Jean-François Kervégan, La raison des normes. Essai sur Kant, lu par Abdenour Bouklila

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Jean-François Kervégan, La raison des normes. Essai sur Kant, Paris, Vrin, 2015.

 

L’ambition qui préside à cet essai consiste à étudier les transformations de la pensée kantienne tout en signalant les correspondances entre Kant et Hegel, invitant à cesser d’opposer systématiquement les deux auteurs dans le domaine éthique. La forme de l’essai n’est pas anodine :  son souci d’exploiter les potentialités conceptuelles de la problématique de la normativité chez Kant, l’amène à dégager les lignes de force d’une pensée au-delà de son architecture explicite et des intentions prêtées à son auteur.       

 

L’auteur nous offre ainsi un excursus, présentant un « Kant en mouvement » avec une cohérence et une unification intellectuelle ambitieuse via un enchaînement dialectique composé de quatre chapitres : « Liberté », « Normativité », « Juridicité », « Une métaphysique sans histoire ».

 

Dès son introduction (« Considérations initiales »), l’auteur dénonce le caractère réducteur de l’approche anglo-saxonne consistant à renvoyer dos-à-dos les théories déontologiques et conséquentialistes respectivement associées à Kant et à Hegel. Outre qu’il s’agit ici d’un lieu commun, cette approche est trop réductrice. Afin de rectifier ce jugement sommaire, l’auteur opère en deux temps. Il revient d’abord sur la controverse entre Kant et Benjamin Constant à propos du droit de mentir. Il propose une nouvelle grille de lecture qualifiant la position kantienne non plus de déontologisme strict mais de « déontologisme affaibli » (p.20).

Son premier argument montre que tout le raisonnement de Kant repose, en réalité, sur un examen nuancé des conséquences prévisibles et imprévisibles de l’adoption d’une règle subjective d’action. D’où un rapprochement surprenant entre Kant et Constant dont la position est « mixte ou hybride » (id.) incluant à la fois des principes et les conséquences.                                                                                                       

Son second argument consiste à affirmer que le devoir moral (en l’espèce : ne pas mentir) repose lui-même sur un droit donné par la forme du contrat excluant toute fausse promesse. Aussi, avant d’être un principe éthique, le principe de véracité est fondamentalement un principe de droit au fondement de la possibilité de toute transaction. Pour le démontrer,  Kervégan s’appuie sur La métaphysique des mœurs qui déplace le centre de gravité de la législation éthique vers le plan juridique. Si le déontologisme kantien est bien incompatible avec l’utilitarisme, il n’en demeure pas moins que la philosophie morale kantienne est compatible avec une forme de conséquentialisme qualifié de « sélectif ». Pour fonder cette compatibilité l’auteur rappelle que « le conséquentialisme ne se confond pas avec l’utilitarisme » (p. 24), dans la mesure où l’on peut analyser et hiérarchiser les conséquences selon un critère autre que le principe d’utilité.

 

Le premier chapitre intitulé « Liberté » porte précisément sur les transformations du concept de liberté et de volonté ; transformations souvent sous-évaluées en raison de la polyphonie de sens dans le corpus kantien (p. 27). Dans la Critique de la raison pure, en effet, la liberté connaît une acception à la fois transcendantale, pratique, cosmologique, négative ou encore positive. L’auteur procède  didactiquement afin de démêler l’écheveau de cette constellation kantienne complexe de significations. La fin étant de « mettre de l’ordre dans cet agrégat de concepts de liberté » (p.29). Pour ce faire, il distingue deux moments chronologiques et logiques de cette transformation :

- les années 1785 à 1788 : celles de la Fondation de la métaphysique des mœurs et de la Critique de la raison pratique où Kant tient pour acquis que la vocation de la raison pure, à savoir d’être normative id est pratique plutôt que théorique ou spéculative

-les années 1790 et suivantes: celles de La religion dans les limites de la simple raison (1793), Le projet de paix perpétuelle (1795), La métaphysique des mœurs (1796-97) où Kant opère une distinction nette entre le concept de volonté ( die Wille ) et le concept d’arbitre ( die Willkür )

La thèse de l’auteur est qu’entre ces deux périodes, le centre de gravité de la philosophie pratique s’est déplacé de la volonté vers l’arbitre. Autrement dit : exit le problème spinoziste du rapport entre liberté et volonté ou plus généralement la topique de la philosophie classique de la ratio et de la voluntas définissant l’esprit. Dans un premier temps  Kervégan met en exergue l’évolution du concept de liberté. Il rappelle que la première Critique contenait une hésitation entre deux sens de la liberté : transcendantale et pratique. Tantôt Kant fusionnait liberté transcendantale et liberté pratique faisant de la première le fondement de la seconde ( cf. « La 3e antinomie ») ; tantôt Kant distinguait ces deux libertés ( cf. « Canon de la raison pure »).                              

