Christian Cavaillé, Montaigne et l’expérience, 2012, lu par Vincent Alain

Christian Cavaillé, Montaigne et l’expérience, Futuroscope, CNDP-CRDP, 2012.

Une tradition antique, déjà présente chez Cicéron et reprise par Montaigne[1], range les philosophes en dogmatiques, académiques et sceptiques[2]. Les premiers pensent pouvoir accéder à la vérité, les seconds doutent de l’existence d’une vérité, les troisièmes préfèrent s’en tenir aux leçons de l’expérience. Dans une étude de 94 pages et de six chapitres, Christian Cavaillé croise un auteur, Montaigne, et une notion, l’expérience, toutes deux au programme des classes terminales, conformément au cahier des charges de la collection Philosophie en cours éditée par le C.N.D.P. . Il brosse ainsi le portrait d’un Montaigne philosophe de l’expérience[3], c’est-à-dire sceptique. Pourtant, tout lecteur des Essais court le risque de se retrouver dans la position de Ménon à qui Socrate demande une définition de la vertu et qui répond par un essaim de vertus. Certes, les Essais abondent en récits, en anecdotes et en histoires. Y trouve-t-on, pourtant, un véritable concept d’expérience ?

         

            Une tradition antique, déjà présente chez Cicéron et reprise par Montaigne[1], range les philosophes en dogmatiques, académiques et sceptiques[2]. Les premiers pensent pouvoir accéder à la vérité, les seconds doutent de l’existence d’une vérité, les troisièmes préfèrent s’en tenir aux leçons de l’expérience. Dans une étude de 94 pages et de six chapitres, Christian Cavaillé croise un auteur, Montaigne, et une notion, l’expérience, toutes deux au programme des classes terminales, conformément au cahier des charges de la collection Philosophie en cours éditée par le C.N.D.P. . Il brosse ainsi le portrait d’un Montaigne philosophe de l’expérience[3], c’est-à-dire sceptique. Pourtant, tout lecteur des Essais court le risque de se retrouver dans la position de Ménon à qui Socrate demande une définition de la vertu et qui répond par un essaim de vertus. Certes, les Essais abondent en récits, en anecdotes et en histoires. Y trouve-t-on, pourtant, un véritable concept d’expérience ?

            Christian Cavaillé refuse toute lecture dogmatique. Il n’en soutient pas moins une thèse. L’expérience bien que toujours différente et singulière excède les possibilités conceptuelles de l’entendement. Elle garde toujours une part d’ombre et son analyse ne peut aboutir à une parfaite clarté et distinction. Bien entendu, cette irréductibilité de l’expérience à tout concept ne conduit pas à l’aphasie sceptique, mais à l’invention d’une écriture capable par sa souplesse d’épouser sans la trahir la variété des expériences. Dès lors, si aucune raison suffisante ne peut subsumer la diversité empirique sous l’unité d’un concept donné a priori, l’écriture seule est en mesure de rendre compte sans dogmatisme de la vérité des expériences humaines.

 

            Christian Cavaillé débute son livre par une brève étude du lexique. Il note l’étroite parenté entre l’exagium et l’experientia, entre l’essai et l’expérience. Cette dernière est non seulement une tentative, mais également une pesée, donc une mesure. « Faire des expériences » revient à « faire essay » ; dans l’expérience, chacun se mesure au réel en essayant de le mesurer. L’expérience est moins une preuve qu’une mise à l’épreuve. Ainsi, cette méditation de Montaigne sur l’expérience se confond avec son livre. La notion d’expérience est présente dans le titre même des Essais et c’est sur elle que s’achève le livre III intitulé précisément De l’expérience. Cette réflexion innerve donc l’ensemble de l’œuvre de Montaigne. Elle est un fil d’Ariane et permet de s’orienter dans ce labyrinthe que sont les Essais.

