Lionel Astesiano, Joie et Liberté chez Bergson et Spinoza, CNRS 2016, lu par Eric Delassus

Lionel Astesiano, Joie et Liberté chez Bergson et Spinoza, 2016, CNRS Éditions, 464 pages. Lu par Éric Delassus.

 

Il peut sembler étonnant de vouloir rapprocher Bergson et Spinoza. En effet, nous avons du côté de Spinoza, une pensée systématique et déterministe et chez Bergson une philosophie qui s’oppose à toute forme de dogmatisme et de systématicité pour s’intéresser à la vie de l’esprit et aux données immédiates de la conscience. Alors que Spinoza prétend rendre compte des affects comme un géomètre, Bergson rejette le parallélisme psychophysiologique, arguant qu’il n’est pas possible d’appliquer le modèle mathématique à la vie de l’esprit dans la mesure où l’on ne peut traduire en termes quantitatifs ce qui est d’ordre qualitatif.

 

Cependant, si Bergson se réfère dans ses œuvres à des philosophes comme Leibniz ou Spinoza pour souligner les limites d’un rationalisme, à ses yeux, trop systématique, il présente, dans ses cours, Spinoza sous un jour plus favorable et ne cache son attachement envers ce penseur dont il lira régulièrement les œuvres tout au long de sa vie. Envisagée sous cet angle, on pourrait donc aller jusqu’à penser que l’œuvre de Bergson est, sous certains de ses aspects, un dialogue implicite avec la pensée de Spinoza. Ainsi, l’éloignement apparent qui semble les rendre incompatibles l’un à l’autre demande à être nuancé et interrogé.

C’est à cette interrogation que procède Lionel Astesiano dans ce livre, lorsque, après avoir souligné les différences qui les séparent, il met en évidence la communauté d’intuition qui les réunit et que Bergson lui-même n’a pas manqué de percevoir. Soulignant une certaine proximité entre l’intuition initiale de la pensée de Spinoza et celle des Alexandrins, Bergson y perçoit une dimension d’ordre mystique qui serait comme en partie dissimulée par l’exposé mathématique et systématique de la pensée de Spinoza, qu’il faut distinguer du spinozisme qui réduirait justement cette philosophie à sa systématicité.

Lionel Astesiano s’efforce donc dans ce livre, sans jamais tomber dans le piège de privilégier l’une aux dépens de l’autre, d’établir des passerelles entre ces deux pensées. Aussi, sans nier leurs irréductibles différences, il nous permet de mieux comprendre ce qu’entend Bergson lorsqu’il affirme que tout philosophe a deux philosophies, la sienne et celle de Spinoza.

On pourrait ne voir dans cette formule que l’affirmation selon laquelle Spinoza se situerait totalement du côté de l’intelligence et de sa tendance éléatique à nier le mouvement et la durée, tandis que Bergson se situerait du côté d’une intuition et renouant avec une approche plus vivante de la réalité. Cependant, cette approche est trop simpliste et se trouve remise en question dans le livre de Lionel Astesiano qui ne peut manquer, pour ce faire, d’évoquer les travaux de Gilles Deleuze.

Mais c’est principalement autour des notions de joie et de liberté va s’élaborer cette étude, afin de mettre en évidence leur indissoluble lien, notre joie étant d’autant plus intense que notre liberté s’accroît, elle nous dispose à faire effort pour être de plus en plus libres.

 

Spinoza selon Bergson

L. Astesiano commence par souligner ce qui peut opposer la pensée de Bergson de celle de Spinoza. Dans L’essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson critique le parallélisme psychophysiologique défendu par un certain scientisme. Et lorsqu’il y mentionne Leibniz ou Spinoza, c’est pour montrer qu’ils assument le caractère métaphysique du parallélisme, contrairement à ceux qui le présentent comme scientifique. Spinoza est donc ici plus utilisé que combattu, même si, lorsqu’il aborde ensuite la question de la liberté, Bergson remet en question le déterminisme. Cependant cette critique ne reprend pas les thèses que conteste Spinoza puisque Bergson s’y attache à montrer que la liberté n’est pas étrangère à la causalité, mais que celle-ci doit être envisagée d’un point de vue dynamique et non mécanique.

