Jean-Louis Poirier, Ne plus ultra. Dante et le dernier voyage d'Ulysse, Belles Lettres, 2016

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« La plus extraordinaire des choses littéraires », disait Borges de la Divine Comédie. Jean-Louis Poirier vient de consacrer à l'un des plus sublimes passages de l'Enfer, qui forme le premier cantique de la Commedia, et le plus pittoresque, un commentaire à bien des égards très extraordinaire.

 

   Au chant XXVI de l'Enfer, Ulysse surgit d'une fosse obscure sous la forme d'une langue de feu pour donner le récit de son dernier voyage au-delà des limites du monde connu. Ces vers fascinants ont été l'objet d'une glose considérable depuis plus d'un siècle (quarante pages d'indications bibliographiques si l'on ouvre par exemple Seriacopi 1994). Mais c'est l'interprétation qu'en fit Hans Blumenberg qui intéresse l'auteur (« un événement théorique à part entière », p. 4), et qui fait toute la nouveauté de son ouvrage dans les études dantesques. L'introduction (p. 1-10) propose de voir dans l'aventure d'Ulysse « la tentative sans doute la plus entière de mise en question radicale du monde » (p. 1), et interroge cette signification générale - pour Dante en premier lieu, pour nous ensuite, qui sommes les héritiers de la modernité que le poète florentin a précédée : n'y aurait-il pas dans ce désir de connaître l'inconnu, auquel Ulysse sacrifie tout jusqu'à en perdre la raison (il folle volo) et la vie (il mar sovra noi), quelque chose comme l'indice de la configuration d'un monde qui s'anéantit, en la nécessité duquel l'homme ne parvient plus à se fier, contre lequel il lui faut désormais s'affirmer, ne serait-ce qu'à titre de contingence ? Ce questionnement sur l'Ulysse de Dante, orienté par une problématique à la fois cosmologique et métaphysique, va conduire l'auteur à investir tout aussi bien, puisqu'il s'agit de poétique, de mémoire et de transmission, l'analyse des métaphores (l'océan, la navigation, le naufrage, etc.) que l'histoire des concepts (le désir de savoir, la curiosité, la limite, etc.).  

 

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Doré, Inferno XXVI

   Au préalable, JL Poirier se fait traducteur et commentateur du Canto di Ulisse (p. 13-55). De sa traduction des terzine en prose (p. 14-23), l'auteur avertit qu'elle est « volontairement élémentaire, exactement sans qualité » (p. 11). On reconnaîtra, quoi qu'il en dise, qu'elle est limpide, explicative, éclairante : au vers 57, l'ira est attribuée à Dieu de manière très explicite (« comme ils provoquèrent ensemble la colère divine ») ; au vers 72, la tua lingua est rendue par « ton discours » ; la notion de vertu (valore au vers 99 rimant avec ardore, virtute au vers 120) est comprise comme valeur et excellence; l'alto passo du vers 132 (« le pas suprême » pour Longnon, « la haute aventure » pour Pézard) devient ici « la grande traversée ». - Quant au commentaire (p. 25-55), c'est à notre connaissance le premier à être publié en français qui soit si précis et si développé, attentif à la question de l'intertextualité comme l'essai de Giglio (1997), soucieux du détail et de la structure comme l'étude de Sasso (2011). On se souvient peut-être qu'André Pézard, au détour d'une note, avait promis à ses lecteurs une Damnation d'Ulysse, qui ne parut jamais (quoique des fragments de ce qu'elle eût pu être soient présents dans l'Ulisse que Pagliaro dédia au maître français). Or, si la Damnation de Pézard ne fut pas écrite, c'est semble-t-il qu'elle ne pouvait pas l'être, car JL Poirier, tout en comblant en quelque sorte ce manque, convainc assez facilement que, dans le cas d'Ulysse, damnation et justification s'entremêlent sur un mode prodigieusement complexe : « Tout le texte de Dante, toutes ses références, tout son ancrage historique montrent que ce [désir de savoir pour lequel il meurt] est naturel, inscrit profondément dans la nature de l'homme » (p. 55). Les moments successifs de l'Inferno XXVI, depuis l'adresse à Florence jusqu'à l'orazion picciola d'Ulysse et à sa fabuleuse narration du drame final, sont donc examinés dans leur littéralité, ainsi que dans leurs sources bibliques et classiques, l'importance probable de Cicéron, De Fin. V, 16-18 étant signalée.