            Dans le deuxième chapitre, Christian Cavaillé lit l’œuvre de Montaigne comme le récit d’une expérience philosophique. Pourtant Montaigne[4] déclare : « je ne suis pas philosophe »[5]. Afin de résoudre cette apparente contradiction si souvent relevée, Christian Cavaillé rappelle que le genre de l’essai, inventé par Montaigne, est un genre « mêlé »[6]. Les Essais ne sont pas un traité dogmatique, mais une recherche. Celle-ci conduit Montaigne à se découvrir philosophe. La pensée de Montaigne ne serait donc ni une éthique ni une métaphysique, mais une méditation sur l’expérience en général et sur l’expérience philosophique en particulier. Certes, Montaigne développe un art de vivre en s’inspirant à la fois de Socrate et de Pyrrhon. Pourtant, l’admiration pour la vertu des philosophes est inséparable d’une critique. « Montaigne se sent incapable du courage de Socrate »[7]. Il découvre dans la philosophie antique des expériences de vie, non des modèles qu’il peut imiter. Tout tiendrait, dès lors, dans cette inversion des termes : l’expérience de la philosophie conduit Montaigne à être attentif aux « formes et aux conditions primaires de l’expérience »[8], c’est-à-dire à développer une philosophie de l’expérience.

            Si la pensée de Montaigne insiste sur la diversité, elle ne renonce pas à classer, à ordonner et à hiérarchiser. L’expérience se décompose en deux pôles. Elle est expérience de soi et expérience du monde. Christian Cavaillé consacre donc son troisième chapitre à l’étude de ces deux objets. Il commence par examiner l’expérience de soi. De l’injonction delphique, connais-toi toi-même ! , Montaigne fait la matière de son livre. L’écriture épouse ainsi le mouvement même de la pensée qui retourne à soi et tente de se ressaisir. Toutefois, cette réflexivité ne peut aboutir. Aucune substance n’est donnée dans l’expérience de soi. Montaigne peint le « passage ». Si, les Essais ne sont pas un simple autoportrait, mais bien une égologie, cette égologie est paradoxale puisque sans ego. Le « moi » n’est jamais « substantivé et l’expérience intime est d’abord celle de l’altération et de l’altérité »[9]. L’expérience de soi se confond alors avec l’expérience du monde puisque parler de soi conduit toujours en définitive à parler des autres. Il n’y a là aucun divertissement, mais un effort de lucidité. « L’exposition de soi apparaît comme une expérience de soi dans le monde »[10]. Cette dispersion est au cœur de toute expérience. Nous ne pouvons nous saisir qu’en empruntant des chemins de traverse. Le détour est le plus bref chemin pour arriver à soi. Le monde est donc un miroir « où il nous faut regarder, pour nous cognoistre de bon biais »[11].  Si l’expérience de soi renvoie à la diversité du monde[12], l’expérience du monde, quant à elle, reconduit à soi. L’une et l’autre, l’expérience du monde et de soi, sont des expériences de l’écart et de la différence. Elles ne sont faites que de variétés et de variations. L’expérience est-elle dès lors porteuse de vérité ? Elle est composée, donc toujours impure. Elle mêle à la fois la sensation, l’imagination, la volonté et le jugement. Elle n’est donc pas constituée uniquement de sensations et elle n’est pas réductible aux sense-data. Pourtant, si l’expérience ne nous donne pas accès à l’essence ultime des choses, elle n’est pas non plus assimilable à une simple apparence. Elle est plutôt un dévoilement. Les vérités de l’expérience sont ainsi provisoires et la formulation d’une vérité universelle est toujours à l’essai. Celle-ci est sans cesse soumise aux épreuves de l’expérience et de la « conférence », c’est-à-dire du dialogue. Bref, les vérités de l’expérience sont de simples tentatives d’universalisation et cette universalité n’est que « transitive ou communicative »[13].