Il faut néanmoins attendre la Fondation de la métaphysique de mœurs et la Critique de la raison pratique pour voir Kant réviser sa conception de la liberté transcendantale et définitivement fusionner celle-ci avec la liberté pratique (p. 37). Tel est « la découverte de la Grundelegung » (p. 42) : une volonté libre est une volonté soumise à des lois morales, ouvrant la possibilité à un concept positif de la liberté comme autonomie. La conséquence est la suivante : Kant consacre le primat de la liberté de l’arbitre et ce faisant le primat de la nature normative ou pratique de la raison au dépend la question ontologique de la nature de la liberté et de l’usage spéculatif de la raison.

C’est dans un second temps que  Kervégan s’attache à mettre au jour le moment de la radicalisation kantienne en étudiant l’évolution du concept de volonté. Kant radicalise, et ceci dès l’introduction à La métaphysique des mœurs, la vocation de la raison pure à être pratique en identifiant la volonté à la raison pratique (ce qui est une nouveauté). Autrement dit seul l’arbitre peut être libre, la volonté n’étant ni libre ni non-libre (p. 61). En un mot Kant s’éloigne de sa conception primitive qui accordait un primat à la raison cognitive. Désormais il distingue deux destinations de la volonté : 1) la volonté comme pouvoir d’opérer des choix d’une part, 2) la volonté comme détermination des choix qu’opère l’arbitre d’autre part.

Kant abandonne le sens premier de la volonté comme arbitre pour ne retenir que le sens second de volonté comme détermination. Le résultat de ce parcours de La métaphysique des moeurs est l’identification de la volonté à l’usage pratique de la volonté. Cet affinement du concept de d’arbitre (comme Willkür) va servir de redéfinition et d’approfondissement à la notion de liberté (comme freie Willkür). Ceci trouve une fécondité dans une interprétation de la théorie du mal radical avec l’hypothèse redoutable de l’existence d’un arbitre diabolique en l’homme où l’opposition à la loi morale serait érigée en ressort (p. 55).

 

Le deuxième chapitre (« Normativité ») porte sur la théorie de la raison normative et le fait de la raison.  Kervégan se fixe ici l’objectif de démontrer qu’il existe une théorie de la « normativité cohérente » (p. 63) chez Kant. Au-delà, cette dernière est féconde et connaît une efficace et une applicabilité autonome dans le domaine de l’éthique et dans le domaine du droit (p.64). Pour ce faire, il entend déconstruire et réfuter techniquement la critique de formalisme adressée à la morale kantienne. Formel n’est donc pas formaliste, insiste l’auteur.

 Selon lui, le formalisme est « une légende » (p. 71) qui reposerait sur une incompréhension de l’impératif catégorique. Celui-ci n’est pas destiné à engendrer des maximes de manière déductive sur un mode cognitif mais via un test d’universalisation des maximes consistant à évaluer la consistance des positions normatives (« il faut faire x ou s’abstenir de faire y »). Certes, ce test est formel mais il s’applique à des contenus et non à des intentions. À partir de là, on peut comprendre pourquoi la raison pratique n’est pas le pouvoir d’édicter des normes mais plutôt de celui de reconnaître la validité de ces normes. Autrement dit, l’autonomie de la volonté n’est pas source des normes, comme le suggérerait un certain kantisme scolaire, mais seulement la source du caractère obligatoire (die Verbindlichkeit) quand ces normes sont valides. Par conséquent, l’unique question que pose la Critique de la raison pure est la suivante : « l’obligariété des normes d’action peut-elle avoir un fondement exclusivement rationnel, et par conséquent être indépendant de tout éléments de nature empirique ? »(p. 72). La théorie de l’impératif catégorique et l’autonomie de la volonté constituent une réponse positive à cette question.

