Alain Seguy-Duclot, Platon, Belin 2014, lu par Sidonie Dastillung

Alain Seguy-Duclot, Platon. L'Invention de la philosophie, collection Le Chemin des philosophes, Belin, octobre 2014 (288 pages). Lu par Sidonie Dastillung.

Déjà reconnu pour ces travaux portant sur la philosophie platonicienne, notamment pour les commentaires qu’il a produits de deux dialogues, le Parménide, Le Parménide ou le Jeu des hypothèses (1998), et celui du Théétète, Dialogue sur le Théétète de Platon (2008), Alain Séguy-Duclot, professeur chercheur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, propose cette fois dans Platon, l’Invention de la Philosophie une appréciation beaucoup plus globale de l’œuvre de Platon.

Même si l’ouvrage propose dans sa troisième partie un commentaire détaillé du Gorgias, il s’agit de comprendre la philosophie platonicienne dans sa logique de constitution, dans l’objectif de déterminer sa portée pour l’avenir de la philosophie. N’adoptant pas une approche purement historique, Alain Séguy-Duclot nomme « invention » de la philosophie par Platon, non pas la naissance du discours philosophique mais son désir de confrontation permanente à ce qui s’oppose à lui. A ce titre, la philosophie consiste en un geste d’ouverture à ce qui n’est pas elle, ce que l’auteur considère comme la tâche même qu’elle a aujourd’hui à accomplir, dans le contexte du développement de la science moderne. Cet ouvrage se présente comme le complément théorique de celui qui le précède, Le réalisme Physique (2013), dans lequel l’auteur analyse l’avènement de la physique moderne. L’auteur souhaite trouver en Platon les principes de la redéfinition du projet d’explication rationnelle du monde, requise depuis la consécration du principe de vérité relative par la physique probabiliste. En même temps que disparaît l’attachement au concept d’ontologie rationnelle, la philosophie doit se rapprocher, selon lui, de son origine platonicienne, en se définissant comme ouverture non dogmatique à la pluralité des savoirs. Aux trois premières parties où l’auteur s’attache à dégager le sens de cette invention platonicienne, succède la quatrième partie de l’ouvrage où l’auteur considère le devenir de la philosophie.

La première partie est une présentation de la naissance de la philosophie. L’auteur ne la caractérise pas comme avènement d’un discours rationnel sur la réalité, mais comme discussion qui s’établit au sujet de la validité de ce projet. En interrogeant  les différentes étapes de la constitution historique de la philosophie occidentale, l’auteur la réduit au combat entre deux tendances, l’une rationaliste, donnant toute son adhésion à l’idée d’ontologie rationnelle, l’autre, antirationaliste, réduisant l’être à l’apparence relative. L’analyse conduite par l’auteur dans ces deux premiers chapitres est d’autant plus essentielle qu’elle établit la singularité de la philosophie occidentale par rapport aux philosophies indienne et chinoise qui la précèdent. En se fondant sur une rationalité de type mathématique, qui comprend l’essence des choses comme leur système de proportion interne, Pythagore prononce le passage d’une conception qualitative du réel à une conception quantitative, dont le premier chapitre fait la généalogie. L’auteur nous montre comment, ensuite, la réduction opérée par Parménide de l’être au principe de non-contradiction radicalise ce projet pour lui donner son achèvement. L’acte de naissance de la philosophie se confond donc avec l’avènement d’un projet d’ontologie rationnelle, où la réalité et sa connaissance sont d’essence logique. Mais si la compréhension qu’en donne Alain Séguy-Duclot est si importante ici, cela tient surtout à la manière dont il intègre la sophistique comme moment de cette constitution.  Elle en est pour lui une partie intégrante, dans la mesure où elle anticipe sur la forme de la dialectique, en tant  qu’opposition systématique de deux thèses contradictoires sur un sujet. Dans cette perspective, le second chapitre se  consacre à l’analyse de la destruction du projet d’ontologie rationnelle par les sophistes, à travers la compréhension de ce que l’auteur nomme « ses formes supérieures » (p.77). A l’espoir rationaliste d’une vérité ontologique, qui puisse décrire ce qui est tel qu’il est, Gorgias et Protagoras opposent un type de vérité relative, dont la logique est en dernière instance combative. Avec Gorgias, la sophistique parvient au sein de son traité Du non-être, à un pastiche de la logique déductive, concluant à l’existence du néant. En affirmant que l’homme est mesure de toutes choses, Protagoras porte le dernier coup à l’ontologie rationnelle : l’être est réduit à l’apparence sensible, la vérité au point de vue relatif que l’on a sur elle. Ce faisant, la première partie de l’ouvrage conditionne l’importance que doit accorder le lecteur à la philosophie platonicienne. La supériorité de Platon consiste à rendre toute sa force et son sérieux aux thèses sophistes, donnant à la dialectique sa pleine puissance.

