Rola Younès, Introduction à Wittgenstein, éd. La Découverte, coll. Repères, lu par François Meyer
Par Michel Cardin le 29 juin 2017, 06:00 - Philosophie générale - Lien permanent
Ludwig Wittgenstein n'a jamais encouragé les projets des autres pour résumer, simplifier ou même présenter sa pensée, c'est le moins que l'on puisse dire. C'est pourtant bel et bien ce que tente ce livre d'environ 125 pages écrit par l'universitaire libanaise Rola Younès.
Il est vrai que Wittgenstein, comme d'autres avant lui (Socrate ?), s'est toujours défendu de professer des thèses philosophiques. « La philosophie est une activité, non une doctrine »1 et cette activité consiste à faire disparaître les embarras cognitifs que provoque l'usage philosophique des mots.
L'œuvre de Wittgenstein est d'un abord plutôt difficile. Ses propos sur tel ou tel sujet sont rarement rassemblés dans un ouvrage ou un chapitre unique, mais au contraire dispersés dans des publications posthumes qui sont bien souvent la reprise de conversations. Le texte de Rola Younès tente une sorte de voyage parcourant par étapes la masse de textes aujourd'hui disponibles.
Abbréviations utilisées pour les œuvres de Wittgenstein :
TLP : Tractatus logico-philosophicus
RP : Recherches philosophiques
LC : Leçons et conversations
Chapitre 1 : Parcours d'un philosophe itinérant
Dans un premier chapitre, l'auteur dresse une biographie assez détaillée de Ludwig Wittgenstein « Parcours d'un philosophe itinérant ». Ce chapitre lui permet de montrer les liens entre les péripéties du personnage Wittgenstein et l'élaboration de sa pensée. On peut toujours se demander s'il est pertinent d'éclairer la pensée d'un philosophe par l'histoire de sa vie. Dans le cas de Ludwig Wittgenstein, on peut dire que l'histoire de sa vie est déjà suffisamment intéressante par elle-même.
Par ailleurs, il me semble, et le livre de Rola Younès le montre bien, que les propos et actions du personnage Wittgenstein font assez bien comprendre comment on doit aborder l'évolution de sa pensée, et notamment le lien entre des supposés « premier » et « second » Wittgenstein. Ce qui ressort en effet du résumé biographique proposé par Rola Younès, c'est une vie d'hésitations, d'essais, de retours en arrière, de déceptions aussi. Soldat lors des deux guerres mondiales. Professeur de l'université Cambridge. Instituteur dans un village rural d'Autriche. Ouvrier dans une usine d'Union Soviétique. Autant de vies possibles, parmi d'autres, qui ont été celles de Ludwig Wittgenstein, pendant quelques mois ou plus, avant qu'il n'en revienne, chaque fois, à la réflexion et à l'écriture philosophique.
Par exemple, lors de son voyage en Union Soviétique, raconté dans un encadré pages 24-25, il semble que Ludwig Wittgenstein fut assez déçu par la proposition qu'on lui fit de devenir professeur à l'université de Moscou alors qu'il était venu dans l'intention de devenir ouvrier. Tout se passe comme s'il avait chaque fois tenté d'échapper à la théorisation philosophique (« sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence »2) sans jamais y parvenir définitivement. Et c'est bien ce que semble indiquer la poursuite de ses travaux bien après un livre dont l'ambition était pourtant d'y mettre un point final.
Chapitre 2 : Splendeurs et misères de l'atomisme logique
Le second chapitre « Splendeurs et misères de l'atomisme logique », est consacré au TLP. L'auteur y explique l'essentiel du projet de G. Frege de construire, à côté de la langue naturelle, dont les irrégularités gênent la recherche de la vérité, une langue qui traduise plus exactement la logique de la pensée. Elle montre à quel point le TLP se situe dans la lignée de ce projet, et à quel point il s'en libère. Les distinctions et concepts principaux du livre, propres à Wittgenstein, tels que la distinction entre dire et montrer, la théorie de la proposition comme image de la réalité, sont expliqués brièvement. Il n'est pas sûr toutefois que ces idées puissent être rendues vraiment claires si l'on a pas explicité au préalable la théorie de la logique, ce qui était impossible dans un ouvrage aux dimensions aussi réduites.
Le chapitre consacré au TLP propose une explication de ce que devient la philosophie après lecture du TLP : soit elle se confond avec un discours positif, du genre des sciences de la nature, et elle n'est plus elle-même, soit elle est métaphysique, et elle n'est plus qu'un usage inapproprié du langage.
Si quelqu'un parlait du Bien ou du Beau, par exemple, Wittgenstein s'efforcerait de lui montrer que ces mots sont dépourvus de signification car il relèvent de valeurs et non pas de faits et que le langage ne peut exprimer que des faits. L'interlocuteur ne sait donc pas ce qu'il dit et ne dit rien puisqu'au moins une partie de son discours ne renvoie à rien dans la réalité (p 43).