L’évolution créatrice évoque Spinoza dans une histoire des systèmes dont le but est de distinguer les philosophies du passé de celles de la durée. C’est là que Bergson, critiquant l’idée de système, dénonce l’illusion cinématographique à l’œuvre dans les paradoxes de Zénon et qui consiste à rendre compte du mouvement en le décomposant en instants comparables à des points de l’espace, montrant ainsi que ces systèmes sont le produit d’une intelligence fabricatrice qui se prétend spéculative. Il s’agit donc de permettre à l’intuition de se défaire du caractère pratique de l’intelligence qui a tendance à occulter la vie comme tendance à la création et à la nouveauté.

Dans « L’intuition philosophique », conférence publiée dans La pensée et le mouvant, Bergson parodie la formule de Spinoza sub specie æternitatis par l’expression sub specie durationis. Il s’agit alors pour Bergson de pensée en durée, plutôt que de penser la durée. Vouloir tout inscrire dans une éternité immuable, c’est s’inscrire dans une éternité de mort et Bergson n’oppose pas tant la durée à l’éternité, qu’il n’oppose à une éternité de mort une éternité de vie qui n’est pas incompatible avec la durée et qui ne peut s’atteindre que par une pensée en lien avec la vie et insérée dans le temps concret de notre existence. C’est à cette condition que se fait la rencontre de la philosophie et de la joie, parce que cette rencontre de la pensée et de la vie s’accomplit grâce à l’intuition qui n’est autre que le contact ineffable avec le réel éprouvé par le philosophe. Comprendre une philosophie, c’est donc en comprendre l’intuition originaire et c’est ce que tente de faire Bergson au sujet de Spinoza. Cette tâche, comme le souligne L. Astesiano sera plus accomplie dans les cours que dans l’œuvre. Il souligne que ce que remarque principalement Bergson consiste en un décalage entre la machinerie complexe de l’Éthique et la subtilité de l’intuition initiale qui préside à la pensée de Spinoza.

Il y a chez Spinoza un dynamisme qui préfigure les thèses bergsoniennes et c’est à partir de la cinquième partie de l’Éthique que peut s’effectuer ce rapprochement.

L’étude de la place de Spinoza dans l’œuvre de Bergson montre en quoi leur rapport est complexe. Bien que ses thèses soient opposées à celles de Spinoza, Bergson reconnaît partager avec lui une communauté d’intuition. Celle-ci apparaît dans les cours que L. Astesiano étudie avec autant d’intérêt que l’œuvre elle-même tout en précisant qu’ils n’ont, par définition, pas été conçus dans le même esprit.

En étudiant les cours de lycée, L. Astesiano montre que Bergson s’y intéresse principalement à la causalité envisagée sous l’angle mathématique et à partir de laquelle Spinoza pense la nécessité universelle de telle sorte que s’en trouve effacée la différence entre le possible et le réel. Le système de Spinoza apparaît encore plus accompli que celui des Alexandrins, puisque issu du cartésianisme, il remplace les formes par les lois, le parallélisme n’est plus alors entre le sensible et l’intelligible, mais entre le corps et l’esprit. Dans ces cours, Bergson insiste donc sur la vision mathématique de Spinoza, afin de montrer en quoi la connaissance de la nécessité universelle donne accès à la liberté et à l’éternité.

L. Astesiano aborde ensuite les cours du Collège de France et montre que Bergson s’y intéresse à l’intuition mystique de Spinoza ainsi qu’à la dimension éthique à laquelle elle est liée et qui s’exprime dans les premières pages du Traité de la Réforme de l’entendement. Cette intuition qui apparaît dans le Court traité et qui semble disparaître dans les deux premières parties de l’Éthique se manifeste à nouveau dans la cinquième partie.