Avant d’en venir à cette confrontation, la deuxième partie de l’ouvrage, Le métier à tisser de Platon, propose le retour à la logique de constitution de l’œuvre platonicienne, en tant que nécessaire à sa compréhension. Cette constitution, l’auteur propose d’abord de la retrouver à partir de la biographie de Platon, qui fait l’objet du troisième chapitre. L’auteur présente la vie de Platon comme la poursuite d’une même intention, la réalisation d’un régime politique idéal fondé sur la justice. La politique est donc l’unique point de référence de l’œuvre platonicienne. C’est à elle que qu’Alain Séguy-Duclot choisit de rapporter l’invention de la philosophie par Platon, à laquelle il fait référence dans le titre. Elle consiste en l’invention de la dialectique, à laquelle la pensée politique donne son modèle. Tel le philosophe-roi tisserand, le dialecticien a vocation à entrelacer les deux thèses contraires, pour dépasser leur opposition stérile dans la découverte de leur complémentarité. C’est donc au sein de l’œuvre politique que Platon aperçoit le sens de la philosophie, celle de la confrontation non dogmatique à ce qui s’oppose à elle. Quant à la question de savoir en effet s’il existe une singularité platonicienne qui rende compte de la totalité de son œuvre et de cette invention, l’auteur y apporte sa réponse dans le quatrième chapitre, où il propose de la dégager de la célèbre ligne décrite par Platon au livre VI de la République. L’analyse de l’auteur est ici magistrale, puisqu’à l’interprétation traditionnelle de la segmentation opérée par Platon, en tant que constitutive d’une séparation de l’intelligible et du sensible, l’auteur substitue une interprétation élargie, non seulement dynamique, mais ouvrant sur le reste des œuvres du corpus platonicien. Alain Séguy-Duclot, suivant une interprétation quasi plotinienne de la ligne, montre qu’il existe trois limites de l’ontologie rationnelle, qui l’ouvrent sur d’autres moments de l’œuvre platonicienne. Au sein du Livre X de la République d’abord,  Platon établit le principe sommital du Bien comme principe au-delà de l’être ; au sein du Timée ensuite, s’élabore la théorie de la matière réceptacle, en tant que base de la ligne ; dans le Phèdre enfin où il s’agit de penser l’articulation du sensible et de l’intelligible, à travers une théorie de l’âme humaine. Ouverte, la ligne est aussi dynamique. Alain Séguy-Duclot rappelle la finalité descendante de la dialectique, nécessitant le retour de l’esprit qui serait parvenu à l’intelligible vers le sensible, et, chose plus remarquable,  il définit à partir de là, la philosophie comme art de la mesure. C’est le dernier détour qu’il propose sur le reste du corpus platonicien, et précisément aux Politiques. Dans l’opposition qui y est établie entre deux types de mesure, se joue une définition de la philosophie comme inscription de la juste mesure au sein du sensible, que la perspective descendante de la ligne retrouve. Le philosophe doit inscrire au sein du sensible la norme intelligible, afin de le rapprocher de la juste mesure de l’essence.

Avec cette définition de la philosophie comme hétérogène, non linéaire, et art de la mesure, l’auteur souhaiter proposer dans la troisième partie de l’ouvrage, un commentaire détaillé de la confrontation  entre sophistes et philosophes, mise en scène par Platon dans le Gorgias, et qui occupe les cinq chapitres suivants. S’il est impossible de reproduire l’intégralité de l’analyse qui en est faite, ne pouvant ainsi que conseiller au lecteur de s’y reporter, il est du moins important d’insister sur les principes de la lecture renouvelée que propose ici l’auteur. D’un point de vue purement méthodologique d’abord, son approche, présentée au sein du cinquième chapitre, est résolument dialectique, privilégiant au sectionnement dramatique, une compréhension de l’œuvre selon ses degrés de complexité dialectique. Cette approche se fonde sur l’objet même du Gorgias.Le dialoguen’est pas la confrontation de Socrate à courants doctrinaires de la sophistique. Selon Alain Séguy Duclot, un seul mouvement de pensée s’exprime devant Socrate mais selon différents degrés de dévoilement de la parole sophistique, jusqu’à parvenir à son expression la plus authentique et la plus puissante dans la personne fictive de Calliclès. De cette approche non linéaire du dialogue, l’auteur en déduit une interprétation qui modifie substantiellement celle qu’on en donne traditionnellement. A un premier moment de définition de la rhétorique avec Gorgias et Polos (447a-468e), il fait succéder la soumission de cette définition à l’épreuve de la réfutation. L’objection de toute puissance du rhéteur est opposée par les sophistes en deux moments, comme bon vouloir par Polos d’abord (468e-489b), puis par Calliclès comme pouvoir illimité de satisfaction (489b-505c). S’ensuit un dernier moment, dans lequel le dernier adversaire ayant été évincé, Socrate évalue positivement la philosophie (505c-509a). En d’autres termes, l’approche méthodologique mise en place par l’auteur est mise au service d’une compréhension des problèmes et des thèmes sur lesquels discutent les différents personnages.