Enfin, le chapitre se finit avec une évocation (encadré p. 46) des relations, plutôt conflictuelles, de Wittgenstein avec le Cercle de Vienne. Ses divergences avec Carnap ou Schlick tenaient-elle à sa personnalité plus « artiste » que « scientifique » ou à une véritable différence philosophique ? La réponse n'est pas donnée mais l'on comprend que Wittgenstein était déchiré par son attachement à une forme de pensée que, dans le même temps, sa raison, inspirée par le positivisme logique, condamnait. Le lecteur français ne peut s'empêcher de penser ici à la distinction Pascalienne entre le cœur et la raison3.
Rola Younès cite sur ce point le passage très éclairant de Paul Engelmann que je paraphrase ici : Wittgenstein et le positivisme logique s'accordaient sur le tracé de la frontière qui délimitait ce que l'on peut dire. Mais pour les positivistes, il n'y avait rien au-delà de cette frontière, alors que Wittgenstein sentait qu'il s'y passait l'essentiel « le sens du monde doit être en dehors de lui »4.
Chapitre 3 : Le supérieur : éthique, mystique, esthétique
C'est pourquoi ce chapitre du livre est consacré au mystique : « Le supérieur : éthique, mystique, esthétique ». Ce chapitre est essentiellement consacré encore au TLP mais aussi à la Conférence sur l'éthique (1929). Rola Younès a aussi recours à un corpus important de passages disséminés dans des lettres de Wittgenstein pour éclairer ses conceptions éthiques notamment.
L'éthique
Ludwig Wittgenstein montre que les jugements éthiques ne se laissent pas enfermer dans des énoncés factuels, c'est-à-dire des énoncés ayant une signification. « L'éthique, si elle existe, est surnaturelle, alors que nos mots ne veulent exprimer que des faits ». Ce que cherchent à dire les énoncés éthiques est une sorte d'expérience que Wittgenstein appelle l'expérience du mystique. De même que « Dieu ne se révèle pas dans le monde »5, le sens éthique d'une proposition ne peut s'expliquer par des faits du Monde. L'auteur consacre alors plusieurs pages à expliciter les conceptions religieuses de Wittgenstein, que révèle notamment sa correspondance.
L'esthétique
Wittgenstein s'est beaucoup intéressé au fonctionnement des jugements esthétiques, sans toutefois renier son idée initiale selon laquelle il n'y a pas vraiment de propositions esthétiques (pas plus qu'il n'y a de propositions éthiques). Dans ses œuvres tardives, consacrées au fonctionnement des énoncés, il souligne que le mot beau ne joue en réalité qu'un rôle secondaire dans nos jugements concernant les œuvres d'art. Nous décrivons plutôt l'œuvre sur le mode objectif.
Dans une expérience de pensée célèbre, Ludwig Wittgenstein imagine une psycho-physiologie achevée du jugement esthétique, qui pourrait décrire exactement ce que produit la contemplation de telle ou telle œuvre dans le cerveau du sujet et prédire s'il apprécierait ou pas l'œuvre. Et Wittgenstein demande si l'on aurait par là résolu la moindre question sur le jugement esthétique. La réponse est négative : ce que nous voulons dire lorsque nous qualifions l'œuvre de belle n'a rien à voir avec cette description factuelle : « la sorte d'explication que l'on cherche lorsque l'on reste perplexe devant une impression esthétique n'est pas une explication causale »6.
Chapitre 4 : Le « deuxième Wittgenstein » : Les Recherches Philosophiques
De l'aveu même de Wittgenstein, les Recherches Philosophiques, publiées en 1953, après sa mort, ne peuvent être comprises que par « contraste » avec « son ancienne manière de penser ».
Il est bien difficile de « résumer » un texte aussi foisonnant que les RP. La plus grande part du livre prend la forme de courts dialogues entre Wittgenstein et un interlocuteur fictif, il est difficile d'y déceler des arguments formels, dans la mesure ou les prémisses et surtout les conclusions sont le plus souvent implicites.
Rola Younès tente de dégager les concepts principaux tels que celui de grammaire, qui conditionnent la réflexion de Ludwig Wittgenstein , ainsi que quelques uns des fils directeurs qui traversent les RP : la question du « langage privé », et le sens de l'expression « suivre une règle ». Sur la question du langage privé, une mise en perspective historique, même brève, aurait cependant été appréciable.
La difficulté la plus patente pour comprendre les travaux tardifs de Wittgenstein porte sur le langage : c'est ce point que Rola Younès examine en premier. Le TLP donnait une conception isomorphique du langage (ou conception « augustinienne » en référence aux § 1 à 3 : le mot correspond à l'objet, la structure de l'énoncé correspond à la structure du fait) alors que dans les RP, c'est l'usage du terme qui doit être étudié pour en comprendre la signification. Les usages d'un terme donné sont très divers, et pourtant l'on peut leur trouver un « air de famille ». La description de ces « airs de famille » est l'objet principal des RP. Cette description consiste à mettre en évidence la « grammaire » du terme, grammaire qui n'est pas normative (car il faudrait alors la justifier par des principes extérieurs à l'usage) mais descriptive et factuelle. Par ailleurs le but de cette méthode n'est guère différent de celui du TLP : guérir les souffrances que donnent les difficultés philosophiques (« La philosophie traite une question comme on traite une maladie »7).
