Bergson, Le Bon sens ou l’esprit français, édition établie, annotée et postfacée par Cyril Morana, Éditions des Mille et Une Nuits lu par Didier Guimbail

Bergson, Le Bon sens ou l’esprit français, édition établie, annotée et postfacée par Cyril Morana, Éditions des Mille et Une Nuits, 2012. 

L’ouvrage se compose de trois conférences. La première date de 1895, la seconde de 1923, la troisième de 1934. On peut donc dire qu’elles correspondent aux débuts, à la maturité, et la dernière phase de l’activité de Bergson. 

Elles sont de longueur inégale mais elles se complètent. Leur réunion est l’œuvre de Cyril Morana dont le choix permet d’embrasser deux aspects de la pensée bergsonienne. Une enquête définitionnelle, ici centrée sur la notion de bon sens, et le rapport de cette recherche avec certains aspects de son époque. La lecture de ces textes permet de vérifier une des thèses majeures du bergsonisme : la nécessité absolue de l’esprit de précision, qu’il s’agisse de définir une valeur ou de l’articuler avec les conditions historiques, —culturelles et institutionnelles, de son existence. Le titre du recueil affirme l’identité du bon sens et de l’esprit français. Tâchons d’en comprendre la raison.


La première conférence s’intitule Le bon sens et les études classiques mais le second point sera surtout traité dans l’allocution suivante. Parler du bon sens fait immanquablement penser à Descartes. Cependant, comme le fait remarquer C. Morana dans sa postface, les deux philosophes ne développent pas des conceptions identiques. Si Bergson retient l’idée d’un jugement éclairé, il met l’accent sur le lien entre cette capacité innée, bien qu’inégalement répartie, et sa conception de la durée concrète, c’est-à-dire de la vie. La façon dont Bergson cherche à appréhender par les mots la nature du bon sens est exemplaire de sa vision des rapports du langage à l’expérience. Comment dire, dans ces formes stables que sont les mots, un principe établi en-deçà de l’opération de la réflexion qui ne montre la vie que scindée en différents domaines ? Le bon sens est la « source commune » d’où procèdent intelligence et volonté, connaissance et moralité, pensée et action. Aussi sa définition ne va jamais sans une nuance qui en marque le caractère incomplet. « On pourrait presque dire que le bon sens est l’attention même orientée dans le sens de la vie ». « Peut-être n’a-t-il pas de méthode à proprement parler mais une certaine manière de faire ». « C’est cette force de sentir que j’ai cru voir au fond du bon sens ». Ces réserves s’expliquent par le fait que le bon sens est « semblable au principe de la vie » lequel excède les capacités du langage. Toutefois, affirmer que cette capacité est originaire ne dispense pas d’en indiquer les modes d’exercice. Le lecteur de Bergson rencontre ici des notions auxquelles la suite de l’œuvre donnera une grande ampleur. L’instinct, l’intelligence, l’effort, sont présents. Remarquons tout d’abord que le bon sens est une disposition innée, une puissance active mais qui se différencie de l’instinct par sa plasticité. D’autre part, il se distingue de l’intelligence scientifique qui déduit ou généralise en légiférant. Le bon sens est l’esprit de précision, d’ajustement, soucieux de la particularité des situations et de la mobilité du réel. On sait que Bergson reprochera toujours aux systèmes philosophiques de manquer de précision. En voici une première mouture. Le bon sens est aussi l’esprit de justice et Bergson parle d’un « tact de la vérité pratique » capable de rendre à chacun le sien dans la trame complexe des événements. Ceci n’est possible qu’à la condition de ne pas se reposer sur un ensemble de formules issues d’une induction empirique et de savoir accepter le présent dans son irréductible nouveauté. Bien juger n’est pas appliquer mécaniquement des règles mais vivre en évaluant ce que l’on vit pour l’orienter. C’est pourquoi une des thèses maîtresses du texte consiste à soutenir que l’éducation au bon sens consiste à mettre en garde l’intelligence contre sa pente naturelle à abstraire. Il s’agit « de la préserver d’une trop grande confiance en elle-même ». Le bon sens est une « disposition active de l’intelligence » et « une certaine défiance toute particulière de l’intelligence vis-à-vis d’elle-même ». On remarque qu’à cette époque Bergson n’avait pas encore élaboré la notion d’intuition qui est ici seulement mentionnée comme un genre dont le génie est une forme supérieure. Le bon sens apparaît finalement comme un effort permanent sur soi, et parfois contre soi, dont C. Morana souligne la teneur socratique, donc principielle.