            L’expérience met donc la raison humaine à l’épreuve. Christian Cavaillé le montre dans son quatrième chapitre intitulé, L’expérience de la raison. Il rappelle d’abord que la raison est pour Montaigne « cette apparence de discours que chacun forge en soy : […] c’est un instrument de plomb, et de cire, alongeable, ployable, et accommodable à tout biais et à toutes mesures…»[14]. La raison ne peut donc rendre pleinement raison de l’expérience. Il y a une confusion originelle au sein de toute expérience qui ne peut être totalement éliminée. Celle-ci résiste à l’analyse et « l’apparaître n’est pas en tout rationnel »[15]. Dans l’expérience, il y a un « excès des différences sur les ressemblances »[16]. Ainsi,la raison ne peut découvrir dans l’expérience une logique immanente et dégager quelques grands principes, comme ceux de non-contradiction ou bien de causalité. L’expérience ne peut donc être complètement soumise à la mesure et elle échappe par conséquent aux mathématiques. Face à la diversité des expériences, il y a pourtant un bon usage de la raison. L’expérience peut être raisonnée et réfléchie. Christian Cavaillé cite alors ce célèbre passage des Essais : « ce n’est pas assez de compter les expériences, il les faut poiser et assortir : et il les faut avoir digérées et alambiquées, pour en tirer les raisons et conclusions qu’elles portent »[17]. La réflexion sur les expériences conduit à l’apprentissage du discernement et à l’exercice du jugement. Or, discerner ne consiste pas à reconnaître des ressemblances, mais à percevoir des différences. Dès lors, la raison doit faire preuve de modestie selon Montaigne. Elle ne peut mettre le monde en système et l’enfermer dans une classification. Son ambition doit être plus raisonnable, c’est-à-dire plus humaine. L’esprit doit être attentif aux singularités et reconnaître ce qui varie et change d’une expérience à l’autre. Bref, bien juger ne consiste pas à ramener la diversité des expériences à l’unité d’un concept ou d’une règle, à passer du pareil au même, mais à saisir les petites différences et à apercevoir la singularité de chaque situation. Par conséquent, l’expérience n’est pas simplement une donation, un vécu, un essai, une mise à l’épreuve, mais elle est également une connaissance acquise au fil des expériences : elle est un apprentissage. En effet, le plomb de la raison n’est pas assez dur pour servir de pierre de touche.Le critère de la vérité ne peut donc s’énoncer dans un principe, il est de l’ordre d’une intuition. Ce savoir, que Montaigne expose notamment dans le dernier chapitre, De l’expérience, est un tact[18] acquis tout au long de l’existence. Ce flair n’est pas purement intellectuel, mais il est « à la fois contact sensible et discernement judicieux »[19]. La pierre de touche est alors « intimement éprouvée, maintenue, affinée dans le cours et le suivi des expériences et des essais variés »[20]. Pourtant, il y a un art du discernement à défaut d’une méthode pour bien juger. Paradoxalement, cet art a aussi ses quatre règles selon Christian Cavaillé : « réduire ce qui est à reconnaître, progresser dans l’exploration des apparences, prendre pour critère la forme d’expérience la plus expérimentée, ne formuler aucune des règles précédentes et aucune généralité que de façon opportune et circonstanciée. »[21]