Dans ses cours, Bergson n’utilise pas Spinoza comme exemple d’une systématicité qu’il rejette. On y trouve plutôt le souci d’y faire apparaître une sorte de sympathie intellectuelle.

C’est cette sympathie que va aborder L Astesiano dans la seconde partie du livre en traitant de ce qu’il nomme leur communauté d’intuition.

 

La communauté d’intuition

L. Astesiano insiste tout d’abord sur le fait que chez ces deux penseurs la critique du langage occupe une place fondamentale. Chez Spinoza, il s’agit de mettre en garde contre la confusion des mots et des choses, la vérité se reconnaissant à son propre signe, elle ne peut se connaître à partir de signes extérieurs et le recours à la méthode géométrique est un moyen de se limiter les inconvénients que présente le recours au langage. Quant à la critique de Bergson, elle nourrit une certaine méfiance envers le langage qui se calque sur l’intelligence et ne pense que dans l’espace.

En cherchant à se garantir des effets néfastes liés à l’usage incontournable du langage, Bergson est Spinoza vont donc se retrouver dans l’intention de parvenir par un mouvement réflexif à une intuition métaphysique libérée de certaines habitudes de pensée induite par le langage.

Ce qui réunit ici Bergson et Spinoza, c’est la conscience qu’ils ont l’un et l’autre que la réalité peut être saisie par un effort de purification qui n’est autres que l’expression de la vie même de la pensée. Il y a donc en ce sens quelque chose d’instinctif dans l’intuition selon Bergson, celle-ci est un élan vers l’absolu qui n’est pas sans rapport avec cette puissance native de l’entendement auquel fait référence Spinoza dans le T.R.E. pour montrer en quoi la vérité se reconnaît à son propre signe.

La seconde intuition qui les réunit et que souligne L Astesiano concerne la critique du finalisme, dans la mesure où ils le considèrent, chacun à leur manière, comme une vision anthropomorphique du réel perçu comme un produit de l’intelligence fabricatrice de l’être humain.

Il s’agit donc chez l’une et l’autre de renoncer à une appréhension erronée ou réductrice du réel pour développer, par un effort d’approfondissement et de précision, une saisie intuitive de la singularité des choses.

L. Astesiano nous permet ainsi de mieux comprendre le rapport qu’entretient Bergson avec la rationalité, car s’il critique la systématicité de certaines philosophies, il ne nie pas l’intelligibilité du réel et la complémentarité de l’intuition et de l’intelligence. On pourrait donc en conclure, après avoir lu l’étude de L. Astesiano, que Spinoza et Bergson se rejoigne en partant chacun de deux extrémités opposées. Posant l’intuition comme essentielle, la philosophie bergsonienne n’est pas un irrationalisme, s’appuyant sur la rationalité mathématique la pensée de Spinoza s’initie et s’accomplit dans l’intuition. Pour l’un comme pour l’autre, comprendre le réel c’est le saisir dans son immanence et atteindre ainsi la joie.

 

La joie

La joie est d’abord présentée comme étant chez Spinoza un affect ontologique nous faisant participer à la nature divine, c’est-à-dire un affect que nous ressentons lorsque prenons conscience que nous sommes une partie intégrante d’une totalité dont la puissance est infinie. Chez Bergson, elle est l’expression d’une intensité pure ne pouvant s’exprimer de manière quantitative. La joie est donc un sentiment profond, mais il semblerait qu’il en aille de même de la tristesse, ce qui s’oppose à Spinoza qui refuse toute forme de profondeur à cet affect qui n’exprime qu’une diminution de perfection et qui est donc toujours synonyme de passivité. La raison de cette divergence est que pour Bergson joie et tristesse ne sont pas solidaires de causes extérieures. Néanmoins, pour Bergson, la joie qui est associée au sentiment de la durée va dans le sens de la vie, tandis que la tristesse l’appauvrit, car elle est toujours orientée vers le passé. Synonyme d’humanisation, de création, la joie est également un affect ontologique en ce qu’elle exprime un retour vers le moi profond s’ouvrant à autrui. Elle accompagne donc la création artistique, mais aussi est surtout l’œuvre du génie moral qui n’est pas sans rapport avec un certain mysticisme puisqu’il se manifeste par l’identification à un amour par lequel se révèle le principe absolu que Bergson n’hésite pas à appeler Dieu. L’intuition mystique prolonge l’intuition philosophique en tant qu’intuition du principe de la vie. Le mysticisme relève d’une rencontre intuitive avec le principe de toute chose qui s’exprime par la joie et l’amour. Il s’agit donc d’une vision de ce que Dieu est. Par conséquent, Bergson rejette la théologie négative qui prétende découvrir Dieu à partir de ce qu’il n’est pas.

