Alain Badiou par Alain Badiou, Presses universitaires de France, 2021, lu par Théo Favre-Rochex

 

Alain Badiou par Alain Badiou est un livre composé d’un entretien et de deux conférences d’Alain Badiou qui ont eu lieu en 2019 et publié aux Presses Universitaires de France en 2021. Ce livre s’inscrit dans la lignée d’autres entretiens et ouvrages introductifs, qui ont pour objectif de mettre en lumière les principales lignes de force de la pensée d’Alain Badiou, philosophe français majeur né en 1937. Ses travaux portent notamment sur l’ontologie – avec les trois tomes de son fondamental L’Être et l’Événement – et la politique – Alain Badiou ayant toujours pensé et défendu « l’hypothèse communiste » – en passant par de nombreux autres thèmes de réflexion – dont les arts, Alain Badiou étant aussi romancier et dramaturge. Mais ce livre n’est pas un simple résumé de sa pensée. Il s’agit plutôt d’une invitation à un « voyage » à travers la philosophie badiousienne, l’objectif étant de « préparer la lecture » de ses livres, en particulier de la « trilogie métaphysique », grand œuvre du philosophe, mentionnée plus haut, qui se compose de L’Être et l’Événement (1988), Logiques des mondes (2006) et de L’immanence des vérités (2018). Il est en effet principalement question dans ce livre du concept classique, mais reconceptualisé par Alain Badiou, de vérité, et de ce qui la caractérise (universalité, singularité, absoluité). Le destinataire de l’ouvrage apparaît alors clairement : Alain Badiou écrit pour la jeunesse. « Corrompre la jeunesse » : l’accusation faite à Socrate est ainsi reprise et assumée par Alain Badiou, montrant bien le caractère indissociable, selon lui, de la philosophie, de la transmission et de l’engagement politique – ce que tout professeur de philosophie en exercice pourra aisément confirmer.

 La première partie du livre se constitue d’un entretien avec Isabelle Vodoz, Bas Matthynssens et Peter Cockelbergh, intitulé « Événement, vérité, sujet ». Alain Badiou revient sur son rapport à la philosophie et en propose une définition originale. La philosophie ne se réduit pas à la vague recherche de la sagesse ou d’un esprit critique aiguisé, comme on l’entend trop souvent. La philosophie est d’abord pour Alain Badiou un discours « subjectivé » qui a pour objet des activités qui possèdent une valeur universelle – ce qu’il nomme « vérité », s’éloignant de la définition traditionnelle et limitée de la vérité comme vérité d’une proposition. Il y a donc philosophie lorsque l’on examine et évalue « ce dont l’humanité est capable ». On comprend alors que la philosophie se trouve toujours conditionnée par des activités extérieures à elle, activités créatrices et à portée universelle. Ces activités sont au nombre de quatre, et elles constituent les quatre conditions de la philosophie, qu’Alain Badiou détaille rigoureusement : d’une part, des activités liées à un engagement subjectif, qu’il soit collectif ou individuel : la politique et l’amour. D’autre part, des activités qui visent une production objective : les arts et les sciences. Alain Badiou montre avec intérêt, à rebours d’une certaine tradition philosophique, que les activités les plus singulières comme l’amour, ou sensibles comme l’art, ont bien une portée universelle, au même titre que les mathématiques.

En quel sens ces activités sont-elles « vraies » ? De manière étonnante, la vérité n’est pas liée au caractère prévisible d’une loi générale – ces phénomènes existent mais ne sont ni vrais ni faux. Au contraire, la vérité se définit comme « exception immanente » au sens où elle déroge aux lois générales tout en ayant lieu dans le monde. La vérité est donc de l’ordre d’un « événement », concept central de la philosophie d’Alain Badiou, qu’il distingue de l’être, comme ce qui est conforme aux lois générales du monde. Cet événement est lui-même la source de multiples autres événements – politiques, amoureux, artistiques – qui se déploient dans le monde. L’ensemble des conséquences d’un événement inaugural est appelée par Alain Badiou une « procédure de vérité » et ces conséquences doivent être portées, pour aboutir à la création de vérités, par un « sujet de vérité », fidèle à l’événement initial. Ainsi, un événement révolutionnaire déroge à l’ordre du monde, mais sa vérité n’advient que si cet événement est prolongé par des sujets fidèles à son impératif de transformation, en faisant advenir par exemple un nouveau modèle politique et social.