 

   La première partie (p. 57-226) présente la suggestion infiniment séduisante qu'au-delà de la passion de l'unité qui anime la doctrine de la Divine Comédie, il y a aussi en elle une intuition de contradictions ou, si l'on ose dire, une conscience malheureuse, déchirée par certaines négativités dont l'épisode d'Ulysse serait l'un des signes les plus puissants. 

   On ne s'étonnera pas que le chapitre premier (p. 59-82) rappelle l'ambivalence de l'écriture de Dante, tant l'allégorisation lui est inhérente, et expose la règle que lui-même très tôt formula, inquiet que la profondeur de sa pensée ne fût pas pénétrée, et qu'il prit soin de théoriser dans le Convivio : la lettre de ses sonnets, chansons, poèmes requiert une lecture indispensablement allégorique - exigence que l'on retrouve dans une expression rudimentaire au § 7 de l'Épître à Cangrande (« istius operis non est simplex sensus, immo polysemum »). L'auteur insiste sur l'héritage que constitue le précédent de l'exégèse propre aux traditions des enseignements néoplatonicien et chrétien, étrangement parallèles sur le point de traiter la figure d'Ulysse, qu'elle apparaisse chez Homère ou Platon, comme le lieu d'une allégorèse systématique - ce qu'attestent les écrits de Clément d'Alexandrie, de Plotin, de Porphyre, dont l'exercice magnifique sur L'Antre des nymphes est étudié en détail (p. 78-82). C'est Jean Pépin déjà qui, dans son article sur « l'Ulysse platonicien et chrétien », faisait observer, tout en soupçonnant une origine gnostique à cette douteuse proximité, qu'Ulysse fut le principal des mythes grecs pour la réception desquels les textes patristiques purent bénéficier de manière plus ou moins directe de l'exégèse médio-platonicienne. 

   Pour procéder à la délicate allégorèse de l'Ulysse de Dante, les chapitres II et III font l'hypothèse que cette figure exceptionnelle que le poète réinventa par seul droit de génie correspond en fait à une rupture dans la détermination médiévale de l'ordre cosmique et géographique d'une part (p. 83-127), de l'ordonnance de la question du salut d'autre part (p. 129-226) - détermination que toute la Commedia s'attache, pourtant, à confirmer chant après chant. Ainsi il conviendrait de discerner que la reprise par Dante de l'astronomie ptolémaïque se complique d'une dramatisation de quelques principes théoriques (précession des équinoxes, théorie de la trépidation) qui a pour effet de faire entrer l'irrationnel dans ce que le monde sensible a de plus élevé (p. 83-103). Pareillement, la géographie du monde habité se trouve confrontée à l'irrationalité des antipodes, de l'océan austral, de l'antigéographie infernale et de ce qui en est la cause métaphysiquement effrayante en termes de création, la chute de celui que le chant XXXIV décrit con paura (p. 103-127).

