Olivier Ponton, Le Gai savoir de Nietzsche, CNRS 2018, lu par Juliette Chiche

Olivier Ponton, Le Gai savoir de Nietzsche. Une Manière divine de penser, CNRS éditions, mars 2018 (395 pages). Lu par Juliette Chiche.

 

Qu’est-ce que le gai savoir de Nietzsche ? Comment comprendre les deux pensées majeures qu’il risque, la mort de Dieu et l’éternel retour ? Et surtout comment les concilier ?

 

Nietzsche ne cherche-t-il pas en effet dans son livre à réduire la tension entre ses deux ambitions fondamentales, la critique de l’idéalisme et le dépassement du nihilisme ? Comment au fond être nihiliste théoriquement (ne pas croire aux dieux, aux valeurs absolues) sans être nihiliste pratiquement (avoir la haine de la vie) ? Comment aimer la vie alors qu’elle n’est pas aimable ? Et comment l’aimer à nouveau sans l’idéaliser, l’embellir sans la mystifier ? Et même enfin, comment être réaliste (ne pas l’idéaliser, l’aimer telle qu’elle est) sans être réaliste (croire en des réalités persistantes) ? Tels sont les problèmes résolus par la double institution nietzschéenne de la mort de Dieu et de l’éternel retour, selon l’interprétation qu’en propose Olivier Ponton. Car il s’agit bien d’après lui d’instituer des pensées qui justifient ce que l’on est (p. 349) et en même temps de destituer toutes les normes justifiant une forme de vie ou de réalité plutôt qu’une autre. Rien ne rend la vie digne d’être aimée (sens de la mort de Dieu), mais on peut tout de même désirer qu’elle ne puisse être autrement (sens de l’éternel retour).

 

La nouvelle monographie qu’Olivier Ponton consacre au philosophe, après Nietzsche. Philosophie de la légèreté (W. de Gruyter, 2007), est un parcours du Gai savoir, extrêmement riche et précis, rayonnant à partir des livres III et IV – écrins respectifs des deux idées centrales –, offrant une analyse stimulante et originale du texte et du titre, de son contenu et de ses dispositifs, de son centre et de ses échos dans les paragraphes périphériques. L’auteur insiste en effet autant sur la structure que sur le sens, et montre que l’articulation des aphorismes traduit l’une des pensées décisives que Nietzsche, selon lui, veut mettre en place, comme mise en place. Quelles sont donc les thèses du Gai savoir ?

 

Du point de vue de la forme, la lecture des textes dans leur contexte proposée par Olivier Ponton permet de surmonter l’impression d’un éparpillement d’intuitions évasives. Le gai savoir de Nietzsche est agencé. Les idées n’y sont pas fragmentaires, isolées, mais reliées et concentrées. Selon une logique qui n’est ni géométrique (déductive) ni métaphorique (poétique), les aphorismes se succèdent en se complétant, formant ainsi des constellations, et se présentent eux-mêmes comme des « bouquet[s] de perspectives » (p. 22), des collages ou montages de points de vue superposés. L’écriture nietzschéenne est impressionniste et cubiste (ibid.). En quoi cela dit-il quelque chose du gai savoir ? Du point de vue du fond, cette forme, qui relie et enchevêtre, indique que les pensées sont des épiphanies (concept repris à Paolo dIorio, p. 30), c’est-à-dire des « carrefours de signification », des « point[s] de rencontre d’innombrables "lignes de pensée" ». Les pensées surgissent ensemble, indissociables les unes des autres, comme l’amor fati l’est de l’éternel retour : « Je ne saurais… désirer l’éternel retour de toutes choses sans avoir rendu toutes choses "belles, attrayantes, désirables" ». Le premier paragraphe du livre IV (sur l’amor fati) conduit ainsi à l’avant-dernier (sur l’éternel retour). Mais le grand intérêt de la démarche de l’auteur est de ne pas opter seulement pour une perspective génétique, et de mettre l’accent moins sur la genèse des idées (la manière dont elles se rencontrent et s’engendrent) que sur ce qu’elles génèrent. Nietzsche ne fait pas seulement la généalogie des pensées, il montre aussi leur pouvoir « poïétique ». Les pensées sont des événements, non inattendues ou inédites, mais productrices ou instituantes : « du réel et de la vie, des événements et des expériences s’instituent ou sont institués dans nos pensées » (p. 32). La pensée est une institution imaginaire (concept repris cette fois à Cornelius Castoriadis), tel est le moyen théorique qu’utilise Olivier Ponton pour décrire un des gestes capitaux de Nietzsche dans Le gai savoir. La pensée est un surgissement ayant un pouvoir essentiel de réalisation. La mort de Dieu par exemple « n’est pas seulement un thème de la philosophie de Nietzsche », mais encore un événement qui engendre un monde (p. 85). Elle n’est pas un spectacle, mais l’organisation d’un spectacle. La pensée que Nietzsche invente est que la pensée invente le monde, sans être réductible à une perspective, un renversement (une pirouette, un demi-tour), une épiphanie (dissimulant quelque chose dans ce qui est dit), ou encore à une prescription ascétique à la manière antique. Quel rapport avec le gai savoir, la mort de Dieu et l’éternel retour ?