 

Cette disposition fondamentale est comme un germe qu’il importe de savoir faire fructifier, ce qui oblige à réfléchir aux modalités d’une bonne éducation. Ce thème est abordé dans la deuxième conférence qui fait une large place à la question de l’instruction. Cette intervention, intitulée Les études gréco-latines et l’enseignement secondaire, montre comment Bergson fut extrêmement préoccupé par les questions institutionnelles. On y verra une preuve de cette attention au réel sans laquelle la philosophie s’enferme dans des généralités et perd sa puissance d’éclairer. La première conférence voyait dans les études classiques « un effort pour rompre la glace des mots et retrouver au-dessous d’elle le libre courant de la pensée ». Celle-ci met l’accent sur la nécessité d’une réforme de l’enseignement et critique des choix politiques. Bergson se prononce en faveur d’une séparation entre un enseignement classique destiné aux carrières universitaires et libérales et un enseignement secondaire tourné vers les carrières industrielles, commerciales et agricoles. Cette division n’est pas sans rappeler ce que l’Allemagne avait institué à travers le couple du « Gymnasium » et de la « Realschule ». Bergson s’élève contre des réformes qui ont affaibli les études classiques sans renforcer les études techniques dont le pays a absolument besoin. Les nécessités de l’après-guerre justifient la création d’une classe d’entrepreneurs, capable d’accroître la richesse nationale par son inventivité. Cependant, il reste indispensable de maintenir l’esprit français, de le représenter aux yeux du monde, et la connaissance des langues anciennes en est la condition. Bergson insiste sur la valeur et la profondeur de « l’empreinte gréco-latine » qui a donné à notre nation le goût de la clarté, de la souplesse dans l’expression et l’horreur de l’à-peu-près. Le « sentiment du français » est inaccessible à celui qui n’a pas séjourné dans la langue latine d’où provient notre littérature : « C’est comme si on laissait échapper les harmoniques d’un son : la note reste la même mais ce n’est plus le même timbre ». En outre, le rayonnement international de la France est intimement lié au maintien d’une relation vivante à cet héritage. Bergson eut une activité diplomatique au moment de la guerre de 14 et cette expérience apparaît quand il affirme que les Américains considéraient la France comme une nation porteuse d’une culture exemplaire. L’héritage spirituel du latin et du grec n’a pas à être momifié mais vivifié au contact d’un présent qu’il enrichit en retour.

 

La dernière conférence, Quelques mots sur la philosophie française et sur l’esprit français, affirme que la pensée française est préservée de toute « grande construction systématique » comme de tout discours confus grâce à une alliance permanente de la philosophie et des sciences. Mais il faut ajouter que la clarté de la forme qui allie « le sens de la mesure et le souci de la vérification » est animée par la vitalité intense d’un sentiment généreux dont la portée est universelle car elle met en jeu le sens de l’idée de civilisation. Bergson parle d’une unité de lumière et de chaleur, d’une rigueur méthodique dans l’exposition couplée à un enthousiasme éthico-politique où l’idée de tolérance tient une place éminente. La conclusion de cette brève allocution rejoint celle de la première conférence qui présente la France comme la « terre classique du bon sens ». Ainsi s’explique le titre que C. Morana a choisi pour présenter ce recueil. Il est à l’image du patriotisme sans nationalisme de Bergson.

Cette édition de textes peu connus présente un intérêt indéniable. Elle permet de suivre dans le temps une démarche qui réfléchit au sens des mots tout en prêtant une attention permanente aux nécessités du présent. Parler et agir avec justesse sont indissociables. Le lecteur trouvera dans ce volume une biographie où figurent les dates de parution des œuvres, celles des événements historiques et des différents engagements de Bergson. Une bibliographie indique des commentaires classiques et d’autres plus récents. La lecture des conférences permet de relier des concepts fondamentaux du bergsonisme au thème de l’éducation. L’image d’un philosophe contemplatif est ici très utilement complétée par celle d’un penseur soucieux de pédagogie. Soulignons, pour conclure, la précision des annotations de C. Morana, tant sur un plan philosophique qu’historique. Le lecteur pourra se reporter à des œuvres célèbres ou moins fréquentées. De plus, le travail de C. Morana procure une connaissance indispensable des débats et des réformes relatifs à l’éducation dans les premières décades du siècle dernier. La postface établit des liens avec notre présent, non sans afficher des inquiétudes justifiées. A chacun de mesurer les rapprochements et les écarts avec notre temps !

Didier Guimbail