Edgar Morin et Michelangelo Pistoletto, IMPLIQUONS-NOUS. Dialogue pour le siècle, éditions Acte Sud, 2015, lu par Elisabeth Montlahuc

Edgar Morin et Michelangelo Pistoletto, IMPLIQUONS-NOUS. Dialogue pour le siècle, éditions Acte Sud, 2015.

 

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Cinq ans après la parution de « Indignez vous ! » de Stéphane Hessel, le petit livre « Impliquons nous » relate l’entretien du philosophe Edgar Morin avec l’artiste Michelangelo Pistoletto.

Le premier n’a cessé, comme philosophe, de dénoncer les dérives de la mondialisation et les crimes commis contre l’avenir de l’humanité - en particulier, les crimes contre la nature. Le second, fondateur de l’arte povera, est l’un des précurseurs des concepts de décroissance et de durabilité. Afin de contribuer à réaliser concrètement ce qu’il nomme le « troisième paradis », il a créé Citadellarte, immense espace destiné à accueillir des créateurs du monde entier et ayant pour objet de mettre en œuvre des interventions artistiques dans toutes les sphères de la société civile, en vue d’opérer un changement éthique et durable.

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D’après Pistoletto il convient de distinguer trois paradis : le paradis biblique, le paradis créé par les hommes grâce au pouvoir illimité qu’ils ont acquis sur la nature par la technique et la science  – ce paradis s’est donc converti en enfer, dans la mesure où la nature y a été détruite-  et le paradis qu’il s’agit de mettre en place et de jardiner désormais en entrant dans l’ère de la responsabilité. Précisément, dans l’ancien perse, paradis signifie «  jardin protégé ». Même s’il aspire lui aussi à une société où le « je » individuel trouverait à se concilier avec la fraternité, et même si certaines sociétés traditionnelles qui ignorent la domination de l’homme par l’homme ont pu y faire penser, Morin récuse, pour sa part, le terme de paradis, aux connotations trop idéologiques, comme l’attestent  les monothéismes chrétien et islamique, mais aussi le communisme, soit  «la religion promettant le paradis terrestre » . La question est donc moins, selon lui, de créer le meilleur des mondes possibles, que de créer un monde meilleur.

Le terme de paradis a cependant l’avantage d’être compris du grand nombre, selon Pistoletto. En outre, il indique un passage d’un état à un autre - de l’ignorance à la connaissance, d’abord, puis, comme aujourd’hui, d’une autre forme d’inconscience à la responsabilité. Or ce dernier passage – qui doit représenter un véritable changement de société-  est devenu nécessaire, et a pour condition une « réelle transformation de la culture spirituelle ».

Morin rappelle alors que toute la civilisation occidentale a visé la conquête d’un bien être matériel, lequel n’a pas apporté de bien être moral et psychologique, comme l’a montré en particulier l’ère de l’industrialisation qui a expulsé les paysans de leurs terres. C’est la raison pour laquelle il propose de viser désormais, dans ce monde à construire, le « bien-vivre » plutôt que le « bien –être ». Comme l’on sait, les machines, initialement destinées à émanciper l’individu, ont été utilisées pour l’asservir. Pistoletto cite, à ce propos, le politologue Stefano Bartolini, qui tente de comprendre  pourquoi les sociétés d’abondance se caractérisent par l’absence de bonheur, pourquoi les valeurs consuméristes vont de pair avec l’augmentation de la dépression, et comment la consommation des biens marchands est d’autant plus nécessaire que les « biens libres » (donc gratuits : relations humaines, air non pollué par exemple) sont plus rares. D’où l’obsession des sociétés modernes : travailler plus pour consommer plus. Il convient donc de substituer le bien-être (ce que Morin nomme le bien vivre) au bien avoir. Il reste à savoir comment sortir de la crise actuelle, comme le remarque Morin. Car dans le cours de la mondialisation, le développement scientifique et la technique ne sont pas contrôlés. La civilisation détruit la biosphère et cette destruction est elle même incontrôlable. Donc nous ne sommes pas en position de « rêver à un troisième stade ». Il faut commencer par éviter le pire. Morin préconise alors (et quoiqu’il ne soit pas favorable à  la suppression des nations), la création d’une société mondiale qui envelopperait les nations. Il souligne la nécessité de favoriser dans ce but la créativité humaine, et de prendre modèle, pour cela, sur la créativité dont la nature a témoigné depuis des millénaires (en particulier celle des plantes qui ont « domestiqué l’énergie »). La science a jusqu’ici, en effet, placé l’homme hors de la nature, selon Pistoletto. Et  la création, quant à elle, ne viendra pas d’un seul homme mais de « la communion » de plusieurs hommes unis par un même projet ; elle aura pour objet des valeurs communes. Entre le totalitarisme de l’ex-union soviétique et la liberté anarchique des Etats unis et son néolibéralisme, il convient donc de dessiner une troisième voie, celle de la démocratie. Deux maux, du reste, rongent le monde moderne, pour Morin : l’économie libérale qui se présente «  comme une science alors qu’elle est une idéologie », et le fanatisme religieux.