 

Comme son nom le suggère, Le gai savoir contient une thèse problématique sur la connaissance, puisqu’il en est à la fois la critique et la promotion. D’un côté, le gai savoir est la critique du savoir entendu comme pure activité théorique. La connaissance comme « saisie objective du réel est impossible ». La connaissance n’est pas scientifique (contemplative, neutre, indépendante), mais affective, produite et productrice. Elle n’est pas « un catalogue de propositions vraies » (Dictionnaire Nietzsche, Ellipses, 2013), mais une représentation passionnelle, le plus souvent haineuse et malheureuse, de l’existence. L’idéalisme est une conception née du ressentiment. Le gai savoir veut dire l’union de l’esprit et des affects, et invite à leur réconciliation. « Connaître, ce n’est pas comprendre au lieu de rire, de pleurer ou de détester » (p. 322), ni sentir, rire, pleurer ou détester au lieu de comprendre. La gaieté, la légèreté sont des dimensions de la vie de l’esprit (Dictionnaire Nietzsche, op. cit.). Le gai savoir est donc sceptique (il n’y a pas d’objectivité), perspectiviste (on saisit toujours un aspect du réel) et même nihiliste (il n’y a aucune valeur absolue). Mais contrairement à ce qu’on pourrait penser, le nihil n’est pas rien, vide, mais moteur. Il ne conduit ni au désespoir (rien n’est vrai), ni à l’indifférence (il n’y a rien à savoir), mais à la passion de la connaissance. D’un autre côté donc, le gai savoir signifie la promotion de la connaissance : « le cœur du gai savoir c’est la passion de la connaissance ». Mais comment comprendre cette expression ? Pourquoi Olivier Ponton substitue-t-il cette deuxième expression à la première ? Et s’agit-il avec le gai savoir de remplacer une manière de connaître par une autre, ou de donner la primauté à la philosophie sur la science ? Le gai savoir opère-t-il simplement une critique du savoir ou encore un glissement du savoir, certes toujours anthropomorphique, à la pensée (substituant alors à la passion scientifique la passion philosophique) ?

 

Le gai savoir institue donc les deux grandes fictions que sont la mort de Dieu et l’éternel retour, auxquelles les deux parties du livre d’Olivier Ponton sont respectivement consacrées. La première représente le versant nihiliste, la seconde le versant positif, de la même idée. D’un côté, la mort de Dieu signifie la mort des formes. Il n’y a pas de transcendance, de norme absolue mais un pur devenir. De l’autre, l’éternel retour consiste à redonner une importance maximale à chaque instant susceptible d’être revécu à l’infini. L’auteur insiste sur l’idée que Nietzsche ne décrit pas des faits, mais produit des pensées destinées à engendrer un nouveau rapport à la vie.

