Jean-Baptiste HENNEQUIN, Machiavel pour mon fils, Actes Sud 2015, lu par Béatrice Allouche-Pourcel
Par Michel Cardin le 10 juillet 2017, 06:00 - Philosophie politique - Lien permanent
Dans ce premier essai de Jean-Baptiste HENNEQUIN, c'est en tant que père que l'auteur choisit Machiavel comme anti-modèle pour son fils. S'adressant à son enfant devenu imperceptiblement un jeune adulte, il lui montre comment un penseur florentin du seizième siècle peut l'aider à naviguer sans sombrer dans l'époque chaotique qui est la nôtre.
Dès le prologue, le ton est donné, entre autodérision, humour, gravité, bon sens et exigence : le mal existe et il faut apprendre à s'y confronter : l'instruction, le labeur, la lucidité consistant à affronter sans faiblir les vérités déplaisantes sont nécessaires mais il y a loin du devoir-être à l'être. Ces viatiques seront insuffisants pour la survie dans le monde hostile de la compétition perpétuelle pour le pouvoir. A fortiori en sachant que même les meilleurs esprits n'agissent pas toujours suivant leurs pensées ou leurs recommandations. Ainsi, la morale et ses normes doivent être examinées à l'aune des circonstances de leur application. Le rôle de Machiavel prend ici tout son sens qui, cinq cents ans auparavant, l'avait bien compris et a donné, en particulier dans Le Prince, une leçon de pragmatisme politique qu'il nous faut appréhender sans préjugés et sans lui appliquer la morale normative et inutile qu'elle dénonce. Sans stigmatiser ni glorifier cette philosophie, reconnaissons-lui ses mérites incontestables : avoir choisi une perspective qui est celle de la morale politique, la soumettre à l'épreuve des faits et aux réalités de la nature humaine puis en induire un enseignement guidé par une nouvelle norme : la préservation de l’État et la stabilité du pouvoir politique.
Jean-Baptiste HENNEQUIN s'étant placé sous cette égide, suivent dix injonctions surprenantes et provocatrices qui sont autant de têtes de chapitres et d'"anti-conseils" pour former un jeune prince moderne et lui apprendre à devenir "un esprit libre dans l'action, et in fine un homme sage".
Premières recommandations à l'adresse du jeune prince : "Pense à toi" et "Travaille pour toi". Alors que l'autorité a perdu son ancrage traditionnel, il est nécessaire d'apprendre, de se remettre perpétuellement en cause, de cultiver le goût de l'effort et de renoncer à la procrastination pour rester libre.
Les chapitres III et IV démontrent la nécessité des "anti-qualités" suivantes pour réussir : "Fais travailler les autres" et "Séduis". Sans cynisme mais avec lucidité, l'auteur remarque que "voler les pensées des autres permet de gagner des moments précieux". En prenant l'exemple de Steve Jobs, il montre que cette injonction requiert aussi la séduction, moyen de subtiliser les talents des autres en douceur. Les génies introvertis et modestes tombent dans les oubliettes de l'Histoire : pour marquer l'époque, il faut avoir le verbe haut, le sens de la flatterie, du charisme et une volonté obstinée.
Le cinquième conseil, inspiré de Machiavel, est tout aussi explicite : "Mens". Là encore, montre le père à son fils, le mensonge a des règles et il faut les respecter sous peine de le rendre inefficace voire dangereux. La "recette" du bon mensonge : tout d'abord, il reste inconnu, ne se dévoilant que lorsque " le temps a supprimé son poids moral et sa charge émotionnelle"; de plus il est personnel dans le sens où assumer le sien implique de ne jamais endosser celui d'un autre ; enfin, il doit être pratiqué dans les règles de l'art, avec aplomb et assurance.
Avec les chapitres VI "Enrichis-toi" et "Dépasse-toi", le père souhaite transmettre à son fils une conception saine de l'argent et des inégalités, ces dernières étant les conditions nécessaires au dépassement de soi. Le jeune prince doit chercher à s'enrichir, sans honte ni culpabilité car l'aisance financière augmente sa liberté. La Théorie de la justice de John Rawls sert ici de caution intellectuelle à l'acceptation des inégalités, qui encouragent à donner le meilleur de soi-même. Comment y parvenir ? En apprenant à agir contre nos penchants, en bannissant compassion et empathie, en étant surtout audacieux et imprévisible, en rejetant confort, idées reçues et sentiers battus.
Le chapitre VIII " Connais l'histoire" montre comment utiliser et mettre à profit les enseignements du passé : en sachant que "les méchants échappent à la justice" (l'auteur cite les exemples de Mengele et de Pol Pot), que les plus méritants ne sont ni récompensés ni reconnus, qu'il faut se méfier des héros et des mythes et bien comprendre que la vérité historique n'existe pas, qu'elle se ramène à une multiplicité d'interprétations.
Enfin, les deux dernières recommandations "Garde ta foi" (chapitre IX) et "Préserve-toi de la barbarie" (chapitre X) exhortent le jeune homme à avoir la foi, mais à agir contre elle lorsque les circonstance l'exigent, à se méfier de la tyrannie moralisatrice d'un monde obsédé par la sécurité, à conserver un jardin secret et protéger sa vie privée quand l'exhibition de la vie intime devient une norme, in fine à éviter les importuns, les flatteurs opportunistes et les médiocres.
Un ouvrage réjouissant, sachant provoquer sans cynisme, étant entendu que l'auteur avoue très vite s'être évertué à contrevenir à toutes les recommandations qu'il contient...
Utile aux enfants comme aux parents, jouant habilement de l'humour et de l'autodérision, le propos se veut tantôt léger tantôt empreint de gravité, mais, au-delà de la figure tutélaire machiavélienne, le plus émouvant reste ce qui transparaît à chaque page : l'infinie tendresse d'un père pour son fils.
Béatrice ALLOUCHE-POURCEL (première parution 8 juin 2016)