L. Astesiano nous permet donc de comprendre ici en quoi, pour Bergson comme pour Spinoza, l’éternité ne s’oppose pas à la durée, mais consiste plutôt dans son approfondissement sous la forme d’une éternité de vie. Conçue hors du temps, l’éternité n’est qu’une immutabilité vide, alors que l’éternité de vie est toujours déjà là et peut se saisir dans la durée. Néanmoins, Bergson et Spinoza se séparent quand il s’agit d’inscrire Dieu dans la durée, ce qui s’oppose à la conception spinoziste d’un Dieu dont la nature est indivisible et infinie, tandis que pour Bergson la durée en constitue la forme extrême. Ils se rejoignent cependant quant à l’intuition de l’éternité comme pure présence qu’il faut distinguer de l’immortalité. Cette éternité s’éprouve dans la joie et dans un acte libre. Il convient donc maintenant d’étudier le lien qui unit joie et liberté.

 

La liberté

L’étude de L. Astesiano sur la liberté débute par une analyse de la conception politique de la liberté chez Spinoza. Constatant, en effet, à l’instar de Hobbes que les hommes ont tendance à être naturellement les ennemis les uns des autres, Spinoza a conscience que l’une des conditions de la vie éthique est la mise en place d’institutions permettant aux hommes de vivre librement en bonne intelligence les uns avec les autres. Il se différencie cependant de Hobbes, car s’il présente l’état de nature comme un état de guerre, ce n’est pas en raison de la nature profonde des hommes, mais en raison de leur condition première qui est la soumission aux causes extérieures, c’est-à-dire la servitude. Il convient donc de créer les conditions pour qu’ils puissent vivre selon la nécessité de leur nature, c’est-à-dire librement, et se rendre ainsi utiles les uns aux autres. Aussi, l’homme ne sort-il jamais de l’état de nature, ce qui fait la seconde différence avec Hobbes qui défend une thèse contractualiste. La liberté ne peut se conquérir par la soumission à une autorité ne s’exerçant que par la force, car si les rapports entre les hommes sont toujours des rapports de force, ces forces peuvent se conjoindre et permettre à la multitude de se gouverner elle-même en obéissant à ses propres lois. C’est pourquoi, pour Spinoza, la démocratie est le seul régime en mesure de faire régner la liberté.

Si Spinoza accorde une telle importance à la politique, c’est qu’elle est l’une des principales conditions de la vie éthique. L’État a pour fonction de rendre les hommes plus puissants et plus libres, c’est pourquoi la paix ne peut être instaurée par la crainte. La liberté naturelle de l’homme se réalise donc pleinement dans l’État démocratique qui permet son actualisation.