 

La première partie se subdivise en deux chapitres, l’un portant sur les causes de la mort de Dieu, l’autre sur son sens et ses répercussions. Le premier s’appuie notamment sur les premiers aphorismes qui mettent en scène la mort de Dieu, Opinions et sentences mêlées, § 225 et Le voyageur et son ombre, § 84, le deuxième sur ceux que l’on trouve dans Le gai savoir (§§§ 108, 125, 343) et dans Ainsi parlait Zarathoustra. L’interprétation se nourrit en outre de références détaillées et éclairantes à Pascal, Stendhal, Freud, puis Austin, Bourdieu, Foucault, Castoriadis et Marx, et travaille les sources auxquelles ils font écho. Thamous qui annonce la mort de Pan, dans Sur la disparition des oracles de Plutarque, n’est-il pas un « double inversé » de l’insensé qui annonce celle de Dieu (p. 78) ? Diogène qui cherche un homme après avoir allumé une lanterne en plein jour n’est-il pas parodié par l’insensé qui cherche Dieu avec sa lanterne allumée en plein midi ? Nietzsche cherche-t-il alors un vrai Dieu, ou un vrai homme, un homme renaturalisé qui dévalue la monnaie chrétienne ?

 

Pour Olivier Ponton, prononcer la mort de Dieu n’est pas décrire platement l’extension de l’athéisme. Ce n’est ni la profession de foi d’un athée se moquant de la résurrection (interprétation d’Emmanuel Salanskis), ni la critique d’inspiration biblique d’un athée chrétien dénonçant les fausses idoles du christianisme, affirmant peut-être avec Pascal la réalité d’un Dieu caché et transcendant (interprétation d’éric Blondel dans Nietzsche : le « 5ème ‘évangile » ?). Les Bergers et les Mages, 1980). Selon l’hypothèse du premier chapitre, pour Nietzsche, la mort de Dieu est un suicide (p. 111). Il est mort à cause de Pascal (p. 134), asphyxié par les contradictions de la foi et le dogme de la justification par la foi. Commençons par les absurdités. Il y a quelque chose de foncièrement ambivalent et négatif dans la foi. D’un côté, elle est une passion (au sens de Stendhal), c’est-à-dire un sacrifice, un renoncement, une mutilation et un asservissement liés à une dépréciation de soi (voir Par-delà bien et mal, § 46). Il y aurait, pour le philosophe, une « identité structurelle et pulsionnelle de la foi et de la passion », qui est la « logique du sacrifice » (p. 69). La foi, comme le montre le pari de Pascal qui, en proposant de miser son existence sur celle de Dieu, anéantit la valeur de sa propre vie devant le gain escompté (p. 52), est un sacrifice de soi. En ce sens, elle est proche de la passion stendhalienne qui rend indifférent à tout ce qui est important et consiste dans le paradoxe d’un « attachement malheureux… prêt à renoncer à tout pour rester malheureux » (p. 54). D’un autre côté, comme toute passion, c’est une pulsion qui en sacrifie d’autres. La foi, comme passion, est volonté de puissance. La foi qui lutte contre la libido est libido, libido dominandi, victoire d’une pulsion qui jouit de sa puissance. Mais c’est un type particulier de volonté de puissance, qui se retourne contre soi, et se caractérise par une tension monstrueuse entre orgueil et mépris. Il y a de la vanité dans la sainteté (on jouit de sa puissance en se tyrannisant, p. 126), qui va sans doute jusqu’à la déification de soi, et de la haine de soi dans cet élan qui prétend être salvateur. Il y a donc plusieurs absurdités, à se soucier de son salut quand on juge le moi haïssable, à se nier en restant rivé à soi. La foi n’est une passion sacrificielle qu’en demeurant un égoïsme passionné. La foi tourne vers ce dont elle détourne (p. 101). Le sacrifice qu’elle exige est donc impossible et la foi se condamne, en condamnant aussi son objet. Le dogme de la justification par la foi (je suis sauvé par elle) « absente » Dieu (il suffit que je croie qu’il sauve). Elle l’intériorise, le rend superflu en se rendant indépendante, autosuffisante, puisque la croyance en son existence suffit à produire ses effets. Il me devient tellement nécessaire de croire, pour être sauvé, que je me désintéresse de son existence. Au fond, la foi est indifférente à Dieu, il suffit qu’il existe pour moi, qu’il existe ou non en soi. La foi fait donc mourir Dieu.

