Géraldine Muhlmann, L’imposture du théologico-politique, Belles Lettres 2022, lu par Loïc Geffrotin

Géraldine Muhlmann, L'imposture du théologico-politique, Belles Lettres, octobre 2022, 448 pages.

 

Géraldine Muhlmann est enseignante à l’Université Paris-Panthéon-Assas. C’est une spécialiste de l’analyse politique du journalisme (Une histoire politique du journalisme XIX-XXème siècle, 2007, et Du journalisme en démocratie, 2017). Elle a publié en octobre 2022, aux Belles Lettres, L’imposture du théologico-politique, dans lequel elle réoriente, semble-t-il, ses objets de recherche.

 

 

Le terme théologico-politique renvoie au livre de Spinoza, son Traité théologico-politique, paru en 1670. Dans celui-ci, il analyse les rapports entre la sphère politique et la sphère religieuse. Il montre que les institutions religieuses ont un usage des institutions politiques. En complément, il y a un usage politique du religieux. Le couplage du religieux et du politique conduit à dominer les individus, notamment par le recours à la superstition, donc à la peur. Ce que cherche à montrer Spinoza, c’est qu’il y a avant tout du politique au fond des choses religieuses. Le penseur hollandais prône une séparation des Églises et de l’État, et la liberté de croire et de ne pas croire au sein de la sphère politique. Il s’agit d’une des racines intellectuelles de la laïcité. 

 

Géraldine Muhlmann rappelle au cours de son livre cette contribution centrale de Spinoza. Elle va montrer qu’il va faire partie des ‘‘philosophes à abattre’’, par une tradition de pensée qui va au contraire chercher à ressouder le théologique et le politique, pour montrer que derrière tout phénomène politique, même athée, il y a toujours du divin, du sacré ou du théologique qui en réalité explique ce phénomène qui se croit athée. Il y a toujours la main invisible de Dieu (appelée pudiquement « le sacré » ou « le religieux » par les auteurs analysés), qui cherche à réaliser son projet. Dans ces philosophies, la modernité (politique) est toujours négative, décadente, et elle ne pourra être sauvée que par la religion.

 

Ainsi, si pour Spinoza la politique explique le théologique, pour les auteurs visés dans cette étude, le théologique explique le politique. Pour Géraldine Muhlmann on assiste depuis trente ans au retour en force « du théologico-politique  ; et pour l’auteure il s’agit d’une « imposture ».

 

Ainsi le livre s’ouvre par ces affirmations : « Le « théologico-politique » est une imposture. Il n’apporte rien à la réflexion sur les choses politiques. Il ne permet pas de mieux analyser cet ennui mêlé de colère qui caractérise plusieurs démocraties contemporaines. Il ne permet pas de mieux penser les égoïsmes centrifuges, ni non plus les moments de solidarité, de sursaut collectif ou de fête. Il n’éclaire pas davantage les autoritarismes du présent, l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les horreurs infligées aux populations civiles, les affects politiques et les systèmes idéologiques qui sont là impliqués, tout ce que ces alliages rappellent du passé et aussi tout ce qui, en eux, est nouveau. Quant au passé, et notamment aux totalitarismes du XXe siècle, nazisme et stalinisme, les approches qui font valoir du « théologico-politique » ont beau prétendre en divulguer la vérité profonde – un rapport « malade » au sacré, supposé tout expliquer –, en réalité elles n’en disent jamais rien de concret ; et elles contournent les traits sur lesquels insistent les spécialistes de ces régimes. »

 

Le travail de Géraldine Muhlmann s’appuie sur la grille d'analyse proposée par Hans Blumenberg dans sa Légitimité des temps modernes (1966). Celui-ci s’opposait au « théorème de la sécularisation » porté notamment par Carl Schmitt dans sa Théologie politique (1922) et plus tard par Gadamer. Ce théorème pourrait se formuler ainsi : « ce qui, dans la modernité, paraît arrachement à la religion n’est encore, en réalité, que de la religion transformée – « sécularisée ». » (p. 33) Il n’y aurait pas de rupture de la modernité avec les conceptions religieuses et médiévales du monde. Ce sont les mêmes, avec une autre figure. Ainsi derrière l’idée de continuité entre le Moyen Âge et la Modernité – la Modernité ne faisant que séculariser des concepts catholiques – on peut donc retrouver les origines chrétiennes de la Modernité en se rebranchant à cette source d’alimentation.