La suite de l’entretien porte sur le rôle de l’histoire de la philosophie dans l’œuvre d’Alain Badiou – de Platon, premier philosophe à avoir découvert les quatre conditions de la philosophie, à Wittgenstein, l’antiphilosophe par excellence, au sens où ce dernier dévalue la question de la vérité au profit de la question du sens.

La dernière partie de l’entretien porte sur la politique, et le problème de l’engagement du philosophe dans la transformation du monde. Alain Badiou part du constat d’une crise de l’humanité, de la fin d’un monde – du monde des classes sociales, des inégalités, de la propriété privée et du pouvoir d’État. Loin d’être emportée dans cette crise, la philosophie doit jouer un rôle central dans cette période charnière, en assumant une tâche non seulement spéculative mais pratique et politique. Et cet engagement est indissociable de la volonté de s’adresser à la jeunesse, exposée à ce monde en crise, en lui donnant les moyens d’en penser la transformation. Or, la sortie de crise est pensable en réactivant ce qu’Alain Badiou appelle « l’hypothèse communiste », et dont il est un défenseur constant. Bien sûr, Alain Badiou prend soin de distinguer le terme générique de « communisme » des échecs des régimes politiques du XXe siècle, qui ne se sont pas émancipés du pouvoir d’État. Ce qui définit le communisme d’après Alain Badiou, c’est d’abord la centralité de la dimension égalitaire, et il repose sur quatre principes : l’appropriation collective des moyens de production et des moyens financiers ; la fin de la division hiérarchique du travail, notamment entre travail manuel et intellectuel ; la mise en place d’un espace internationaliste ; enfin, la recherche de procédures de décisions collectives qui ne soient pas autoritaires. L’hypothèse communiste doit donc être prise au sérieux, car elle seule nous conduit à une véritable émancipation et à la sortie de la crise.

 

La deuxième partie de l’ouvrage, plus courte que les deux autres, est intitulée « La philosophie entre mathématiques et poésie », et est issue d’une conférence qui a eu lieu en 2019 à Bruxelles. Elle permet d’approfondir les liens entre philosophie, mathématiques et poésie. La conférence s’articule autour de 13 thèses. Les 5 premières interrogent la place singulière de la philosophie, entre les mathématiques et la poésie. Dès l’Antiquité grecque, au Ve siècle av J.-C., la philosophie s’est en effet construite au croisement de deux tendances distinctes, qui ont pu entrer en conflit : une tendance à la démonstration et une tendance à la séduction. Ainsi, alors que les mathématiques incarnent « le pouvoir de la lettre », au sens où elles s’appuient sur la symbolisation et les figures plutôt que sur les mots ou les discours, la poésie incarne à l’inverse « le pouvoir de la langue » et de ses images. Et la philosophie, toujours, a navigué entre ces deux pôles : de la forme démonstrative et abstraite de l’Éthique de Spinoza à la poésie philosophique du De rerum natura de Lucrèce. Si la démonstration pure est donc impossible en philosophie, cette dernière ne peut pas non plus se satisfaire d’un langage purement poétique.

À partir de la thèse 6, le propos d’Alain Badiou se resserre autour de l’ontologie des mathématiques. Alain Badiou explique alors l’ontologie qu’il défend, à savoir une ontologie du multiple – « Rien dans la nature n’est en soi-même absolument un » –, contre une ontologie de l’Un incarnée par la théologie. Certes, la philosophie doit penser ce qui est, et en ce sens elle se rapproche bien des mathématiques, « science de tout ce qui est ». Mais elle doit aussi penser l’événement, ce qui arrive, et en ce sens elle est poétique, la poésie ayant la « capacité à saisir l’événement ». La philosophie se trouve donc au croisement de l’être et de l’événement et c’est à ce croisement qu’apparaissent les vérités, événements émergeant sur fond d’être donné.