Pour en sortir, Pistoletto préconise de prendre des responsabilités à partir de notre créativité et de les diriger vers un engagement politique et spirituel, même s’il ne suffit pas, comme lui objecte E Morin, que les artistes mettent en jeu leur liberté individuelle pour la transformer en responsabilité collective. Il faut en effet que les politiques et  les intellectuels fassent de même. Il fait alors le constat d’un « monde intellectuel moribond », où l’on croit que  toute connaissance repose sur des données chiffrées, que le « quantitatif va tout résoudre » La société est régie par des rapports de domination, et la démocratie reste  faible. Il y a, en un mot, une crise de notre civilisation occidentale, crise qui malheureusement s’exporte vers le reste du monde – ce qu’on appelle mondialisation : nous croyons ainsi faire le bonheur de l’humanité alors que nous exportons le problème que nous ne parvenons pas à solutionner par nous mêmes.

A cet égard, tous deux relèvent le rôle destructeur de la spéculation, et Morin conclut que l’homme n’est pas seulement homo sapiens, mais qu’il est aussi « Homo demens ». Dans la prise de conscience nécessaire  à l’avènement d’un monde meilleur, précisément, il convient de penser la complexité de l’humain, d’ établir un diagnostic non seulement sur la mondialisation mais aussi sur l’humain en général. La société qui donne tout pouvoir aux experts et où « toutes les mécaniques sont en place pour empêcher les gens de réfléchir », ne porte pas à faire ce diagnostic.

Il faudrait donc commencer par instruire un enfant sur ce qu’est un être humain, selon Pistoletto. Tous deux déplorent alors l’idée que « l’école ne parle jamais de l’humain » (Morin) Ils y reviendront à la fin de l’entretien. Pistoletto énonce ensuite ce qu’il appelle le principe trinamique, ou dynamique du chffre 3 : la conjonction, l’union, ou l’interaction de deux éléments donnent naissance à un troisième, distinct d’eux, qui constitue en soi une création. Ce phénomène se vérifie qu’il s’agisse de la physiologie des corps ou de la vie en société. Ainsi une voie médiane sera générée, selon lui, par les deux types de société : celle qui souffre d’un excès d’individualisme et celle qui souffre d’un excès de globalité.

Mais sur le plan de l’art, l’esthétique seule  ne suffit plus, il faut lui substituer une esthétique éthique, seule source désormais de changement. Morin remarque qu’aujourd’hui le changement ne vient ni du monde politique ni du monde intellectuel, mais d’initiatives ponctuelles prises un peu partout dans le monde : tentatives d’agro-écologie par exemple pour produire une nourriture plus saine, tentatives écologiques pour dépolluer une rivière ou un lac. Il reste que ces initiatives doivent être reliées entre elles. Or, comme l’affirme Pistoletto, Citedellarte a précisément établi une « Géographie de la transformation » qui réunit sur une même carte du monde les emplacements de toutes ces initiatives. Le nombre de tentatives recensées est aujourd’hui de 700. Morin cite alors le mouvement Slow food, de Carlo Petrini, et aussi Slow Life, Slow Fashion, il cite aussi le mouvement des Colibris, fondé par Pierre Rabhi, qui invite à sortir du mythe de la croissance et à fonder une nouvelle éthique sur une sobriété heureuse ; ce mouvement a conduit diverses entreprises : créations de cantines bio, de ceintures maraichères, d’habitats groupés, de re-végétalisation d’espaces urbains, de lieux d’enseignement alternatifs, etc. , promotion de pratiques écologiques autonomes, fermes des Enfants . De nombreuses  fermes écologiques existent désormais  partout en France et en Europe.