 

Dans ce cadre, on peut mieux comprendre le cas de Marcel Gauchet. En 1985, il publie Le Désenchantement du monde, dont le sous-titre est une histoire politique de la religion. Il y affirme la thèse devenue célèbre selon laquelle le christianisme serait la « religion de la sortie de la religion ». Ce serait grâce au christianisme que la France est devenue laïque. Mais, entendons-nous bien : cette laïcité de l’Etat serait encore toute chrétienne. De même, il peut affirmer qu’ « au travers même de sa rigueur dogmatique et de son dessein inouï d’inculcation et de direction, l’Église a plus que tout autre contribué à enraciner cet esprit de liberté qu’elle a combattu sans relâche » (Le Désenchantement, p. 194). Tout n’est qu’affaire de continuité, il n’y a jamais de rupture avec l’arrière-fond religieux présent en toute chose. Ainsi, à lire Muhlmann, on comprend que le sous-titre plus adéquat au livre de Gauchet serait : une histoire religieuse du politique.

 

Ce dernier n’est pas le seul représentant de ce courant « théologico-politique ». Géraldine Muhlmann identifie trois « lignes » principales dans la philosophie contemporaine :

1 : La « ligne hyper-romantique », incarnée par le philosophe pragmatiste Richard Rorty (Contingence, ironie et solidarité, 1989). Cette lignée serait héritière du spiritualiste Bergson, celui qui a écrit Les Deux sources de la morale et de la religion (1932)

2 : La « ligne apocalyptico-messianique », incarnée par Giorgio Agamben (Homo Sacer, 1997), héritière de la phénoménologie de Martin Heidegger (« La question de la technique », 1949). 

3 : La « ligne vieil-hégélienne », composée par Charles Taylor (Les Sources du moi, 1989) et du dernier Jürgen Habermas (tous ses écrits depuis 1989, en particulier ses articles), en ligne directe des Principes de la philosophie du droit de Hegel (1820).

A ces trois lignes s’ajoutent des « passeurs » : Karl Jaspers (Origine et sens de l’histoire, 1949), Jacob Taubes (Eschatologie occidentale, 1947), Eric Voegelin (Les religions politiques, 1938), et des « transfuges » : Gianni Vattimo (Espérer croire, 1996) et Marcel Gauchet (Le Désenchantement du monde, 1985).

 

Les dates des principaux ouvrages des auteurs analysés montrent qu’un tournant s’opère à partir de 1989. L’auteure observe que ce courant est dorénavant omniprésent depuis trente ans. Elle constate également que des tentatives de s’imposer ont eu lieu dans les années 70 et 80, notamment avec Foucault et son admiration pour la contre-révolution iranienne, mais que cette tentative n’a pas eu de postérité immédiate. L’auteur ne donne pas vraiment d’explication à cette chronologie.

 

Géraldine Muhlmann ne revient pas sur l’histoire de France ; mais il est utile de la rappeler afin de comprendre pourquoi ce retour du trait d’union entre le politique et le religieux n’a pas pu avoir lieu avant les années 1990 en France. Depuis la proposition radicale de Spinoza, la France a dû en passer par la Révolution française, la Commune de Paris, puis la Loi de 1905, pour obtenir une séparation des églises et de l’Etat. Cette séparation a été remise en cause par l’arrivée au pouvoir de Pétain. Il aura fallu tout le processus de la Libération pour que cette séparation fût durablement inscrite dans la politique nationale. Ainsi il y a une profonde tradition laïque en France, qui s’est traduite au niveau d’une partie des intellectuels, par une volonté d’expliquer les phénomènes humains sans recours au divin : il s’agit de considérer que les hommes sont bien les acteurs de leur propre histoire. Ce poids de la tradition laïque française a servi de digue, au niveau intellectuel, à la pénétration des idées théologico-politiques. Il faut croire qu’avec la chute du mur de Berlin, la digue intellectuelle s’est également fracturée, et a permis de donner le champ libre à certains philosophes de penser le politique en termes de sacré.