Toutefois l’auteur de l’essai affronte l’une des difficultés résidant dans la compréhension d’un fait de la raison (Factum rationis) qui constitue un des points d’achoppement classiques du commentaire kantien.  Le fait de la raison signifie que la raison est la normativité elle-même : « je dois faire ceci ou cela ». Ce fait non empirique est immédiatement sens, sans saisie par intuition ou déduction. La raison pure se sait immédiatement investie d’un pouvoir normatif qui ne peut être remise en question (par distinction d’avec son pouvoir cognitif limité) ; tel est le fait de la raison. Cela implique néanmoins une postulation : ma raison ne peut s’attribuer un tel pouvoir normatif sans se le représenter comme un pouvoir partagé ou encore comme une raison commune. Tout être est capable de se représenter comme un pouvoir normatif et non comme un « automaton spirituale » qui n’est que la liberté du tournebroche pour reprendre l’image que Kant emprunte à Leibniz. Par suite, une maxime est éligible si et seulement si l’on peut se convaincre que tout sujet devrait faire sienne cette maxime. L’auteur opère une précision terminologique décisive : « se convaincre de » renvoie ici à un état d’esprit que traduit le mot Gesinnung en allemand ; nullement à une intention comme cela est souvent traduit en français (c’est le cas dans la traduction française de la deuxième Critique par F. Picavet ou encore par J-P Fussler).  Demeure une difficulté de taille : comment fait-on pour tester le caractère universalisable d’une maxime afin de l’élire ? Pour pouvoir répondre à cette question  Kervégan convoque la philosophie du droit en empruntant à Herbert Hart  (cf. Le concept de droit, chapitre II) le concept de  « règle de reconnaissance » (p. 82) pour qualifier la loi morale. Cette règle est une procédure d‘établissement de la validité normative des jugements évaluatifs. La loi fondamentale de la raison pratique serait donc une règle de reconnaissance qui doit se fier non plus à une raison mais sur le sens commun ou encore la raison commune. C’est ce que  Kervégan nomme avec certains accents habermassiens, « la raison publique ». À cet égard, le sens de la distinction entre légalité et moralité, qui n’est pas à confondre avec celle du droit et de l’éthique, est modifié. Loin de s’opposer, normativité éthique et juridique sont deux manières de considérer un rapport du même sujet à la normativité : alors que le droit prescrit des actions, l’éthique prescrit des fins obligatoires (p. 92).

 

Le troisième chapitre porte sur « La juridicité » et mobilise de manière féconde l’histoire de la philosophie (en particulier Fichte et Hegel) dans le but de souligner l’importance de la normativité juridique chez Kant, tout en contestant l’idée répandue selon laquelle celle-ci aurait un rang inférieur à la normativité éthique. Aussi à la question «l’impératif catégorique de l’éthique est-il au fondement du droit ?» (p. 96),  Kervégan répond en deux temps. Positivement d’abord en s’appuyant sur la Grundelegung et de la deuxième Critique qui sous-évalue le droit. Négativement ensuite, en se situant dans les écrits tardifs du Projet de paix perpétuelle ou encore de La métaphysique des mœurs qui réhabilitent le droit.

Kant distingue explicitement, dans lesdits ouvrages tardifs, « la morale en tant qu’éthique » et « la morale en tant que doctrine du droit », et d’insister fortement sur la nécessité de reconnaître la pleine autonomie de la normativité juridique (p. 110). Rappelant le caractère extérieur de toute législation juridique,  Kervégan souligne l’erreur consistant à poser une hiérarchie subordonnant la législation juridique à la législation éthique. Loin de réduire l’impératif juridique à un impératif hypothétique, Kervégan rappelle que Kant accorde l’existence de principes a priori à toute législation juridique. Il appert que le corpus kantien fait place à une métaphysique du droit indépendante de tout droit positif et de toute revendication éthique. Ceci donne lieu à une « loi universelle du droit » que Kervégan nomme « l’impératif catégorique juridique » (p.116) afin de qualifier l’obligation juridique en tant que telle. Afin de prévenir toute confusion avec l’obligation éthique, l’auteur rappelle les trois caractéristiques essentielles du concept de droit : rapport d ‘extériorité à la personne, l’engagement de l’arbitre rationnel, la forme juridique de l’action imputée (et non sa matière). Ces trois critères seront soumis à validation par Kant dans le domaine plus large du droit cosmopolitique afin d’entériner définitivement l’indépendance du droit vis-à-vis de l’éthique (p.131). Une tension apparaît dès lors, au sein du corpus kantien, entre une conception du cosmopolitisme  qualifiée « d’inflationniste » car située au niveau du genre humain et une approche « déflationniste » que l‘on pourrait assimiler aujourd’hui au droit international privé (p. 137). En ce sens il serait possible d’associer naïvement le droit cosmopolitique et l’éthique en raison de sa teneur philanthropique. Contre cette interprétation l’auteur rappelle que Kant expose le problème de la constitution d’une société civile mondiale ; aussi cette question se déploie sur le terrain du droit et non de l’éthique.