 

Le deuxième chapitre se concentre sur le § 125 du Gai savoir, en le rattachant aux paragraphes antérieurs (§ 108 notamment) et aux textes postérieurs (Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue, I (fin), IV). L’auteur s’appuie sur les différents dispositifs de l’énonciation de la mort de Dieu pour en dégager les significations. La forme conduit au sens qui la détermine. En général, la mort de Dieu n’est pas annoncée, mais formulée. Ce n’est pas une nouvelle, puisque tout le monde ou presque le sait déjà (l’athéisme est répandu), mais une rediffusion, quelque chose qu’il faut faire à nouveau résonner. Nietzsche revenant sur un événement familier révélerait l’ignorance de l’athéisme, une sorte d’illusion irréligieuse (p. 148). Il y aurait quelque chose à en apprendre, et pourtant l’aphorisme n’est pas didactique, mais énigmatique (l’insensé allume une lanterne en plein midi). L’événement doit être réactivé sans qu’il soit explicité. Ce qui signifie que ce n’est pas seulement Dieu qui se cache, mais encore l’événement de la mort de Dieu. L’insensé cherche donc d’une certaine manière à convertir à la mort de Dieu (p. 203) qui n’est pas comprise. Nietzsche chercherait à faire revivre la mort de Dieu qui était morte. Que signifie-t-elle ? L’événement est majeur justement parce que Dieu en n’étant rien était tout pour l’homme, tout en étant pour lui autre chose qu’un être. Dieu n’a jamais existé certes, mais il s’inscrivait dans le réel (p. 180), il était le corrélat d’une pratique (p. 179), l’autorité qui donnait de l’intelligibilité à un certain type de vie, ou de représentation du monde, l’un et l’autre conçus comme ordonnés, finalisés. Avec la mort de Dieu, c’est la mort du monde qui apparaît, la « friabilité générale des sol» selon l’expression de Foucault (p. 185), sans être visible par les modernes. La mort de Dieu correspond donc à un « dégagement ontologique », à l’effondrement d’une « signification imaginaire » (p. 187).

 

Le but de la deuxième partie est de montrer néanmoins que Le gai savoir institue un gai savoir, un nouveau type de connaissance, en l’absence de réalité objective et de bien transcendant. Elle comprend trois nouveaux chapitres qui suivent le livre IV, d’amor fati à l’éternel retour. Le troisième porte sur le rapport entre l’amor fati et l’éternel retour et analyse le § 276 à partir du § 324, le quatrième se concentre sur l’éternel retour et le § 341 en relation avec les fragments posthumes afférents, le cinquième sur le lien entre l’éternel retour et l’art (§ 299). Comment la pensée de la mort n’anéantit-elle pas la pensée ? Comment la mort de la vérité engendre-t-elle la passion de la connaissance, et la mort de l’absolu l’amour de la vie, au point de rendre possible le désir de son éternelle répétition ? Que signifie connaître après la mort de Dieu ? Et quelle est la valeur de cette connaissance ?