 

On pourrait rajouter qu’il y a chez ces philosophes une nostalgie du Moyen Âge. Or la période pré-moderne se caractérise par des régimes politiques monarchiques, théocratiques, religieusement intolérants (persécution des juifs et des protestants). Nous avons découvert, non sans surprise, en lisant cette Imposture, que ces auteurs, en promouvant les racines chrétiennes de la Modernité, retrouvent aussi en toute cohérence tous les travers des catholiques intransigeants du Moyen Âge : un anti-protestantisme (Voegelin, cité p. 237) et/ou un antijudaïsme, quand il ne s’agit pas d’antisémitisme (Heidegger très explicite dans ses Cahiers noirs ; complot juif chez Carl Schmitt).

 

Ces positions intolérantes, elles ont été balisées il y a déjà fort longtemps. Au moment de la Révolution française, le pape Pie VI est une des figures de la Contre-révolution qui se structure en Europe. En 1791, il publie un Bref intitulé Quod aliquantum, dans lequel il condamne la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen car elle donne des « droits monstrueux ». Le Pape d’alors en profite, dans le même texte, pour rappeler le rôle néfaste des protestants et des juifs. Ainsi le courant que Géraldine Muhlmann identifie comme « théologico-politique » s’inscrit dans celui ausculté par Zeev Sternhell dans son livre Les anti-Lumières, qui couvre la période 1600-2000 (Folio Histoire, 2010).

 

Le courant « théologico-politique » reproche à la sociologie, au marxisme et à la psychanalyse de ne « pas traiter le politique dans sa singularité » (p. 276). Ces trois disciplines, incarnées par Marx et Freud, procéderaient par grandes généralités ou par réduction à un principe explicatif (la lutte de classe, la libido), et passeraient à côté des phénomènes. Tandis que nos philosophes contemporains, eux, y verraient plus clair et plus profond, grâce à leur sensibilité au sacré. Cette critique de Marx, Freud (et aussi de Nietzsche) est très grossière. Ce qui justifie en réalité leur rejet, c’est leur critique implacable du phénomène religieux (doublé du fait que Marx est communiste, athée et défenseur de la laïcité de l’État).


L'auteure pointe ainsi la grande faiblesse argumentative de ces auteurs. Ils affirment mais ne démontrent rien. « En cela, et à cause de ce goût de l’invisible, le propos théologico-politique se met volontiers en position de n’être pas « réfutable ». » (p. 33) A propos du livre de Marcel Gauchet intitulé L’avènement de la démocratie, tome 1, La révolution moderne (2007) l’auteure écrit : « On n’y comprend plus rien, au milieu de ce vocabulaire du ‘secret’, du ‘souterrain’, de ‘l’invisible’, de ‘l’occulte’ » (p. 43). Ces remarques sont cohérentes, puisque chez ces philosophes, il s'agit d'une démarche de croyants, reposant sur la foi : il n’y a donc rien à démontrer, rien à argumenter. D’où le sentiment d' « imposture ».

 

L’auteure conclut son ouvrage en titrant : « Pour la critique ». Elle prône l’idée qu’il faut continuer d’examiner tous ces courants « théologico-politiques », montrer le vide théorique qui les compose, et le danger de régression intellectuelle et sociale qu’ils incarnent. L’auteure écrit qu’elle n’est pas très optimiste quant au rôle que peut jouer la philosophie dans ce combat, auprès du grand public. Elle espère que des œuvres littéraires à succès ouvriront les yeux du plus grand nombre.

 

Ainsi L’imposture du théologico-politique dresse une cartographie très utile de nombreux courants, il donne des outils pour déchiffrer des auteurs qui ont l’air assez divers, mais qui appartiennent en réalité à la même famille politico-philosophique. Le livre est extrêmement dense et riche. Il permet une lecture problématisée d’auteurs renommés et vivants.