Mais la liberté véritable est, chez Spinoza, éthique et métaphysique. La liberté politique n’est qu’une condition pour que cette liberté puisse s’affirmer. Cette affirmation passe d’abord par la critique du libre arbitre qui suppose la rupture avec toute détermination. Il faut pour y parvenir se déprendre de nombreuses images fausses comme celles d’un pouvoir absolu de la volonté ainsi que celles qui sont au cœur du préjugé finaliste. Il s’agit de conquérir cette liberté par une meilleure compréhension des choses et de leurs véritables causes. C’est en ce sens qu’elle relève de la libre nécessité et non d’un libre décret. Elle consiste donc en une construction et une conquête progressive par laquelle on se garantit contre les effets néfastes de certains affects. Alors que Dieu est libre de toute éternité, parce qu’il ne peut subir aucune contrainte extérieure, les modes sont quant à eux soumis à des déterminations externes, mais l’homme peut, par la connaissance des causes qui le déterminent, conquérir progressivement cette liberté.

Être libre consiste donc à exister selon la seule nécessité de sa nature, c’est-à-dire à penser et agir par soi en se comprenant comme un mode de la substance, c’est-à-dire comme une manière d’être de Dieu qui est cause immanente de soi et qui exprime sa puissance en chaque homme qui en participe. Être libre ne signifie donc pas ne plus être déterminé, mais s’affranchir des déterminations venant d’autres modes particuliers pour ne plus être déterminés que par la seule puissance divine de laquelle nous participons. L’homme peut ainsi devenir cause adéquate de ses actions en agissant selon cette nécessité interne. L’homme est donc d’autant plus libre qu’il participe à l’activité divine.

Être libre consiste à vivre de toute son âme sous la conduite de la raison, ce qui ne relève pas d’un intellectualisme désincarné, comme pourrait le laisser croire certaines interprétations de Spinoza. La raison dont parle Spinoza n’est pas une faculté qui imposerait son ordre aux choses et au monde, elle est l’expression même de la nécessité divine à laquelle l’esprit participe et dont il a l’intuition.

La liberté éthique n’est donc pas comprise sous le modèle de la liberté politique, il ne s’agit pas de faire en sorte que la raison gouverne, car la libération s’opère sans lutte. Elle est le résultat d’un progrès dans la connaissance des liens par lesquels nous sommes unis à Dieu, et lorsque l’on atteint le troisième genre de connaissance elle exprime l’union à Dieu dans la béatitude d’un individu singulier qui tout en saisissant cette singularité comprend en quoi elle est l’expression de la puissance divine. Cette compréhension s’accompagne donc de la joie suprême indissociable de la liberté.

Pour ce qui concerne Bergson, L. Astesiano insiste, au sujet de la dimension politique de cette notion, sur l’importance accordée à la question du rapport entre individu et société. Le rapport individu/société est pour Bergson un rapport d’interaction complexe. La société est un produit de l’élan vital qui, chez de nombreux animaux, tend à prendre la forme d’un organisme manifestant sa propre individualité. La conception bergsonienne de la société est donc, elle aussi, étrangère à tout contractualisme, car d’abord pensée comme une production de l’instinct. Cela dit, Bergson n’assimile pas la société humaine à un organisme dans la mesure où l’individu ne lui est pas totalement soumis. Néanmoins, une certaine tendance à la dépersonnalisation se fait sentir dans la morale de la société close qui se maintient dans la logique de la vie au détriment de l’individu. Mais ce qui est figé chez certains animaux prend une forme beaucoup plus souple chez l’homme. Les développements de la culture et du langage en sont les productions les plus élevées qui marquent la spécificité de l’être humain par rapport à l’animal et souligne sa capacité à s’affranchir de la matière. En ce sens, la société est pour l’homme un instrument de liberté. Cependant, les normes sociales étant susceptibles d’étouffer l’individu, il est nécessaire pour que la société évolue positivement que des individualités exceptionnelles manifestent leur désir de changer les choses et fassent fi des manifestations de rejet dont elles peuvent être l’objet. C’est, par exemple, le cas de l’artiste, du génie moral ou du mystique qui s’affranchissent des impératifs posés par l’intelligence à l’intérieur de la société close et qui affirment leur humanité en dépassant son rang d’espèce.

Il y a donc une ambivalence du politique qui permet à la fois d’orienter l’humanité vers un ordre qui la dépasse, mais qui risque également de freiner les élans de ceux qui font preuve d’un esprit créateur. Les pratiques politiques sont donc aussi nécessaires qu’ambivalentes.

