Denis Moreau, Résurrections. Traverser les nuits de nos vies, Seuil 2022

Le Professeur Denis Moreau vient de faire paraître un essai passionnant sur la fonction de l'espérance et sur le paradigme chrétien de la résurrection face aux drames de l'existence.

Il a bien voulu accorder un entretien à L’Œil de Minerve.

Denis Moreau (1) The Road to Philosophy - YouTube

 

Extrait :

Jeanne Szpirglas - Denis Moreau, vous êtes philosophe. Vous enseignez la philosophie de la religion à l'Université de Nantes. Vous êtes spécialiste de Descartes, sur lequel vous avez fait paraître plusieurs ouvrages : Je pense, donc je suis (Pleins Feux 2004), La Philosophie de Descartes (Vrin 2016) pour en citer quelques-uns, puisque vous avez en fait beaucoup publié dans ce domaine. Vous travaillez aussi sur le rationalisme classique avec notamment un ouvrage sur Malebranche en 2004, un autre sur Arnauld ; et vous avez contribué à la réédition d'un certain nombre de grands textes, notamment Les Principes de la philosophie de Descartes, puis proposé de nouvelles traductions. Vous avez co-dirigé le Dictionnaire des monothéismes en 2013. Votre activité se partage entre cette recherche universitaire et des essais philosophiques qui portent généralement sur le christianisme et sur une vision chrétienne de problèmes tout à fait contemporains. Parmi vos derniers ouvrages, je cite Pour la vie ? Court traité du mariage et des séparations (2014), Comment peut-on être catholique ? (2018), Nul n'est prophète en son pays (2019) ; et, dans cet entretien, il sera beaucoup question de votre dernier livre, paru en 2022, aux éditions du Seuil, Résurrections. Traverser les nuits de nos vies. Pour débuter cet entretien, est-ce que vous pourriez tout simplement en quelques mots nous retracer votre itinéraire philosophique.

