellement, dans le cas analysé par l'auteur de la pensée de Boorse, une définition basée sur le fonctionnement statistique de l'espèce. La seconde affirme que la définition de la santé comme de la maladie implique d'emblée un jugement évaluatif ou normatif.
A travers une passionnante et trop courte histoire de la découverte et de l'usage des amphétamines (le premier psychotrope de synthèse), Pascal Nouvel pose ensuite la question de l'amélioration sous un nouvel angle : celui de l'identité et de l'incorporation. Confrontées à la question « Qui suis-je ? », la plus fréquente peut-être des grandes questions philosophiques, les techniques de modification de l'humain ouvrent un nouveau champ de problèmes. L'un de ces problèmes est de savoir dans quelle mesure un dispositif technique peut faire partie de moi, être moi : c'est la question de l'incorporation de ce dispositif, qui peut être peu incorporé lorsqu'il s'agit d'une prothèse localisée, incorporé profondément mais temporairement dans le cas d'un médicament (notamment d'un psychotrope, qui agit sur l'ensemble du comportement), et profondément et durablement incorporé s'il s'agit de modifier le programme génétique de l'individu. Le cas des amphétamines interroge non seulement les conséquences parfois difficilement prévisibles de l'amélioration de soi, mais aussi et surtout le statut de ce « soi » qui, en prétendant se modifier lui-même, devient radicalement autre, à l'image du Dr Jekyll et de Mr Hyde - cette anticipation par la fiction des effets réels de l'amphétamine.
Dans une communication intitulée « Enhancement et perception des risques », Céline Kermisch ouvre une nouvelle voie d'analyse du problème de l'amélioration : celle de la perception du risque de ces pratiques par les individus. Elle expose ainsi deux théories présentées comme complémentaires de la perception des risques. La première est une approche « psychométrique » universelle fondée sur une compréhension réaliste du danger mais aussi du risque perçu, qui évalue le rapport entre le risque perçu et certaines qualités du phénomène (« nouveau », « terrifiant », « non-maîtrisable », « menace pour les générations futures », etc.), ainsi que le rapport entre perception des risques et des bénéfices pour un même phénomène. La seconde est une approche culturaliste fondée sur la variation de la perception du risque relativement au type de société auquel appartient l'individu. A quatre grands modèles de société évoqués (hiérarchique, fataliste, égalitaire et individualiste) correspondent ainsi quatre grandes peurs ou manières de percevoir le risque : la conception de ce qui fonde la société engendre une certaine conception de ce qui menace le plus directement ces fondements, d'où la prévalence de certaines peurs dans certaines sociétés.
3. Le désir de performance : conduites dopantes et dépassement de soi
Les cinq dernières contributions proposent une réflexion à partir des conduites dopantes dans le domaine sportif - mais aussi dans la vie quotidienne, des mécanismes qui les suscitent, de la finalité qu'on recherche à travers elles et des problèmes moraux qu'elles suscitent.
Première manière d'envisager cette question : l'analyse de la finalité poursuivie par ceux qui y ont recours, classiquement pensée comme « recherche de performance ». C'est ce que propose Patrick Laure dans « Éthique des conduites dopantes ». Il y ouvre d'intéressantes pistes de réflexion autour des raisons qui poussent une portion croissante de la population, y compris parmi les plus jeunes, à avoir recours à des substances leur permettant d'augmenter leurs capacités physiques ou intellectuelles. Le problème majeur soulevé est qu'il ne s'agit pas seulement de sportifs de haut niveau ou de personnes cherchant à accomplir un exploit, mais plus généralement d'hommes, de femmes et d'enfants qui cherchent à fonctionner normalement dans des situations ordinaires de la vie. De là la nécessité de ne pas limiter l'interrogation au dopage proprement dit, qui concerne des substances interdites déterminées dans un contexte de performance déterminé (le sport de haut niveau) pour l'élargir à l'ensemble des « conduites dopantes ». L'auteur appelle donc à une compréhension élargie de ce que nous entendons par « recherche de performance » et à une réflexion renouvelée sur les moyens de prévenir ces conduites dopantes.
En se penchant sur les pratiques sportives modernes et notamment le développement récent du sport professionnel, Isabelle Queval se livre à une très belle analyse du sport et du rapport au corps qu'il implique. Remontant à cette « idée-force » du XVIIIème siècle qui fait du corps un « territoire de perfectibilité » (p.161), elle montre comment ce corps perfectible est progressivement devenu corps-objet à optimiser, à perfectionner par tous les moyens, et par là même corps-capital dans lequel on investit pour la réussite sportive, mais aussi sociale, professionnelle et sanitaire. Le sport de haut niveau et sa chasse au record chiffré (par différence avec l'agon antique, qui privilégie « la compétition sur le chiffre et la victoire sur le record ») est l'aboutissement de cette conception du corps issue des Lumières. De donné perfectible, le corps de l'athlète devient une machine à optimiser jusque dans ses paramètres les plus infimes, au même titre que son matériel façonné par des ingénieurs, ou son mental par des coachs. Se fait dès lors jour dans cette réalité contemporaine le désir propre aux partisans de l'amélioration bio-technologique : celui d'un corps entièrement choisi, programmé peut-être avant même la naissance, dont toutes les parties sont modifiables et où rien ne doit être laissé à la nature. Et l'auteur d'achever son analyse sur l'image du bateau de Thésée, en interrogeant l'identité qui peut subsister quand le corps se fait modulaire, agrégat de parties interchangeables, sans cesse modifié.
