Emmanuel Petit, L’économie du care, PUF, lu par Véronique Longatte

Emmanuel Petit, L’économie du care, Puf, Collection "Care studies", 2013

Y a–t-il une place pour la morale dans une théorie économiste standard ? Telle est la question centrale d’Emmanuel Petit dans cet ouvrage. Il s’agit ici en effet d’un questionnement méthodologique : dans quelle mesure la philosophie du care peut-elle inspirer la science économique moderne ?


 Mais pourquoi l’économie contemporaine devrait-elle se soucier du care ? L’économiste qui a coutume de penser selon une logique utilitariste égoïste (« En théorie, l’homo œconomicus est égoïste, superbement calculateur, grand stratège et potentiellement immoral » p.10) peut-il et doit-il prendre en compte une éthique intuitive personnelle et morale du care ?

1/ Introduction

Si, dans la théorie économiste standard, on ne semble pas se soucier de l’autre, on voit naître dans de nombreuses disciplines la tentative de donner corps et sens à la notion de care.

Selon Emmanuel Petit, la théorie du care (attention portée à l’autre) de Carol Gilligan serait une alternative à la philosophie du développement moral rationnel et cognitif de Kohlberg.

En effet, si, selon Kolberg, le développement moral est lié à l’accroissement des capacités cognitives, selon Gilligan, le développement moral est lié à la compréhension des responsabilités partagées et des rapports humains. En d’autres termes, la philosophie du care aurait le mérite d’apporter une alternative à la conception rationnelle de la morale.

Il s’agirait ainsi, au lieu de se limiter à des principes moraux universels, d’introduire en morale le domaine du sensible et des affects. 

2/ Chapitre 1 : Une voie différente

Emmanuel Petit constate des bouleversements majeurs présentement à l’œuvre : « l’homo œconomicus (…) est devenu plus humain ». L’économie académique dominante se voit bousculée par une économie comportementale. Cependant, s’agit-il d’un véritablement renversement conceptuel ? La théorie du care montre une nouvelle voie. 

3/ Chapitre 2 : La morale contextuelle et sensible du care

Au 18èsiècle deux formes de morale s’affrontent : d’une part celle de l’éthique de la vertu d’Aristote soutenue par des penseurs écossais tels que Hutcheson, Hume et Adam Smith, et d’autre part celle universelle et rationnelle véhiculée par Kant.

Joan Tronto montre comment nous avons été conduits à une acceptation générale de la morale universaliste : au lieu de centrer la question morale sur la rencontre d’autrui dans une vie sociale vouée à l’échange, nous la réduisons à des jugements moraux désintéressés.

E. Petit prend soin de souligner qu’Adam Smith est avant tout un philosophe de morale pour qui il y a nécessité d’une bienveillance et non, comme nous le croyons trop souvent, le champion de l’égoïsme et de la concurrence vertueuse.

Selon Boyer, voir dans l’œuvre de Smith un clivage (égoïsme ou bienveillance) servirait le clivage même des sciences sociales qui a pu s’installer entre économie (action intéressée logique et rationnelle) et sociologie (lien social irrationnel).

Il est à noter que les motifs de l’action humaine sont supposés divergents. Si, au 18ème siècle, la philosophie morale connaît une césure entre la raison et l’affect, en économie un tournant similaire s’opère au 19ème siècle lors du passage d’une théorie classique (développée autour de la valeur travail) à une analyse néoclassique positive (mettant en avant le culte de la valeur utilité). C’est un tel passage qui engendre davantage la démarcation entre la sociologie et  l’économie comme Boyer nous en a fait prendre conscience. C’est aussi ce pourquoi aujourd’hui, selon E. Petit, la notion de care invite à une approche davantage interdisciplinaire. La rationalité en économie devrait reposer sur une philosophie morale sensible. En d’autres termes, l’intérêt de la notion de care est d’envisager un dépassement des apparentes contradictions soulevées entre raison et affect, égoïsme et bienveillance.  

4/ Chapitre 3 : Vers une économie humaniste

Peut-on maintenir une conception universelle et impartiale de la justice à l’image de Kant ou de John Rawls ? Une contradiction entre les comportements observés et les prédictions théoriques contraint aujourd’hui l’économiste à intégrer l’univers des affects dans son analyse.

- En effet, le premier constat qui s’impose est que la recherche du gain n’est pas le seul facteur pris en compte lors d’une négociation. Or, seule la théorie des émotions permet d’expliquer un tel décalage entre la recherche supposée du seul gain égoïste et le comportement altruiste qui peut être constaté. Par exemple, une offre équitable traduirait un sentiment de culpabilité. Il faut modéliser le comportement humain en intégrant l’affect et en tenant compte de la motivation de l’action.

- Le deuxième constat qui s’impose est celui de l’hétérogénéité des motivations humaines. L’économiste se voit donc contraint à modifier sa conception habituelle de « l’individu représentatif » qui traduit un désir d’universalité : l’individu ne peut plus être défini sur la seule base de la rationalité pure (comme peut nous inviter à le faire l’idéal d’autonomie dans la conception kantienne de la morale). Bref, le care souligne que l’être humain n’est pas un simple sujet rationnel mais dépendant ou vulnérable, il a des spécificités individuelles (appartenance à une catégorie sociale, à un réseau amical, etc.).