Denis Moreau - Oui, je ne suis pas sûr que la philosophie fût une vocation chez moi, pas plus que l'enseignement, d'ailleurs. Ce sont des choses qui sont venues avec (appelez cela comme vous voulez) le hasard, la Providence, le destin, la nécessité, le cours des choses, l'ordre du monde. S'il y eut une vocation, c'est une vocation littéraire, et très précoce : dès mes premières années, j'aimais beaucoup lire et écrire. J'ai eu des parents qui, sans être des intellectuels, eurent la grande intelligence d'apercevoir et de nourrir cette vocation. Je me souviens de ma mère qui m'emmenait deux fois par semaine faire le plein de livres à la bibliothèque de quartier, et cent choses comme ça. Certes, j'ai fait de la philosophie comme tout le monde en terminale : cela m'avait intéressé, mais sans que ce fût le coup de foudre... Oh ! Et tout cela se passait en province. On m'a dit : "Il faut que tu montes à Paris faire une classe préparatoire !" J'étais un bon élève. Je suis monté à la capitale faire une classe préparatoire. Première année, pareil : un petit intérêt pour la philo, mais rien d'extraordinaire. Et puis, deuxième année : la rencontre d'un grand enseignant. C'est quelqu'un qui est mort il y a un ou deux ans ; et cela me fait plaisir de prononcer son nom. C'était André Pessel, professeur de philosophie en khâgne à Louis-le-Grand, qui était vraiment un enseignant extraordinaire. Il a très peu écrit ; et ce qu'il a écrit n'est pas à la hauteur de son enseignement. Mais tous ceux qui sont passés entre ses mains en gardent un souvenir ébloui. Il se trouve que cela se passait en 1987. C'était le 350e anniversaire de la parution du Discours de la méthode de Descartes. Descartes figurait donc au programme du concours pour rentrer à l'Ecole Normale Supérieure en philosophie. En même temps que la rencontre avec cet enseignant (il nous a fait un cours fabuleux sur Descartes... c'était à tomber, tellement c'était bien !), coup double ! Un gros intérêt pour la philo et la découverte de Descartes et du cartésianisme (ce qui est resté ma philosophie de cœur). Après, j'ai eu la chance de rentrer à Normale Sup. Alors là, je me souviens très bien, durant la semaine de rentrée, avoir beaucoup hésité entre la philo et l'histoire... Je ne sais plus très bien pourquoi j'ai choisi la philo à vrai dire... Je me demande si ce n'était pas parce que les filles étaient plus jolies, ou quelque chose comme  ça... Enfin, ce n'était pas un choix que j'ai fait avec une pleine lumière dans l'entendement... Puis, j'ai laissé filer : j'ai fait une licence de philo, une maîtrise de philo. J'ai passé l'agreg de philo... Là, après avoir passé l'agreg, comme un imbécile, j'ai fait une petite crise en me disant : "Mais est-ce que tu es vraiment sûr de vouloir enseigner ?" C'était bien le moment de se poser la question, parce qu'il était un peu tard ! J'ai pris l'aide-congé de Normale Sup. Dans l'insouciance de mes vingt ans, je pensais que j'allais pouvoir vivre... Au bout de deux mois, je n'avais plus un sou. Donc, il a bien fallu que je vive. Et tout ce que j'ai trouvé pour survivre, c'est de donner des cours particuliers, des cours dans des boîtes privées. Et je me suis rendu compte que j'adorais ça. La question de la vocation était réglée ! J'ai choisi de devenir enseignant. Depuis lors, mon parcours est très proche des standards de la sociologie. J'ai fait une thèse sur des auteurs cartésiens. Puis j'ai eu la chance d'obtenir assez rapidement un poste en université... Voyez, cela, c'est vraiment toute une suite de hasards ! Il y a une formule de Ricœur : "un hasard transformé en destin par un choix continu". Cela rend assez bien compte de mon parcours intellectuel. Ce que je voudrais dire, pour ne pas donner l'impression qu'il y a du regret dans tout ça, c'est que je ne regrette absolument pas d'avoir choisi la philosophie, l'enseignement de la philosophie, que je pratique dans des conditions privilégiées, parce que je suis à l'université (c'est quand même très facile par rapport aux conditions où se trouvent beaucoup d'autres collègues, philosophes ou non). J'adore ce métier. C'est vraiment un bonheur pour moi. Donc, pas de regret, vraiment, du tout !

Jeanne Szpirglas - Est-ce que la philosophie est liée pour vous depuis le début au christianisme ? Ou bien est-ce que le lien que vous faites de plus en plus s'est instauré dans le temps et à la faveur d'un cheminement personnel ?