 

Olivier Ponton soutient, dans le troisième chapitre, que le gai savoir est la clé du Gai savoir. La passion de la connaissance nous passionne pour notre vie, qui devient à la fois moyen et objet de la connaissance. Notre vie, qui devient le moyen d’en savoir le plus possible sur elle, est désormais justifiée. Elle retrouve du sens en l’absence de tout sens. Elle cesse d’être fausse, trompeuse, apparente là où savoir signifie conscience de l’apparence. Je la sacrifie à ma passion de la connaissance mais je la sanctifie en lui donnant du sens. Je m’entoure de mort (à cause de ce sacrifice) mais je m’entoure de vie, puisque je la pénètre toujours plus par la connaissance. Mais que signifie désormais connaître pour Nietzsche ? Et quelle est la valeur d’une connaissance où l’on est à la fois juge et partie ? Connaître, c’est se connaître, transformer le vécu passif et débordant (Erlebnis) en expérience active et réflexive (Erfahrung), voire en expérimentation, en essai, en exploration pratique volontaire (Experiment) – je teste par exemple une nouvelle habitude. Amor fati est donc possible en dépit de la mort de Dieu, parce qu’« on finit par aimer, par vouloir, par désirer tout ce qui permet la connaissance » (p. 232). La passion de la connaissance rend la vie désirable, on aime la vie parce qu’on tire quelque chose de tout ce que l’on vit. Mais comment être le poète de son existence et médiatiser ce qui est immédiat sans le nier ? On peut, comme dit Montaigne, cité par Olivier Ponton, rester à soi sans être mêlé à soi (p. 228), se détacher de soi (s’analyser), sans jamais se perdre, en introduisant une « distanciation intérieure » (ibid.). Par ailleurs, les perspectives ne sont pas douteuses mais instructives, parce qu’on ne reste pas attaché à un point de vue. Amor fati est donc possible, mais que signifie-t-il ? L’auteur en propose une interprétation particulièrement originale. Tout d’abord, il faut soigneusement distinguer destin, fatalité et providence. Le fatum nietzschéen n’est pas le fatum turc ou stoïcien, l’un, fatalité qui s’impose comme un poids extérieur à l’individu (en réalité lui-même « ein Stück Fatum »), l’autre, providence qui ordonne le monde selon un plan rationnel. Dans le monde du gai savoir, on aime le destin qu’on invente. Le destin est une pensée, une mise en scène, une production. La nécessité toujours consolante est notre œuvre, une vision de la vie. Il s’agit d’essayer une perspective, d’interpréter sa vie dans le sens de la nécessité, comme l’indique le sous-titre d’Ecce homo : « Pourquoi je suis un destin ». On aime alors la vie qu’on rend aimable grâce à cette nécessité imaginée. En somme, le fatum n’est pas malheureux mais heureux, il n’est pas subi mais produit. Et cet amour n’est pas idéaliste (j’aime autre chose que ce qui est) mais réaliste (j’aime ce que je considère ne pouvoir être autrement), il n’est pas aveugle mais lucide et n’est critique que par indifférence. Mais n’y a-t-il pas aussi un amour de la critique ? Ne faut-il pas dire oui au non ?

 