Comme chez Spinoza, la véritable liberté est, pour Bergson, d’ordre métaphysique et éthique. Toutes les controverses autour de la liberté montrent en quoi il s’agit d’un problème mal posé, car la manière de le formuler repose sur une confusion entre le temps et l’espace. Tout comme le mouvement que réfute Zénon, la liberté est un fait, il ne s’agit donc pas de prouver qu’elle existe, mais de montrer en quoi les arguments qui nient son existence sont spécieux. En cela, la liberté nous fait mieux comprendre ce que sont le temps et la durée.

La critique du déterminisme va principalement consister à refuser la thèse associationniste qui en étendant des lois physiques aux faits psychologiques produit une représentation spatiale et symbolique de la conscience comme assemblage ou juxtaposition d’états distincts.

La liberté consiste à renouer avec le moi profond qui est masqué par le moi social. Nos actes sont libres lorsqu’ils expriment notre personnalité entière. Toute la difficulté est d’affirmer que le moi profond est une force qui dure et qui est capable de déterminer nos actes, c’est-à-dire de sauvegarder la notion de causalité sans retomber dans le déterminisme. Le moi est une force qui dure et qui pour cela est étrangère à la répétition et au principe selon lequel les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Comme Spinoza, Bergson refuse l’idée de contingence comme choix entre des possibles contraires et l’idée de prévisibilité de l’acte. Il tient à conserver l’idée de causalité à travers une représentation dynamique, et non statique, fondée sur le sentiment de l’effort. Le moi profond est un moi qui dure dont la force intérieure est capable d’un effort indéterminé. Bergson illustre le passage de la délibération à la décision puis à l’acte par l’image du mûrissement d’un fruit. La volonté n’est donc pas un juge impartial, comme le prétendent les partisans du libre arbitre comme les défenseurs du déterminisme. Elle est plutôt un pouvoir créateur, capable de faire jaillir d’elle-même ce qui n’existait pas auparavant. Ce qui est le propre même de l’esprit capable de tirer de lui-même plus qu’il ne contient. L’exemple type de l’acte libre et l’acte créateur de l’artiste qui n’est pas pour autant contingent. La question de savoir si l’artiste aurait pu ne pas créer son œuvre est dénuée de sens, elle est précisément de celles qui partent d’une conception statique de la causalité au lieu de s’appuyer sur le dynamisme de la causalité psychologique. Tout acte exprime donc la personnalité de son auteur à un moment de son existence. La liberté est la manifestation extérieure du moi profond qui fait corps avec son action. Aussi ne peut-elle être appréhendée que de l’intérieur et l’erreur du déterminisme est de l’appréhender de l’extérieur comme une chose. Elle ne consiste pas à choisir entre divers possibles, elle est plutôt le jaillissement créatif du moi profond, c’est pourquoi l’acte libre est par définition imprévisible sans être contingent. Cette liberté est celle à laquelle parviennent le mystique ou le génie moral et au-delà des différences qui séparent Bergson et Spinoza, on n’est peut-être pas si loin ici de la libre nécessité spinoziste qui mène à la béatitude.

 

Le livre de Lionel Astesiano nous permet donc de mieux comprendre en quoi Joie et liberté chez Bergson comme chez Spinoza nous font être pleinement nous-mêmes en participant à une réalité toujours présente que nous pouvons exprimer dans une durée illimitée. Pour l’un et l’autre, l’ontologie et l’éthique sont inséparables. C’est pourquoi l’homme libre est nécessairement joyeux. Il y a donc une familiarité incontestable entre ces deux pensées pourtant si différentes, et ce n’est certainement pas un hasard si chacune, à sa manière, voit dans le Christ une expression et une réalisation d’une certaine perfection humaine, en tant que mystique pour Bergson et comme réalisation de la sagesse humaine pour Spinoza.

 

                                                                                             Eric Delassus.