Paul B. Preciado, Un appartement sur Uranus, Grasset 2019, lu par Alexandre Klein

Paul B. Preciado, Un appartement sur Uranus. Chroniques de la traversée, Paris, Grasset, 2019. Préface de Virginie Despentes. Lu par Alexandre Klein.

 

Il n’est pas question d’emménagement, de fixation ou d’une quelconque installation à long terme dans ce nouvel ouvrage de Paul B. Preciado. Bien au contraire. C’est le récit d’un voyage continu, d’une traversée constante, d’une transition toujours en cours que nous propose le philosophe. Un appartement sur Uranus – le titre fait référence au terme « uraniste » utilisé par le juriste allemand Karl-Henrich Ulrichs en 1864 pour définir les homosexuels – rassemble les chroniques que Preciado a fait paraître dans le quotidien français Libération, ainsi que dans d’autres médias européens, entre 2013 et 2018. Cinq années au cours desquelles le monde, et notamment l’Europe, a grandement changé, mais également au cours desquelles Beatriz est devenu Paul.

                                      

En effet, tandis que la crise des migrants s’accentuait en Méditerranée, que le populisme gagnait des élections d’un côté comme de l’autre de l’Atlantique et que les « fake news » s’imposaient comme une nouvelle modalité de rapport à notre monde connecté, Preciado glissait de sa position sociale et juridique de femme - qu’elle occupait néanmoins de manière dissidente en tant que lesbienne queer – à celle légale et officielle d’homme – pas moins dissident pour autant. Transition majeure donc dont on avait pu suivre les prémisses - du moins les tâtonnements, car le projet n’était alors pas encore affirmé - dans Testo Junkie, paru en 2008 chez le même éditeur. Dans cet essai autobiographique, Beatriz racontait et analysait, en dialogue avec Foucault ou Butler, son auto-administration de gel de testostérone pour expérimenter les limites des relations entre genre et corps biologique. Aujourd’hui, le pas est franchi, le philosophe est ailleurs, mais ses questionnements et ses colères restent les mêmes.

 

Ses chroniques abordent des sujets divers, que ce soit les manifestations contre le mariage pour tous en France, l’effondrement économique de la Grèce sous la pression des créanciers européens, le droit des travailleurs et travailleuses du sexe, le féminisme, les luttes pour les droits des personnes trans et LGBTQ, la mort du sous-commandant Marcos, ou, en filigrane, sa rupture avec Virginie Despentes (qui signe d’ailleurs une intime et puissante préface pour l’ouvrage) et, plus explicitement, ses démarches administratives de changement de sexe légal. Mais, dans tous les cas, la plume est délicate, la réflexion fine, le propos engagé, et surtout les thèmes continus. Car bien que les chroniques aient été écrites sur plusieurs années, depuis de différents endroits du monde, sur des sujets souvent liés à l’actualité brulante, le point de vue engagé et l’expérience subjective dissidente de leur auteur leur confèrent une unité forte. On retrouve notamment, comme fil rouge de la pensée du philosophe, la lutte contre cette épistémologie binaire qui nous gouverne et contre ces vieilles notions d’État-nation, d’homme et de femme, de sujet et d’objet, qui bien qu’en inadéquation profonde avec la manière dont fonctionne le monde d’aujourd’hui, continuent à le diriger. Partout, peu importe le thème abordé, le mot d’ordre est donc à la révolution, à la transformation des perspectives et des approches : un appel constant et renouvelé à regarder les choses autrement, à penser au-delà de la biopolitique (et de son pendant la nécropolitique), au-delà des distinctions ancrées de genre, de race et de statut social. L’heure est à la fluidité, à l’errance assumée, au refus de l’identification. Le sujet contemporain existe, comme l’avait compris Michel Foucault, dans les marges de ces normes qui s’imposent à lui et le fige. C’est ainsi, par exemple, que l’engagement même de Preciado dans le monde comme sujet politique dissident est mis en question, en exergue ou en problème, à cette frontière ukrainienne où se fait jour l’écart entre son apparence masculine et son passeport, alors encore féminin. C’est pour cela aussi que Preciado ne se fixe jamais, errant entre Paris, New York, Athènes, Beyrouth ou les différentes villes où son travail de commissaire le mène. Jamais installé, toujours en transit, tel semble être la posture existentielle, le principal mode de subjectivation du philosophe, qui, à l’instar de Diogène se rit de nos habitudes, de nos attentes et de nos représentations de lui et du monde.


Cette posture instable, constamment à renouveler n’est pourtant pas sans paradoxes. Déjà, bien qu’il critique vertement le néolibéralisme et ses conséquences sociales et politiques violentes, en particulier pour les plus vulnérables, Preciado s’épanouit dans son individualisme fondamental qui lui permet d’adopter librement toutes les positions, toutes les identités. La fluidité identitaire qu’il revendique n’est en effet pas sans lien avec celle défendue par le capitalisme et son économie de marché, qu’il entend pourtant dépasser. De plus, s’il se déclare « Terraphile » (p. 87), autrement dit amoureux de la terre, le philosophe passe sa vie dans les avions, sans réelle considération apparente (une seule chronique seulement sur plus de 60 aborde la question de l’anthropocène) pour les enjeux, pourtant hautement politiques, de l’écologie et de l’environnement. Ces derniers sont pourtant une voie féconde pour envisager le dépassement des modèles tant sociaux qu’épistémologiques actuels et pour construire un monde nouveau comme le souhaiterait Preciado. Mais la révolution pour laquelle milite le philosophe est avant tout sexuelle (le bandeau de l’éditeur affiche en grosses lettres sur l’ouvrage « Pour une nouvelle révolution sexuelle »), genrée et (seulement) en ce sens politique. Et, s’il envisage parfois la convergence des luttes, dénonçant un « système genre-genre » (p. 28) binaire dont les enjeux, notamment épistémologiques, excèdent nécessairement le domaine des questions de genre, la question environnementale ne semble pas (encore ?) être au cœur de ses préoccupations (peut-être est-ce dû au choix de se loger sur Uranus plutôt que sur la Terre).

   
Reste que la lecture de ce nouvel opus de Preciado est aussi nécessaire que satisfaisante. Car outre le fait que le philosophe maîtrise à merveille le format de la chronique, nous offrant, dans une langue toujours habilement maniée et en seulement quelques pages, des analyses fines, précises et particulièrement originales de sujets parfois pointus, l’engagement et le militantisme dont son propos est porteur est devenu trop rare dans une littérature philosophique souvent dirigée par les exigences tristes du style universitaire ou par les enjeux illusoires de la vulgarisation massive. Ne cédant rien aux demandes du monde, mais assumant au contraire pleinement de s’y affirmer avec force dans sa singularité la plus radicale, Preciado nous offre ici, une fois encore, un livre aussi puissant que juste, aussi fort que beau, un ouvrage qui, en tout cas, ne laisse pas indifférent. 

 

Alexandre Klein