 

La troisième partie du livre, plus exigeante et moins directement accessible à qui n’est pas familier des théories mathématiques, s’intitule « Ontologie et mathématique ». C’est le texte d’une conférence qui s’est déroulée à Paris en 2019. Alain Badiou commence par rappeler les quatre conditions de la philosophie et souligne trois approches méthodologiques pour penser les liens entre la philosophie et ses conditions. De façon générale, il s’agit d’abord de considérer à un certain moment de l’histoire de la philosophie, « l’état des quatre conditions, de leur impact sur la philosophie dans un lieu déterminé », par exemple dans la philosophie antique. Ensuite, on peut comprendre, d’un point de vue interne, les contractions internes à une condition, et saisir la manière dont cette contradiction transforme le rapport de la philosophie et de ses conditions – en saisissant par exemple les effets politiques de la Révolution française sur la philosophie. Enfin, le troisième processus à analyser est « rétroactif », et il vise à souligner les effets de la philosophie sur ses conditions.

C’est à partir de ces trois processus qu’Alain Badiou va, dans la suite de son texte, exposer le rapport entre l’ontologie et les mathématiques qui traverse sa philosophie. D’abord, donc, son « matériau » philosophique est issu d’une certaine « situation », celle des années 1970. Alors que cette conjoncture a pu mener à un certain relativisme culturel et au rejet de la pensée au profit de l’action, le projet du philosophe est de reconstruire une « discursivité spéculative » qui prenne en charge le problème de l’être, de la vérité et du sujet ; ce qui le conduit alors vers l’ontologie.

Dans un deuxième temps, Alain Badiou s’attache à ressaisir le problème de l’être dans l’histoire de la philosophie, en exposant de manière claire et synthétique les six positions possibles face à l’ontologie. D’abord, deux positions « négatives » qui, soit refusent toute signification au concept d’être (ainsi de la position sceptique), soit, sans nier que l’être existe, nient la possibilité d’en avoir une connaissance effective (ainsi du kantisme). Si nous affirmons au contraire que l’être existe et qu’il est possible d’en avoir une véritable connaissance, quatre positions se détachent. Dans la métaphysique classique d’abord, celle d’Aristote notamment, l’être existe, et il se donne sous la forme de l’absolument Un. Chez Spinoza ou Hegel, ensuite, l’être se donne sous la forme d’une totalité qui contient une multiplicité de façon immanente. La cinquième orientation, celle adoptée par Alain Badiou avec certaines modifications, est l’optique matérialiste, qui rejette à la fois l’unicité de l’être et toute « totalisation unifiante ». Enfin, la dernière position consiste à réduire l’être à un ensemble de relations avec d’autres êtres, conception relationnelle adoptée par Nietzsche ou Bergson. C’est pour tenter de confirmer ce choix théorique matérialiste qu’Alain Badiou se tourne vers les mathématiques et qu’il découvre la théorie des ensembles – adoptant alors un point de vue rétroactif de la philosophie vers ses conditions.

Dans la suite du texte, Alain Badiou se concentre sur les rapports de sa philosophie à la théorie mathématique des ensembles. Quelle fonction cette théorie joue-t-elle au sein de son discours philosophique ? Cette théorie des ensembles, dite « ZFC » (pour Zermelo-Fraenkel, le C renvoyant à l’axiome du choix qu’Alain Badiou expose par la suite) permet d’acquérir une connaissance des formes possibles de la « multiplicité pure » : ce qu’on désigne précisément, en mathématiques, par le terme d’ensembles, « pures formes de l’être ». Le concept d’ensemble permet donc à Alain Badiou de fonder, au sein des mathématiques, son ontologie. Ces formes de l’être se donnent alors à partir d’axiomes qui déterminent certaines propriétés relationnelles, dont le fondement est la relation d’appartenance ϵ. Alain Badiou s’appuie ensuite sur trois axiomes particulièrement contestés et montre en quoi ils peuvent être philosophiquement fondés : l’axiome du choix, l’axiome de fondation et l’axiome de l’infini.