Chapitre 5 : Wittgenstein épistémologue
La certitude
Ce chapitre est principalement consacré à un des derniers écrits de Wittgenstein : De la Certitude. Rola Younès montre comment Wittgenstein s'attaque à la question du doute radical. Là encore la réfutation est un mélange de l'approche du TLP et des RP. L'alternative douter/être certain n'a de sens que concernant un fait ou un ensemble de faits à l'intérieur du monde. Donc, douter de l'existence du Monde lui-même comme totalité bornée, n'a pas de sens. La grammaire de ces expressions exclut leur usage totalisant.
Expliquer ou décrire : l'anthropologie de Frazer
Les Remarques sur le Rameau d'Or de Frazer montrent une incursion très originale de Wittgenstein sur la question de la psychologie de l'irrationalité. Wittgenstein y reste assez fidèle à lui-même en ramenant le débat à une observation des comportements détachée de toute interprétation en termes de croyances. Par exemple, pour Frazer, les rites magiques dénotent une conception naïve du monde qui imagine des causalités là où il n'y en a pas. Wittgenstein conteste cette approche : si les rites n'étaient que l'expression d'un souhait, et non une action ayant pour but de réaliser ce souhait8 ?
La psychanalyse
Ludwig Wittgenstein avait une bonne connaissance de la psychanalyse. Sa sœur Gretl avait été en analyse avec Freud lui-même. Il ne croyait guère, semble-t-il, à la psychanalyse comme une science de l'esprit humain. Ses critiques contre Freud se trouvent pour l'essentiel dans les LC avec Rush Rhees9, datées des années 1943-1944. Aujourd'hui, elles pourraient paraître assez banales : par exemple celle qui consiste à dire que la méthode d'interprétation par associations libres est « louche » parce qu'il n'y aucun moyen de vérifier si le point d'arrivée est le bon. Ce qui est intéressant est que les critiques de Wittgenstein entrent vraiment dans le détail des théories freudiennes, prenant la peine de le réfuter dans sa logique interne.
Par exemple, l'explication du rêve comme réalisation de désir néglige la multiplicité des causes possibles du rêve et cède à la tentation totalisante. Lorsque Freud explique l'angoisse comme répétition d'un événement originel, cela n'est pas plus satisfaisant : « il a proposé un mythe nouveau, voilà ce qu'il a fait » dit Wittgenstein dans ses conversations avec Rhees.
Les mathématiques
On rattache souvent Wittgenstein aux penseurs des fondements des mathématiques, comme Russel ou Frege. Pourtant, d'après Rola Younès, rien ne saurait être plus étranger à sa pensée que la recherche des fondements ultimes de quelque chose comme les mathématiques. Les questions de savoir s'il existe des objets mathématiques, et si oui sous quelle forme, ou si les mathématiques ne sont qu'une réécriture de la logique, ou autres questions du même genre, ne semblent l'avoir intéressé que dans ses jeunes années. Au-delà de ces remarques, il semble difficile de synthétiser dans une doctrine les remarques et les développements contenus dans les RFM.
Conclusion : Wittgenstein assassin de la philosophie ?
Ce chapitre est à mon sens le plus réussi de l'ouvrage. Rola Younès commence par citer le passage de l'Abécédaire de Gilles Deleuze dans lequel il traite Wittgenstein et surtout ses disciples d'assassins de la philosophie. Mais Rola Younès montre à quel point ce verdict est injuste. Car Wittgenstein, tout en montrant l'impossibilité de la philosophie, n'a pourtant cessé sa vie durant, d'en faire. Et ses idées ont durablement influencé la pensée du XXème siècle. Une pensée telle que celle de Wittgenstein n'avait, il est vrai, que deux solutions devant elle : se réfugier dans un mutisme définitif conformément au point 7 du TLP, ce qu'au fond, Wittgenstein aurait sans doute préféré, ou « entrer dans le ring » et combattre avec les armes de l'adversaire, ce qui revenait à se renier.
En conclusion, le livre de Rola Younès évite bien des écueils qui guettent ce type d'ouvrage comme la manque de clarté ou l'excessive technicité. Il accomplit avec élégance et modestie la « mission impossible » consistant à parcourir la pensée de Wittgenstein. L'ouvrage est utile à titre de carte d'orientation pour s'y retrouver dans l'abondante bibliographie de et sur Wittgenstein. Rola Younès souligne pour terminer que de même qu'il n'existe pas de doctrine de Wittgenstein, il ne saurait non plus y avoir de « disciples » de Wittgenstein. Seulement des philosophes, ou apprentis tels, qui s'efforcent d'aborder les problèmes philosophiques à sa manière.
Notes
1 TLP 4.112.
2 TLP, 7.
3 PASCAL, Pensées, fragment 282 Br.
4 TLP 6.41.
5 TLP 6.432.
6 LC sur l'esthétique.
7 RP § 255.
8 Cette hypothèse est cependant rejetée par les intéressés eux-mêmes.
9 Rush Rhees était un ami de Wittgenstein. Il édita, avec G.E.M Anscombe, les RP.