   Le chapitre III, relatif à l'économie du salut, reprend dans des pages brillantes les analyses patiemment minutieuses de Blumenberg sur les concepts de modernité et de curiosité dont La Légitimité des Temps modernes faisait entre autres choses l'histoire. Le voyage d'Ulysse, loin d'être l'emblème sécularisé d'un itinerarium mentis ad Deum, serait donc un contrecoup du sentiment diffus que s'était épuisée l'idée métaphysique de cosmos, c'est-à-dire d'un être du monde adéquat à l'essence divine - et cela avant même que ne commençât la modernité : « ce qui caractérisera cette modernité (...), résume l'auteur, c'est la disjonction de la métaphysique et de la théologie, et donc la possibilité d'un monde qui ne soit pas un cosmos, d'un monde qui ne soit pas la réalisation d'un modèle ou, si l'on peut dire, d'un monde qui ne ressemble à rien. On comprend que, jeté dans un tel monde, l'Ulysse de Dante n'ait eu d'autre pensée que d'en sortir (...) » (p. 141). L'une des conséquences de cette « perte de confiance dans le monde » (p. 145) serait une modification de l'attitude théorique à son égard (p. 146-226) : l'histoire conceptuelle du désir de savoir, de ses altérations en concupiscence et en curiosité est alors retracée à l'aide de renvois à Platon, Aristote, Cicéron, Augustin, au Pétrarque du mont Ventoux, au Léonard des cavernes de l'Etna, etc. (p. 146-190), jusqu'aux positions pleinement modernes de Nicolas de Cues et de Giordano Bruno (p. 190-221), le Cusain et le Nolain de Blumenberg. L'auteur fait remarquer ce que cette attitude moderne a en définitive de tragique : « La quête moderne du savoir mime une quête de l'absolu, elle porte une ouverture à la transcendance, mais elle reste prisonnière du monde ici-bas » (p. 191).

 

   La seconde partie (227-349) complète l'étude de la fable que contient l'Inf. XXVI par celle de la signification qu'elle a pu prendre dans différentes réceptions modernes et contemporaines.

   Le chapitre IV (p. 229-302) part du travail de Stanford sur la complexité et la plasticité de la matière du thème ulysséen pour y rechercher un invariant possible à travers l'histoire des variations poétiques depuis le prototype homérique. Cet invariant serait moins l'idée de retour que celle d'errance, qui associe la μῆτις aux ναυτικά de façon plus fondamentale. Cela expliquerait qu'à la manière de l'Odyssée dont la grandeur, disait Genette, est d'être devenue un point de mire de l'écriture hypertextuelle, l'Ulysse de Dante soit devenu à son tour l'hypotexte privilégié de poètes et de romanciers aussi géniaux et dissemblables que le Tasse, l'Arioste, Leopardi, Tennyson, Arturo Graf, Pascoli et Melville. Leurs appropriations respectives de l'Inf. XXVI sont l'une après l'autre considérées.

   Le dernier chapitre (p. 303-349) reprend thématiquement les métaphores de l'océan, de la navigation et du naufrage avec pour références Platon, Primo Levi, le Blumenberg de Naufrage avec spectateur, et s'intéresse à la fonction de transmission  qu'un mythe comme celui d'Ulysse a pour fin de remplir - étant donné, comme dirait Blumenberg encore, la différence d'extension entre métaphorique et métaphysique. Sous ce rapport, l'auteur note qu'il n'y a pas grand sens à faire de Dante le prophète de la modernité (p. 335), puisque, par l'équipée d'Ulysse, le poète s'établit en passeur d'une expérience (per dar lui esperïenza piena, dira Inf. XXVIII, 48), celle de « la mise en question d'un monde fini », et que « cette expérience s'ordonne à un besoin de transmission, qui ouvre sans doute à une espérance » (p. 348).

   De cette espérance, l'épilogue (p. 351-370) et la conclusion (p. 371-373) ne font guère état : ils insistent sur une nouvelle modalité existentielle (une « chose post-moderne », p. 362) que l'auteur appelle la déchéance (« la déchéance n'est ni salut ni damnation. Entre les deux, elle est plutôt l'expérience effrayante de l'impossible néant de soi-même (...) », p. 361). À titre de témoin, d'Ulysse postmoderne, le héros d'Under the Volcano, le roman de Malcolm Lowry, montre d'après l'auteur que « ce n'est pas l'absence de salut qui rend la vie impossible, mais la vie même qui rend tout salut impossible » (p. 369), faisant donc précéder devant toute autre question celle, anthropologique, du besoin de salut, dont le contenu est redéfini comme besoin de reconnaissance : « la déchéance fait donc apparaître, plus encore que le désir d'être sauvé, le besoin d'être jugé, le besoin de faire reconnaître ce que nous sommes, le besoin de justification » (p. 372).