C’est là qu’Alain Badiou rejoint et expose les thèses de son deuxième grand ouvrage de métaphysique, Logiques des mondes. Les vérités, universelles, doivent en effet toujours être réinscrites dans la singularité d’un monde, dont il faut comprendre la composition. L’enjeu est d’éviter de tomber dans un idéalisme qui ferait des vérités de pures processus subjectifs. Pour cela, Alain Badiou s’appuie sur une distinction entre être et exister. Tout objet est dans le monde, selon un certain degré d’identité, qui l’éloigne ou le rapproche plus ou moins des autres objets du monde – c’est ce qu’Alain Badiou nomme « multiplicité pure ». Mais tout objet existe également, et se trouve alors affecté d’un certain degré d’identité à lui-même, qui le définit comme existant ou inexistant dans le monde – une multiplicité qui se trouve donc inscrite dans le monde. Ou plutôt dans un monde, dans la mesure où une même multiplicité peut apparaître dans des mondes distincts. L’originalité de la thèse est de montrer que la vérité se trouve toujours localisée dans un monde, même si sa portée reste universelle dans la mesure où elle peut advenir dans d’autres mondes.

Il reste alors une dernière pièce métaphysique à apporter à cette élaboration, qu’Alain Badiou expose dans son dernier ouvrage métaphysique, L’immanence des vérités. Après avoir montré le caractère à la fois universel et singulier des vérités, il faut encore en montrer leur caractère absolu. Ce point est seulement esquissé par Alain Badiou et pour en comprendre la portée générale, il faudra se reporter à son livre. L’ambition est de démontrer que les vérités sont indépendantes de leurs créateurs : même si la vérité s’inscrit dans une certaine historicité et dans un monde déterminé, il faut maintenir, contre le relativisme, que la vérité est absolue. Pour le démontrer, Alain Badiou passe une nouvelle fois par la médiation des mathématiques et plus précisément, il s’appuie sur la théorie des infinis : ce qui fonde le caractère absolu de la vérité, c’est une relation immanente entre l’œuvre de vérité et l’infini.

 

Ce livre d’Alain Badiou présente donc un double mérite : mettre en lumière, dans une forme accessible, les principaux jalons et théories de sa philosophie – qui s’inscrit ici avant tout dans ce qu’il est convenu d’appeler la « métaphysique ». Le choix de l’entretien et de la conférence permet en effet d’adopter un langage simple et compréhensible – sans jamais céder au simplisme. C’est là un tour de force qu’il faut reconnaître, la métaphysique – et en particulier l’ontologie – ayant souvent la réputation d’être austère voire absconse. Sont mises en avant ici les qualités pédagogiques du philosophe qui résume et expose, en une centaine de pages, les thèses principales d’ouvrages nombreux et conséquents. Les notions abordées sont variées, et montrent l’appétence du philosophe pour des champs et problèmes philosophiques pour le moins multiples. Mais le livre illustre cependant la permanence d’un intérêt – d’une fidélité, dirait peut-être Alain Badiou – qui traverse son œuvre, pour le problème, classique, de la vérité – problème qu’il expose à nouveau frais, de manière originale et stimulante. L’objectif visé par Alain Badiou, « corrompre la jeunesse » en lui transmettant les linéaments d’une œuvre philosophique et en incitant à sa lecture, semble rempli. Alain Badiou donne à voir une discipline vivante, capable de penser le présent comme l’avenir, et porteuse d’espoirs de transformations. Reste à savoir si cette jeunesse sera au rendez-vous.