Quant au contenu du dialogue justement, l’approche de l’auteur est ici résolument novatrice, puisque Alain Séguy-Duclot rapporte le combat entre sophistes et philosophe à celui de l’étalon de mesure dans l’évaluation non seulement de la rhétorique ou de la philosophie, mais de tous les objets  inclus dans cette discussion. Comme le montre bien l’auteur, s’oppose une conception empirique et pragmatique de la mesure, fondée sur l’idée d’utilité et d’avantageux, à une conception rationnelle de la juste mesure, fondée sur l’essence intelligible. Cela conduit Alain Séguy-Duclot à faire une relecture du plan dialectique qui vient d’être dressé, à l’aune de cette opposition. Les deux moments dialectiques, qui soumettent à la réfutation le calcul de proportion établi par Socrate entre la cuisine, la rhétorique, la médecine et la justice, correspondent chacun à l’opposition de ces deux mesures. Avec Polos, il s’agit du calcul de mesure de la volonté du rhéteur, par lequel on détermine si elle peut se réduire à la puissance empirique de faire ce que bon lui semble. Avec Calliclès ensuite, il s’agit de faire la mensuration de l’âme supérieure, pour établir si elle se confond avec la satisfaction sensible de tous les désirs, ou dépend au contraire de la limitation des désirs par la raison, respectant ainsi le principe intelligible de l’ordre de l’âme. C’est encore la manière dont l’auteur présente la position de Calliclès, qui suscite l’intérêt du lecteur. Alain Séguy-Duclot nous déprend d’un certain nombre d’analyses traditionnelles que l’on peut faire à son sujet et qu’il qualifie d’erronées. Calliclès n’est pas le représentant de la démesure. Au contraire, si l’on adopte son propre point de vue, la satisfaction de tous les désirs consiste en la bonne proportion de l’âme, qui parvient à être à la hauteur de cette partie désirante, s’opposant ainsi au calcul de proportion socratique. Ce n’est pas la démesure qui est opposée à la mesure, mais un type de mesure à un autre, que Socrate ne peut accepter : l’étalon sensible du plaisir pris à la jouissance ne pouvant constituer l’étalon de mesure de la puissance de l’individu. La dernière chose que montrera donc l’auteur au sujet de cette confrontation est la signification de la réfutation opérée par Socrate. Selon lui, toute sa réfutation consiste à partir de cette mesure empirique, afin de l’élever au rang de la mesure intelligible. Ce faisant, sa victoire n’est pas seulement le triomphe de la mesure rationnelle sur la mesure sensible. Elle est plus fondamentalement l’affirmation qu’en matière de juste mesure, mesure intelligible et pragmatiste se confondent. La maîtrise de la volonté opposée à Polos, celle des désirs  à Calliclès, sont plus utiles à l’individu, tout en relevant du principe de bonne proportion de l’âme juste. Le commentaire du Gorgias par l’auteur en faitl’application de la dialectique descendante, en tant qu’art de la mesure de toutes choses.