Denis Moreau - Oui, on peut dire ça... Les deux ont toujours été présents... Vous ne l'avez pas précisé dans la présentation que vous avez faite de moi ; mais il vaut mieux le dire : je suis (ce n'est pas quelque chose que je cache, d'ailleurs) catholique. Si on veut me coller une étiquette (mais je n'aime pas beaucoup) catholique pratiquant. Même si c'est une catégorie dont je me méfie un peu. Et catholique, je suis tombé dedans quand j'étais petit, comme on dit : j'ai été éduqué à la foi chrétienne dès mon plus jeune âge. Il y a eu, je crois, quelques années de crise. Rien d'existentiellement dramatique, pas de grandes torsions internes, etc. Mais, quand j'ai commencé la philosophie, comme tout le monde, j'avais été catéchisé, mais j'avais dû arrêter aux alentours de douze ans ; mes représentations en matière de religion étaient alors assez naïves et s'accordaient mal avec la pensée plus mûre du jeune homme que j'étais en train de devenir. Il y a eu autour de 18 et 21 ans une mini-crise de foi, où j'ai vécu le rapport de la philosophie et de ce qu'était ma religion de façon un peu conflictuelle. Puis, vous savez, c'étaient les années 80. C'était l'époque de "la mort de Dieu". Les profs nous expliquaient que saint Thomas d'Aquin, c'était le dernier des ânes. Il y avait une espèce d'atmosphère qui n'est plus exactement la même aujourd'hui... Mais cela s'est assez rapidement rassemblé, en partie grâce à Descartes. Je sais bien : rien n'assure moins ma popularité que de dire ça : la plupart des cartésiens sont athées ou agnostiques, et la plupart des catholiques détestent Descartes. Dans le créneau catholique et cartésien, on se sent un peu isolé. Mais ce n'est pas grave, ça ! En lisant Descartes, je me suis dit : "Descartes est catholique. Il le dit. Il n'y a pas de raison de douter de sa bonne foi. Il donne de bons arguments en faveur de l'existence de Dieu, de bons arguments en faveur de l'immortalité de l'âme. Il y a chez lui une pensée des rapports entre foi et raison qui est assez articulée". Je pense que la lecture de Descartes paradoxalement, au regard de la réputation de cet auteur, m'a plutôt ramené à la foi. La lecture de Malebranche (et j'ai fait ma maîtrise sur Malebranche, aussi un cartésien chrétien) m'a aussi convaincu que foi et raison pouvaient cohabiter assez harmonieusement. Et ça, c'est quelque chose dont, plus ça va, plus je suis convaincu ; cela va en s'accentuant avec les années. C'est-à-dire que je suis très éloigné d'un christianisme qui verrait dans le paradoxe ou l'irrationalité le principal motif de la foi. Moi, j'ai une foi, et j'essaie d'avoir une foi rationnelle, c'est-à-dire argumentée : j'ai des raisons de croire ce que je crois, en m'inscrivant dans une tradition qui est celle du christianisme. Il se trouve que, des trois grands monothéismes, le christianisme est quand même la religion qui a le plus choisi un compagnonnage continué avec la philosophie depuis ses origines. Si on devait expliquer ce que c'est le christianisme à un extraterrestre, il faudrait lui dire assez rapidement : "c'est la religion qui a choisi de se dire et de se penser dans les catégories de la philosophie grecque". Il y a entre elles une forme de compagnonnage séculaire, dans lequel il est assez facile de s'inscrire. Vous connaissez la chanson des Beatles : "Michelle, ma belle, ce sont des mots qui vont très bien ensemble" ! Moi, je peux dire : "Fido, Ratio, ce sont des mots qui vont très bien ensemble"... A condition, évidemment, de se donner une définition de la rationalité un peu élargie. La raison, ce n'est pas seulement la raison sèche, étroite des positivistes : il y a peut-être d'autres champs que la rationalité peut investir. Je suis quand même profondément convaincu d'une connivence entre christianisme et rationalité. Cela se voit dès le prologue de l'Evangile de Jean : "Au commencement était le Verbe". En général, en français, on traduit par "Verbe". Si vous regardez le mot grec qui est traduit par Verbe, c'est logos ou la raison. Il y a beaucoup de lecteurs de ce texte, et pas des imbéciles, saint Augustin et Malebranche, qui ont dit qu'on pouvait traduire par : "Au commencement était la Raison". C'est cette idée que l'univers est principiellement rationnel. Et ça, c'est une idée assez forte qui à nouveau est philosophiquement accueillante !

Jeanne Szpirglas - On s'est interrogés avec Karim sur la forme que prennent vos écrits désormais. C'est-à-dire qu'il y a vraiment la part des écrits universitaires dont nous avons parlé. Et quand vous êtes dans un mode plus personnel, vous écrivez dans le registre de l'essai. Pourquoi le choix de cette forme ?