 

   Qu'on nous permette de dire avec brièveté que dans ce livre, l'un des plus beaux et des plus denses, très certainement, de tous ceux consacrés à l'étude de la pensée dantesque, on ne peut qu'admirer sans réserve l'immensité de l'érudition, la profondeur de l'enquête, la finesse des analyses, le charme d'un style plein d'ironie - toutes qualités qui assurent un plaisir auquel il est facile et même légitime de se laisser prendre (une légitimité du plaisir dont convient Dante en toutes lettres au chant XXVII du Purgatoire : lo tuo piacere omai prendi per duce). Difficile aussi de ne pas se laisser convaincre par les conclusions de JL Poirier sur la richesse et les contradictions de l'Ulysse italien, sur l'actualité de la métaphore du naufrage (qu'elle tire sa force de la poésie dantesque ou mallarméenne), sur le désespoir d'une postmodernité près d'en revenir à la sagesse que Silène selon Aristote finit par avouer au roi qui l'avait capturé. - Moins évidentes (bien que la nature de l'ouvrage interdît que l'auteur les expliquât avec la moindre ampleur) nous semblent certaines propositions reprises de Blumenberg sur la fiabilité supposée du monde antique, sur la disparition corrélative de ce sentiment, si c'en est un, à la modernité : il n'est pas aisé d'être d'accord, sans plus de preuves textuelles, avec l'allégation que cette angoisse ait été inconnue des Anciens et que l'histoire de ce sentiment commence seulement à la fin du Moyen Âge, même si l'on prend la précaution d'ajouter - prudence qui change fort peu de choses à l'affaire - qu'il serait plus que tout question ici de son articulation avec une conception de l'acte qui se limiterait à la perspective de l'immanence.

   Pour ce qui est de l'édition, le lecteur aura la satisfaction de la trouver formellement impeccable, en vérité au-dessus de tout reproche (une seule erreur de typographie en près de 400 pages, et encore s'agit-il d'un accent, p. 201 ; un nom s'insère mal à propos entre deux mots, p. 228). Sans doute aussi devra-t-il prêter son attention à la n. 10, p. 27, à la n. 21, p. 31, à la n. 40, p. 72 (où il faut lire « § 29 » au lieu de « § 9 »), à la p. 225 (« non dans les marges de l'Enfer » au lieu de « dans les marges de l'Enfer»), à la p. 334 (« son disciple Élisée » au lieu de « son fils »).

   Parlant du fond de cet Enfer, l'Ulysse de Dante n'est donc pas la simple version dramatique du personnage parodique mieux connu du public français, Calogrenant le chevalier ridicule - qui lui aussi « cherch[ait] ce qu'il ne [pouvait] trouver », qui lui aussi réclamait « ou l'aventure ou les merveilles », qui lui-même manqua de mourir noyé, alors qu'il était non pas en mer mais à cheval, dans la tempête par laquelle Chrétien de Troyes s'amuse à le punir. Contrairement à lui, si l'Ulysse de Dante est sublimement grand, c'est que, substituant la question de l'héroïsme à celle du salut, il soumet la vie à une discipline plus qu'à une justification - d'où vient la forme désintéressée du désir, du gran disio qui est également grand mépris. Ne plus ultra montre le tragique de cette grandeur. Qui ne tirerait profit à suivre son auteur dans l'examen de ce tragique qu'il mène avec tant d'intelligence et de culture ?

 

K. Oukaci - 08/05/2016