Dans le dernier moment de son commentaire, au sein du neuvième chapitre, Alain Séguy-propose d’interroger le sens de la victoire du philosophe. Il ose une analyse audacieuse, selon laquelle, à première vue, rien ne distingue la vérité produite par Socrate de celle que ne revendiquent ses adversaires. L’identification est d’autant plus nette si l’on prend garde aux quelques lignes, où Socrate définit ce que l’auteur choisit d’appeler « le défi platonicien » (p.229).  : « Et à ce qui me semble jusqu’ici, si tu ne réussis pas à rompre ces liens, toi ou quelque autre plus fougueux que toi, il n’est pas possible de parler avec raison en tenant un langage différent du mien » (509a). En fondant la vérité de son discours final sur sa non réfutabilité, Alain Séguy-Duclot montre que Platon, à travers Socrate, a conscience de ne produire qu’une vérité relative, que d’autres objections pourraient un jour supprimer. D’où le défi qu’il adresse aux autres de briser ces chaînes. Cette vérité est en outre sophistique, par sa victoire sur les deux interlocuteurs. A quoi tient alors l’assurance de Socrate ? En quoi se différencie-t-il d’un sophiste et produit autre chose qu’une vérité relative ? Cela tient précisément à la manière dont le Gorgias se fait la concrétisation de l’invention de la philosophie par Platon. Si Socrate est si sûr de lui, c’est selon l’auteur,  qu’en ce dialogue, la philosophie réalise son degré d’ouverture maximale. Le monologue de Socrate ne consiste d’ailleurs en rien d’autre qu’en une intériorisation progressive du discours de ses adversaires. De la sorte, la philosophie platonicienne fait une fois de plus la preuve de son caractère non dogmatique, dépassant ce qui fait pourtant figure de discours le plus rigide. De façon beaucoup plus circonstanciée, elle fait du Gorgias le discours le plus fort, car il triomphe de ses plus grands objecteurs.

A partir de là, la quatrième partie de l’ouvrage peut ainsi quitter le terrain de l’analyse du texte proprement platonicien, pour se consacrer à celle du devenir philosophique. Alors qu’il examine dans l’avant dernier chapitre les objections qui ont été adressées au Gorgias, en vue de montrer que Platon est loin d’être le terme de la philosophie, l’auteur se livre dans un dernier moment de l’ouvrage à l’analyse du devenir de l’opposition entre rationalisme platonicien et antirationalisme socratique au sein de son histoire. Selon l’auteur, elle peut être interprétée comme une intériorisation progressive des principes de la sophistique au sein de la philosophie. Quant aux étapes de cette histoire que l’auteur dégage, le scepticisme en est le premier moment, en invalidant  le concept de vérité absolue. Descartes, ensuite, place le sujet substance comme principe premier de mesure de toutes choses. La philosophie kantienne est présentée comme terme de ce trajet. La philosophie transcendantale, à travers l’idée de catégories et de choses en soi inconnaissable,  supprime l’idée d’ontologie rationnelle, dans laquelle réel et logique se confondent. La dernière étape de cette consécration ne vient pas de la philosophie mais du devenir de la science. L’avènement d’une description probabiliste du monde par la physique rend absurde l’idée d’une science nécessaire. Dans la tâche qui attend la philosophie, celle d’intégrer au projet d’explication rationaliste du monde ce principe physique de probabilité, doit être reproduit le geste platonicien, constitutif de toute philosophie, celui d’une ouverture non dogmatique du discours rationnel aux  autres savoirs qui s’y opposent. C’est une telle philosophie que l’auteur se propose de produire, en cherchant la constitution d’une philosophie pragmatique et transdisciplinaire, dont il présente les principaux critères de différenciation.

L’ouvrage proposé ici par l’auteur est résolument novateur. Au lecteur qui était habitué à entendre cette affirmation de Whitehead, selon laquelle la philosophie n’est qu’une suite de bas de pages apportées à la philosophie de Platon, l’auteur parvient ici à opposer l’idée d’un devenir philosophique en dehors des principes de l’ontologie rationnelle qu’il a pu consacrer. Cela n’interdit pas pour autant de faire de Platon un point de référence, dans lequel il faudra surtout voir la nécessité de reconduire le geste platonicien constitutif de toute philosophie, son ouverture à l’altérité, son intériorisation des arguments adverses, sa capacité à dialoguer en dehors de tout dogmatisme. Aussi, il est peu difficile au lecteur de montrer l’intérêt de l’ouvrage, non seulement du point de vue de l’histoire de la philosophie mais de l’interprétation de son rapport dialectique à l’origine platonicienne. Alain Séguy-Duclot se distingue par sa volonté de prendre au sérieux l’idée d’échec de la rationalité logico-discursive, remettant en cause le sens traditionnel que l’on donne à l’avenir de la philosophie. En liant ici son devenir à celui de la science, il redonne toute sa force au projet d’intelligibilité du monde, quand bien même celui-ci devrait intégrer la probabilité et l’aléatoire du réel. S’achevant sur la caractérisation de la philosophie pragmatique qu’il appelle, l’ouvrage nous reconduit aux recherches personnelles d’Alain Séguy-Duclot, ainsi qu’aux ouvrages précédents, finissant de lui donner toute sa force.

 

Sidonie Dastillung (06/04/2015)