Denis Moreau - Mon épouse dit que c'est ma crise de la quarantaine ! Jusqu'à quarante ans, j'avais quand même essentiellement publié des travaux universitaires (je ne sais pas si je suis très savant, mais) savants, érudits et ennuyeux par là-même. Je ne veux surtout pas cracher dans la soupe universitaire : elle m'a nourri et me nourrit encore ; je l'apprécie beaucoup ; donc, ce n'est pas du tout un regret pour ce que j'ai pu faire. Mais, arrivé aux alentours de la quarantaine, j'écrivais des articles sur l'évolution de la théorie cartésienne de la substance entre 1641 et 1644, des choses de ce genre, etc. Mais j'étais, pendant quelques années, un peu de travaillé par... Alors par quoi ?... Je ne sais pas exactement... A nouveau, je suis philosophe, je suis chrétien, je suis catholique... en France, pas dans le monde... Il faut se garder d'une forme de franco-centrisme sur cette question. En France, le catholicisme s'effondre. Nous avons vécu depuis les années 1960 le krach du catholicisme français. Si vous regardez les chiffres, c'est terrifiant. La covid a encore un peu accentué les choses. Mais, pour s'en tenir aux chiffres de pratiquants, on en est à 1,6% de la population française, quand c'était 30 ou 40 % il y a une cinquantaine d'années. Donc, pour le catholicisme en France, ça ne va pas fort. Et je me suis dit : "quand même...!" Il y a un texte de la première Lettre de Pierre dans le Nouveau Testament : "Vous devez toujours être prêt à rendre raison de l'espérance qui est en vous". Si vous regardez le grec, "raison" là c'est encore logos... Tout ça fait système... Je me suis dit : "Ce n'est pas possible ! Pour moi le christianisme c'est le cœur de ma vie, je trouve que c'est une belle chose ; ça m'aide à vivre (on en reparlera sans doute)...Tu ne peux pas rester là, les bras ballants, pendant que le truc s'effondre, sans rien tenter !" Alors c'est sûrement pas moi qui vais sauver le christianisme français. Je n'ai pas cette prétention. "Mais le petit talent intellectuel que tu as reçu, il faudrait quand même peut-être songer à t'en servir pour défendre les idées que tu aimes bien et qui sont fortement menacées ou en voie de disparition". A partir de ce moment-là, c'est le genre de l'essai qui s'est imposé, parce que je pensais qu'écrire une défense et d'apologétique du christianisme, pour être lu par vingt collègues, ça manquait un peu d'intérêt. Il a fallu que je tombe mes oripeaux d'universitaire - ce qui fut compliqué. Si vous parcourez ma bibliographie, aux alentours des années 2010, il y a des livres un peu hybrides : ça louche du côté de l'essai ; mais c'est encore bourré de notes de bas de page dans toutes les langues de la terre ; ce sont des livres qui sont mal foutus, ça ne va pas. Il faut du temps pour faire sa mue. J'ai fini par la faire, je l'espère en tout cas. Depuis une petite dizaine d'années, j'écris des essais. C'est assez agréable. C'est beaucoup plus dur pour moi que d'écrire de la prose universitaire. Dans la prose universitaire, on jargonne tranquille ; on ne se préoccupe pas tellement de l'intelligibilité de ce qu'on raconte. L'écriture des essais, c'est tout un travail d'écriture. J'essaie quand même de faire passer des idées complexes... C'est un travail d'écriture qui me prend beaucoup de temps, de travail de polissage, etc. Mais c'est agréable. Et c'est ce qui est très agréable, c'est d'écrire des livres que les gens lisent ; ça alors c'est drôlement bien ! Par rapport aux livres et articles que j'ai pu commettre...! Alors je ne fais pas des triomphes de librairie. Je suis ni Luc Ferry ni Michel Onfray. Mais il arrive que cela se vende un peu. Et quand les gens lisent les livres, on se dit qu'on est content... Je ne regrette donc pas de m'être lancé dans ce genre de l'essai. Après, ce qui est un petit dur pour moi maintenant, c'est de toujours essayer de tenir les deux casquettes, donc d'alterner un livre savant universitaire et un livre grand public... Là, ça craque un peu de tous les côtés... C'est trop... J'ai du mal à mener les deux de front... Il ne faudrait pas trop m'engager pour l'avenir. Mais c'est quand même plus rigolo les essais ! J'ai 55 ans. Je crois que le temps est venu de me faire plaisir quand même. Je pense que je vais continuer dans cette veine-là.