Pistoletto cite à son tour d’autres initiatives concrètes, dont le modèle Tipakaka, qui relie entre eux de nombreux petits fermiers péruviens pour préserver la culture biologique et la production d’une très grande variété de pommes de terre. Il cite encore, au Chili, l’engagement de centaines d’agriculteurs  en faveur de  la production de fruits et de légumes biologiques. Morin rappelle que de nombreuses initiatives ont précisément été prises en Amérique latine – au Nord du Brésil, entre autre, où une population pauvre avait été expulsée par la spéculation immobilière, de son territoire en bordure de plage, pour être relogée dans des bidonvilles à vingt kilomètres de la mer à l’intérieur des terres, dans une zone infertile. Un humanitaire a alors aidé les personnes expulsées à construire en dur, à créer une banque et une monnaie locale, ainsi que leur propre artisanat. Ils ont obtenu peu à peu services et équipements, école, centre social et poste sanitaire. Une cité modèle est ainsi née : il s’agit du quartier de Conjunto Palmeiras, près de Fortalezza . La banque Palmas, fonctionnant  sur le principe de l’économie solidaire et  de la participation démocratique a servi de modèle, dans le pays, à une centaine de banques du même type. Pistoletto estime que  ces exemples devraient être exhibés dans les universités tandis que E Morin fait remarquer que  le problème est que les universités répondent de plus en plus à des critères de rentabilité économiques. En réalité il faudrait prendre le contrepied de cette tendance -, non pas adapter l’université à l’époque mais adapter l’époque à l’université…

L’un et l’autre réfléchissent alors sur la nature de la démocratie et ce qui la fonde, à savoir l’idée que l’autre est singulier et en même temps comme moi. C’est cette conscience de l’identité des citoyens couplée à celle de leur différence, qui permet la créativité et la tolérance de l’idée contraire, constitutive de la démocratie. Car celle ci « n’a pas de vérité », elle « n’apporte pas d’élément de foi », contrairement aux dictatures (Morin) ; il faut donc y chercher par soi même la vérité et la confronter à celle des autres. Pour Pistoletto  il reste que le terme même de démocratie, qui étymologiquement renvoie au « pouvoir »,  pose problème : ainsi faudrait-il lui préférer le terme de « démopraxie », lequel évoque une mise en pratique. Du même coup il conviendrait d’éduquer les jeunes à la démopraxie, leur enseigner non pas seulement à résister à certains préjugés, non pas seulement à se révolter, mais « à savoir ce qu’ils vont faire après » Et dans l’idéal : à générer le changement sans avoir besoin de se révolter. Car ce qui fait défaut actuellement c’est une véritable pensée politique. Pour la créer, il est important de se libérer du prétendu réalisme, car le réel lui même n’est pas stable, il est en mouvement.