- L’analyse économiste standard prend également une orientation plus humaniste par sa récente revendication d’une action politique. Pour Joan Tronto en effet le care est aussi bien un concept moral que politique puisqu’il fait naître une nouvelle conception du lien entre sphère privée et publique : il y a interdépendance entre care et justice. Quelles seraient les institutions économiques, sociales et politiques qui favoriseraient l’éthique du care ou la justice ? Loin d’en rester, comme les économistes orthodoxes, au critère d’efficacité ou d’absence de gaspillage des ressources, les économistes comportementalistes, en mobilisant le domaine de l’affectif, rendraient possible une amélioration de l’efficacité des politiques de prévention sanitaire, des politiques fiscales ou environnementales. Par exemple, il devient possible d’examiner comment le désir de conformité des individus peut les inciter à réduire leur consommation d’électricité. L’intervention publique soulignerait la nécessité du soin, de la considération, de la responsabilité.  

 5/ Chapitre 4 : L’analyse économiste  du care

Selon E. Petit, les outils de l’économiste peuvent compléter la théorie du care. Il faut dépasser les distinctions habituelles (masculin/féminin, rationalité/affectivité, sphère publique/sphère privée, vision rationnelle de l’échange/modélisation comportementale, égoïsme/bienveillance, etc.) en soulignant la vision politique du care telle que Joan Tronto nous la donne à voir. « Aucune dissociation n’est perceptible entre un comportement exhibé au sein de la cellule familiale ou sociale et au sein du marché » (p.39). Bref, le « care d’autrui » est indissociable du « care de soi » ; c’est la vulnérabilité ontologique qui est source de la motivation du don. La variable à prendre en compte (et qui interdit la vision purement marchande de l’échange) représente la façon dont l’individu prend conscience de sa relation de soin vis-à-vis d’autrui. En d’autres termes, c’est la conscience de ma propre vulnérabilité qui engendre l’attention à autrui. L’individu moral manifeste un intérêt profond non seulement pour certains individus mais pour l’ensemble des êtres humains. L’économiste montre que l’intensité de ma sollicitude dépend de la distance sociale qui me sépare d’autrui. C’est dire combien l’appartenance sociale est importante : elle détermine  et équilibre les relations de sollicitude. 

6/ Vers l’homo vulnerabilis ?

Comme le souligne intelligemment E. Petit, « en bousculant les frontières de la morale universelle et rationnelle qui s’impose au 18ème siècle, le care a proposé une théorie morale davantage en adéquation avec nos intuitions morales « ordinaires » […)] nos jugements moraux sont le fruit de processus spontanés, intuitifs ou affectifs, et non d’un processus de délibération complexe ». Principes déontologiques ou utilitaristes ne suffisent donc pas pour rendre compte de l’éthique. L’âge d’or de l’analyse économique rationnelle et formelle prend fin pour rendre possible, avec l’émergence de l’économie du comportement, un retour à la pensée sensible des philosophes écossais des Lumières : D. Hume et A. Smith.

Il convient désormais d’invoquer un homo œconomicus et non un homo vulnerabilis pour  ainsi élaborer une économie humaniste.

 

Le care met en évidence notre fâcheuse tendance à ne saisir qu’un aspect des choses : soit la théorie morale soit la pratique. E. Petit nous propose ici une vision plus globale impliquant l’interdisciplinarité. Il a le mérite de proposer une approche de la notion de care qui permette de dépasser les contradictions habituelles aussi bien en philosophie qu’en sciences sociales.

Le care représente « en philosophie, un véritable renversement conceptuel - au regard de l’empire de la rationalité - ainsi qu’un plaidoyer pour un retour à la philosophie politique des Lumières également souhaité et évoqué par une grande partie des économistes comportementalistes » (p.23). Le care offre autour de la notion de vulnérabilité une conception humaniste renouvelée puisque prenant en compte à la fois le souci du particulier et la reconnaissance de ce qui peut être universel.

Le lecteur n’en sera que mieux armé et sera en mesure d’intégrer la notion actuelle du care dans une démarche réflexive plus globale d’analyse tant philosophique que sociologique ou économique sur les concepts de moralité et d’échange. L’homme de part sa vulnérabilité étant tout à la fois un être en qui affects et rationalité se mêlent intimement.

Reste toutefois au lecteur la charge d’approfondir lui-même sa réflexion. Il ne s’agit ici pour E. Petit que de nous proposer un questionnement méthodologique  (dans quelle mesure la philosophie du care peut-elle inspirer la science économique ?) et de nous indiquer des références bibliographiques utiles pour ce faire et non de développer une thèse sur la compatibilité entre morale et théorie économique. 

 La théorie du care montre d’une part les limites de l’analyse conséquentialiste  (il n’est plus possible d’envisager la recherche de l’intérêt individuel comme moteur de l’action) et d’autre part introduit la prise en compte d’autrui à partir d’une relation affective. 

Il ne s’agit pas cependant dans la théorie du care d’abandonner l’universel mais de le contextualiser, c’est-à-dire de construire une économie des relations interpersonnelles. On établira par exemple un lien entre « souci d’autrui » et lien social ou interactions affectives.

Véronique Longatte