La conclusion de ce chapitre ouvre sur un paradoxe : l’auteur interprète la distinction kantienne entre normativité juridique et éthique comme la cause ayant contribué à faire de Kant l’un des précurseurs du positivisme juridique. Ceci est prima facie paradoxal dans la mesure où Kant nie l’autonomie conceptuelle du droit positif au regard du droit rationnel (p. 139). Cependant la séparation entre la légalité et la moralité va conduire à une problématique nouvelle : celle de la pureté comme besoin de la science du droit annonçant ainsi le positivisme logique de Kelsen ou encore le positivisme dit « soft » de Hart. Au-delà de l’interprétation,  Kervégan propose un recentrage problématique, jalonné par la tension des deux normativités éthique et légale, ce qui n’est pas sans résonner avec l’actualité juridique ou politique (par exemple l’affaire Humbert ou encore la crise migratoire en rapport avec des pays en guerre).

 

Le dernier chapitre (« Une métaphysique sans histoire ») est consacré à la question de l’histoire et à la possibilité d’une métaphysique de l’histoire chez Kant. Cette question implique de définir, d’un point de vue kantien, le concept même de philosophie. Au sens strict, Kant le définit dans La métaphysique des mœurs comme « le système de la connaissance rationnelle par concept ». Par conséquent l’histoire, ne relevant que d’un jugement réfléchissant et non du pouvoir de connaître, appartiendrait seulement à une « anthropologie morale » (p.144). Cependant  Kervégan propose un éclaircissement (p.152) des divers niveaux et glissements de sens du concept de philosophie (sens scolaire, cosmique, mondain, cosmopolitique). Reléguer l’histoire dans le domaine de l’anthropologie implique aussitôt de resituer l’histoire face à la question « qu’est-ce que l’homme ? ». Autrement dit, l’histoire est identifiée à l’intersection du domaine pratique et du domaine théorique. La démonstration revient à l’Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique de 1784 qui, partant de la présupposition d’une nature humaine duale, pose une téléologie rationnelle au service de la compréhension de l’histoire naturelle de l’homme.

L’auteur fait remarquer que le concept d’histoire est lui-même double chez Kant : tantôt histoire naturelle (au sens de Buffon) de type descriptif, tantôt histoire de la liberté de type interprétatif. C’est à partir de 1784 seulement, que s’imposera le second sens au dépend de l’approche primitive, plus naturaliste. Outre une meilleure compréhension de la thèse de l’insociable sociabilité (dessein, plan de la nature qui n’est pas une ruse de celle-ci)  ceci permet de penser, en outre,  le progrès humain en posant que l’histoire possède un fil conducteur (Leitfaden) a priori . En somme, les écrits kantiens sur l’histoire peuvent être développés dans deux directions : anthropologique d’une part, fondant une histoire de la nature et normative d’autre part, fixant l’horizon d’une histoire de la liberté (p .175). Néanmoins, au sens strict du terme, l’expression « métaphysique de l’histoire » demeure oxymorique, voire étrangère au corpus kantien.

 

En guise de conclusion il s’agit d’un essai dynamique et stimulant qui nous est proposé par Kervégan. Ce dernier a cherché à concilier deux traditions de pensées, kantienne et hégélienne, dépeintes habituellement comme opposées. L’hypothèse de  Kervégan est à la fois audacieuse et féconde : « Il se pourrait que la théorie kantienne de la rationalité anticipe à certains égards, l’idée hégélienne d’une rationalité objective et réciproquement que la théorie hégélienne de la normativité se développe dans une direction où Kant l’a, à bien des égards, précédé » (p.183). Loin d’une raison « monologique » et d’une critique « mise en musique par elle seule » (p.184), l’auteur de cet essai intempestif aux ramifications multiples, invoque la socialité de la raison. Last but not least, le programme rationaliste de Kant, loin d’être caduc, devient le levier d’une raison commune au service de l’agir contre « la pensée faible ». Par ses abondantes références didactiques au corpus kantien mais aussi à des auteurs de tradition plus analytique issus de la philosophie du droit, cet essai interroge les enjeux de la raison normative sous un jour nouveau, sans abandonner l’idée de proposer des éclairages plus pointus ou en phase avec l’actualité de la recherche. Il serait intéressant de prolonger cette étude et de montrer justement à quel point des penseurs de tradition allemande comme Hermann Cohen ou Franz Rosenzweig ont esquissé, voire avalisé à leur manière, ce rapprochement inédit entre la philosophie pratique kantienne et la philosophie de la Sittlichkeit hégélienne. Loin des « mains de Kant » de Charles Péguy, c’est comme si la critique faisait signe dans l’orientation des problèmes, vers des « méditations hégéliennes naissantes ».

 

Abdenour Bouklila