Or pour transformer une noble utopie en réalité, il faut que l’artiste prenne la responsabilité d’interagir avec l’économie, la politique, et la religion, d’après Pistoletto. Ou encore, selon Morin, il faudrait que la santé devienne enfin une question politique : que le mental soit enfin pris en compte dans les maladies, et qu’il  revienne au gouvernement - et non pas à la presse, spécialisée ou non, aux médias ou aux instituts privés, dans des exposés souvent contradictoires-, de faire la liste  de ce qui est bon pour la santé  et de ce qui ne l’est pas, et de développer la prévention. Il faudrait que la médecine occidentale allopathique soit complétée par des médecines millénaires qui ont fait leurs preuves, et qu’elle collabore enfin avec elles, afin que le corps ne soit pas traité comme un ensemble fragmenté et composite d’organes, et que la recherche scientifique soit, enfin, « au service d’une science du vivre-ensemble ».( Pistoletto). Le problème  est donc qu’il « n’y a pas de vraie politique de la santé chez nous » (Morin). Pistoletto rajoute que la pollution n’est pas seulement celle de l’alimentation, elle est aussi architecturale ou liée plus généralement à notre mode de vie. Par exemple, dans la ville de Biella, qui se trouve dans une région de rizières, on s’est aperçu que la paille de riz, très résistante à l’humidité, permettait une isolation de qualité. Pourquoi ne pas se servir de ce matériau en utilisant des technologies modernes ? Il faudrait également bannir l’emploi des colles, supprimer le béton…Pourquoi vivre plus longtemps si c’est pour vivre moins bien ? Il conviendrait également de repenser les villes, de recréer des zones de sociabilité : ouvrir à la périphérie des villes, des territoires comprenant des petits commerces, des banques, des écoles, ainsi que des activités agricoles favorisant la biodiversité ; ces territoires seraient destinés à remplacés les cités dortoirs. Cela permettrait aussi de produire et de consommer sur place, de favoriser le local, et de nouer des relations humaines plus étroites, au lieu d’insulariser les hommes.

Selon Morin ,  on nous enseigne à lire, écrire, compter, mais pas à vivre.  On devrait enseigner, entre autre, que le néo libéralisme est une illusion,  que tout connaissance comporte un risque d’erreur et d’illusion, car toute connaissance est une traduction de la réalité et une reconstruction. Enseigner aussi à comprendre autrui et à se comprendre soi même. Comprendre l’importance de l’erreur, comme dans les méthodes Montessori et Freinet. L’enseignement doit reposer sur la coopération, et non sur la seule autorité. Faire comprendre aussi que nous sommes liés à une évolution biologique, que nous sommes liés à la nature, et ne devons pas détruire les éco systèmes. Mais aujourd’hui la classe enseignante a perdu l’eros platonicien.

Pistoletto revient alors à l’idée d’un troisième paradis qu’il défendait au début de l’entretien : Le symbole de la pomme, remarque t-il, représente l’état de nature. La pomme mordue, symbolise, corrélativement, la sortie de l’état de nature, et chez apple, l’état le plus avancé de la technologie. Pour cette raison, Pistoletto a créé une pomme recousue en quelque sorte, une pomme « reconstituée » et gigantesque, pour incarner le « troisième paradis » et symboliser le fait que la science et la technologie peuvent permettre le rétablissement harmonieux de l’être humain dans la nature ( L’œuvre fut exposée en mai 2015, place du Dôme à Milan , à l’occasion de l’exposition universelle) Il conclut que «  L’art est plus spirituel que la religion »

A cette dernière étape de l’entretien, comme Morin fait remarquer que « tout l’univers est en moi » («  je suis le passé de l’univers », ne serait-ce que comme animal vertébré), Pistoletto évoque son « omnithéisme ». Selon lui, en effet, « chacun est Dieu » - ce que contredit  Morin, qui affirme, de son côté : «  je ne suis qu’humain ». Pour ce dernier en effet, les fondements de la société se réduisent à la solidarité et à la responsabilité, ce pour quoi il défend une religion de la fraternité.  Ainsi souhaite t-il que chacun puisse contribuer à mettre  en place une politique de l’humanité, qui soit en même temps une politique de la civilisation- la symbiose de ce que la civilisation occidentale et les autres civilisations ont de meilleur ( savoirs, savoir-faire, arts de vivre). Une telle politique viserait à dépasser l’alternative croissance / décroissance, à restaurer les solidarités, à ré-humaniser les villes, à revitaliser les campagnes, et, comme l’ajoute Pistoletto, à substituer le partage à la compétition. Il est donc impératif, pour tous deux, de créer une civilisation du bien vivre – ce que Pistoletto  nomme le « 3ème paradis » - où il serait possible de vivre dans l’épanouissement du « je » au sein du « nous ».`

 

                                                                                                                                                     Elisabeth Monthaluc