La passion de la connaissance rend possible l’amor fati qui rend possible l’éternel retour, analysé dans le quatrième chapitre. L’éternel retour est le désir anti-pessimiste par excellence, sans être une pensée « positive ». La pensée d’une éternelle répétition réconcilie avec l’existence, sans être un opium contre linstabilité ou l’impuissance face à l’irréversible (ce qui arrive ne passe pas, mais se répète un nombre infini de fois). Elle donne l’amour de la vie, tout en augmentant l’angoisse : elle est le poids le plus lourd, puisque tout prend de l’importance, y compris ce qui paraît futile. Plus rien n’est futile. Mais est-ce l’amour de la vie qui produit l’éternel retour ou l’inverse ? Est-il une conséquence ou une cause ? N’y a-t-il pas un cercle (p. 290) ? L’auteur, qui est un excellent spécialiste, commence par l’histoire de cette pensée. Il indique son émergence dans la vie du philosophe, début août 1881, le long du lac Silvaplana à Sils-Maria, et dans son œuvre (pour les posthumes le manuscrit M III 1, et pour les livres publiés les paragraphes 109, 285 et 341 du Gai savoir, la fin de la IIème partie d’Ainsi parlait Zarathoustra, dans la IIIème, « De la vision et de l’énigme », « Le convalescent », « L’autre chant de danse », à la fin de la IVème partie, « Le chant d’ivresse », le § 56 de Par-delà bien et mal, les derniers mots du Crépuscule des idoles et dans Ecce homo le passage sur la genèse d’Ainsi parlait Zarathoustra). Il évoque également, en s’appuyant notamment sur les travaux de Charles Andler, les sources anciennes (grecques, iraniennes, brahmaniques, bouddhiques) et modernes (la littérature pessimiste de Leopardi, Schopenhauer, Hartmann dont il est un « topos », p. 294). « Nietzsche lit l’éternel retour avant de l’écrire lui-même », sa doctrine est « une réaction à une doctrine… qui existe déjà » (ibid.). Le commentateur suit le fil du § 341. Dans un premier temps, Nietzsche présente ses effets au tout venant, c’est un test qui éprouve l’amour de la vie. Que se passerait-il en moi si rien ne passait, si tout recommençait ? Que se passe-t-il donc en moi quand je l’imagine ? Dans ce cas, l’amour de la vie produit le désir de l’éternel retour. Amor fati (début du livre IV) conduit à l’éternel retour (fin du livre IV). Dans un second temps, Nietzsche présente ses effets à celui qui l’a assimilé, c’est une pensée qui produit l’amour de la vie. La question change. Ce n’est plus : qu’est-ce qui m’arrive quand je l’imagine ? Mais : qu’est-ce qui m’arrive quand je l’assimile ? Il commence par interroger les effets de la pensée d’une répétition éternelle, pour affirmer les effets de la pensée d’une telle possibilité. Ainsi, l’éternel retour n’est pas une pensée-vérité, mais une pensée-expérience. Il n’est ni un savoir, ni une croyance mais un essai, une perspective qui teste ou change ma vie. Premièrement, si je pense que tout se répète, tout prend une importance, plus rien n’est « petit », je ne peux plus vivre à moitié. L’éternel retour conduit à « passionner les détails » (formule empruntée par Nietzsche à Stendhal, p. 292). Deuxièmement, si j’incorpore l’idée que tout peut se répéter, je métamorphose le désir, qui devient désir du même et cesse d’être désir de l’autre. Je tourne le désir vers le réel. Le désir de l’éternel retour est « la victoire d’un désir qui aurait triomphé de la nature et de la logique mêmes du désir » (p. 306).

 

Dans le cinquième chapitre, centré autour du § 299, Olivier Ponton montre enfin comment l’art, après la connaissance, soutient ce désir de l’éternel retour, et éclaire la fameuse pensée d’une justification esthétique de l’existence. L’art permet de justifier la vie en la rendant aimable et en l’arrachant au ressentiment. Nietzsche propose en effet de penser un art de vivre qui s’inspire non de la vie des artistes, mais de l’art de donner vie aux œuvres. Pour autant, faire de sa vie une œuvre d’art ne signifie pas l’esthétiser (la rendre belle), mais l’« artialiser » (lui donner une forme) : s’en distancier, mais aussi se configurer et se mettre en scène, comme on aménage un jardin, en ajoutant, retranchant voire en dissimulant certains aspects, d’après un plan. Le présupposé étant que l’on aime sa vie en agissant sur elle, en la pensant comme ce à quoi on donne une forme, en étant spectateur de ce dont on est acteur et auteur. L’éternel retour, lié à la création artistique, n’est donc pas un conservatisme, sans être un prophétisme. La religion nietzschéenne, si la référence insistante au divin laisse penser qu’il y en a une, est un art non de croire mais de créer des dieux, dont nous n’oublions pas qu’ils n’en sont pas : « c’est une religion de la mort de Dieu » (p. 349).

 

Le gai savoir de Nietzsche est donc un très beau livre de philosophie, qui veut faire comprendre ce que Nietzsche cherche à comprendre, en particulier la pensée, la foi, la passion, l’histoire, la connaissance, l’amour, le désir.

 

                                                                                                                                                                  Juliette Chiche (29/11/2018)