Dans une communication en langue anglaise intitulée « Human enhancement in performative cultures », Andy Miah s'intéresse quant à lui aux arguments employés par les institutions sportives internationales pour autoriser ou interdire une technologie. A travers de nombreux exemples, il montre la difficulté d'accepter comme tels des arguments fondés sur la « déshumanisation » de l'athlète (qui implique une définition claire de l'humanité censément altérée par l'innovation en question). De même pour ceux qui s’appuient sur le « développement vertueux de capacités naturelles » comme principe fondateur de toute conduite sportive, alors même que le sport de haut niveau use déjà de pratiques et de technologies qu'on peut difficilement qualifier de vertueuses. L'auteur étudie notamment les controverses éthiques et juridiques entourant l' « entraînement » passif en chambre hypoxique, aujourd'hui légal, et le dopage génétique. Le plus grand mérite de l'article est sans doute de savoir habilement mettre en évidence des différents rôles de l'innovation technique dans le sport, qui n'a pas toujours pour effet d'améliorer les performances ou de rendre la pratique plus facile. Pour l'auteur, cette complexité rend caducs ou insuffisants la plupart des raisonnements utilisés aujourd'hui dans la lutte contre le dopage et l'amélioration biotechnologique dans le sport.
C'est également contre les arguments de ce qu'il nomme « l'idéologie antidopage officielle » (p.204) que s'élève Claudio Tamburrini dans « Le sport et la nouvelle génétique ». Il s'y livre à un plaidoyer pour la libéralisation de l'amélioration génétique dans le sport de haut niveau, dans la mesure où elle ne serait pas nocive, afin de compenser les inégalités naturelles des athlètes. En particulier, les modifications génétiques permettraient de combler l'écart entre les hommes et les femmes du point de vue de la pratique sportive. Il défend ainsi longuement l'accès à la GPM, i.e. la capacité pour les femmes de repousser l'âge de la grossesse pour ne pas interrompre leur carrière. La grande difficulté de dépister la plupart des modifications génétiques constitue par ailleurs pour lui un argument majeur nécessitant de repenser la politique anti-dopage et ce qu'il considère comme le privilège inégalitaire accordé aux qualités innées par rapport aux qualités acquises dans le sport.
Enfin, Alex Mauron part de l'échec du rigorisme moral des institutions de lutte anti-dopage pour contester plus généralement toute éthique naturaliste qui viserait à maintenir la médecine dans ses limites « traditionnelles », celles de la restauration d'un fonctionnement humain conçu comme normal. Contre cela, il se fixe le défi problématique de forger une morale libérale aussi minimale que possible, fondée sur le principe du nil nocere, sans pour autant tomber dans une position ultralibérale qui ferait systématiquement droit au désir de l'individu tant qu'il ne nuit pas à autrui. Comme il le montre lui-même, une telle tentative se heurte rapidement à de nombreux dilemmes. Il en examine trois : le cas de parents handicapés qui souhaiteraient, par diagnostic préimplantatoire, avoir un enfant porteur du même handicap, le cas d'un sportif qui mettrait volontairement et en toute connaissance de cause sa vie en danger par des conduites dopantes, et enfin le cas de l'apotemnophile, qui désire être amputé sans aucune raison médicale pour faire coïncider son corps physique avec son image fantasmée. Ces cas montrent que l'« éthique démiurgique » proposée ne peut se distancer d'un relativisme pur qu'au risque de devoir en appeler à une intuition morale et à une certaine forme de paternalisme.
Conclusion
On peut saluer dans cet ouvrage la volonté de se donner les moyens conceptuels de penser des pratiques aujourd'hui en constant développement, et lourdes d'enjeux éthiques. Le lecteur ne pourra cependant s'empêcher d'être frappé par les difficultés auxquelles se heurtent ces tentatives successives, nombre d'auteurs mettant davantage en évidence un problème qu'ils ne proposent de solution et formulant d'eux-mêmes les multiples objections que soulève leur propos. Signe s'il en est de la profondeur d'un problème qui, très loin de se cantonner à la déontologie médicale ou à la lutte anti-dopage, plonge ses racines jusqu'aux principes premiers de toute anthropologie et de toute morale. Le jugement moral porté sur la médecine d'amélioration engage nécessairement une prise de position sur la question de la nature de l'homme, des limites de sa condition, et de son rapport à la technique comme moyen de dépassement de celles-ci et de transformation de celle-là. C'est ce que montre bien le caractère aporétique ou volontairement ouvert de nombre d'interventions.
Faute de critère moral clair, c'est l'argument du fait accompli ou de la marche inéluctable de l'histoire qui est malheureusement trop souvent employé, et s'avère parfois la source d'un optimisme technophile au moins aussi injustifié que le pessimisme attribué aux « bioconservateurs ». Qu'il nous soit permis enfin de regretter le peu de cas qui y est le plus souvent fait de l'idée d'acceptation de ces limites comme voie d'accès au bonheur et condition de l'accomplissement de soi, ainsi que l'absence de la dimension sociale et politique d'une question qui ne saurait être ramenée au choix d'un individu isolé.
Bertrand Vaillant