            Si l’expérience ne se laisse pas unifier à partir de principes, l’avant dernier chapitre, intitulé Les variations de l’expérience, tente malgré tout de formuler une « synopsis des formes les plus saillantes […] de l’expérience »[22]. Certes, l’expérience devrait déjouer toute tentative de mise en ordre. Pourtant, des ressemblances provisoires se laissent dégager et des formes se laissent appréhender. La diversité des expériences ne rend pas absurde toute tentative de classement, mais elle oblige à multiplier les « éclaircissements conceptuels »[23]. Christian Cavaillé retient ainsi plusieurs aspects : l’ordinaire et l’extraordinaire, le plaisir et la douleur, les expériences extrêmes, les discordes et les accords majeurs, le passage, les variations sans invariant. La fluidité de l’expérience ainsi que son caractère transitoire, changeant et divers appellent un autre discours que celui des dogmatiques. Christian Cavaillé pour en rendre compte mobilise la distinction faite par Bergson entre un concept souple et un concept rigide. L’expérience déjoue la volonté analytique de l’entendement qui ne peut enfermer les formes fluides de l’expérience dans la fixité des catégories. Dès lors, Christian Cavaillé doit affronter la difficulté intrinsèque de son commentaire. Montaigne, philosophe de l’expérience, attentif à l’irréductibilité de l’expérience au concept, peut-il vraiment être qualifié de sceptique ? N’est-il pas contradictoire de vouloir le classer dans une catégorie préétablie de l’histoire de la philosophie ? Sa pensée n’est-elle pas tout simplement inclassable ? Christian Cavaillé se réfère à une formule célèbre de Montaigne pour résoudre cette contradiction. « Nous ne goutons rien de pur ». Il en conclut : « pyrrhonisme, socratisme, mobilisme, hédonisme, empirisme, pragmatisme, vitalisme, phénoménisme, voire « réelisme » : les Essais présentent tout à tour ces divers aspects »[24]. Loin d’être une réponse rhétorique, une fuite devant la difficile question de la cohérence, cette énumération résume aux yeux de Christian Cavaillé la leçon philosophique des Essais. L’expérience ne peut être saisie que par une connaissance approchée dont l’énumération est la figure.

            Dans le sixième et dernier chapitre intitulé Méditer et manier l’expérience depuis Montaigne, Christian Cavaillé tire les conséquences pratiques de cette philosophie de l’expérience. Cet empirisme radical a un pouvoir thérapeutique et a donc une dimension éthique. Montaigne, bien que critiquant la logique, esquisserait pourtant certaines idées développées par Wittgenstein quatre siècles plus tardselon Christian Cavaillé. Ce dernier résume cet effet thérapeutique en une formule : « Montaigne nous rend philosophiquement attentifs à ce qui, dans l’expérience, apparemment ou réellement témoigne d’une insistance réfractaire aux pouvoirs des experts ainsi qu’aux instrumentalisations de toutes sortes »[25].

                       

           

             

           

           

           

           

 

 

[1] C’est du moins l’affirmation de Christian Cavaillé.

[2] Nous renvoyons par exemple à l’étude de Luiz Eva.

Luiz EVA, « Montaigne et les Academica de Cicéron », Astérion [En ligne], 11 | 2013, mis en ligne le 24 juillet 2013. URL : http://asterion.revues.org/2364

[3] Christian Cavaillé, Montaigne et l’expérience, SCNDP, Futoroscope, 2012, p. 87.

[4] Nous renvoyons à l’étude de Marc Fumaroli intitulée De Montaigne à Pascal pour une analyse éclairante de cette déclaration.

Marc Fumaroli, Exercices de lecture, Paris, Gallimard, 2006, p. 293 et suivante.

[5]« Je ne suis pas philosophe: les maux me foullent selon qu'ils poisent ; et poisent selon la forme comme selon la matiere, et souvent plus »,Montaigne,Essais, édition Albert Thibaudet et Maurice Rat, Paris, Gallimard, collection La Pléiade, 1962, livre III, chap. 9, p. 927. Toutes les références données renvoient désormais à cette édition. 

[6] Christian Cavaillé, op. cit., p. 13.

[7] Ibid., p. 21.

[8] Ibid., p. 17.

[9] Ibid., p. 30.

[10]Ibid., p. 31.

[11]Ibid., p. 31 et Montaigne, livre I, chap. 25, p.164.

[12] Une difficulté demeure cependant. Parler du monde, c’est postuler une unité. Or, quel statut conceptuel donner au thème du monde chez Montaigne ?

[13] Ibid., p. 41.

[14] Ibid., p. 46 et Montaigne, livre II, chap. XV, p. 599.

[15] Ibid., p. 49.

[16] Ibid., p. 48.

[17] Ibid., p. 55 et Montaigne, livre III, chap. 8, p. 976

[18] Ibid., p. 57.

[19] Ibid., p. 57.

[20] Ibid., p. 57.

[21] Ibid., p. 59.

[22] Ibid., p. 61

[23] Ibid., p. 76.

[24] Ibid., p. 76.

[25] Ibid., p. 87.