Patrick Vassort, L’homme superflu. Théorie politique de la crise en cours. Éditions le passager clandestin, 2012, lu par Simon Rochereau

Patrick Vassort, L’homme superflu. Théorie politique de la crise en cours. Éditions le passager clandestin, 2012.

L’ouvrage se présente comme un essai de philosophie politique qui se donne pour tâche d’éclairer la crise en cours —non dans sa dimension conjoncturelle, mais dans sa dimension structurelle et systémique— en mettant « au jour la logique politique du développement sociétal moderne ». 

 

Et il rend « visible le processus dialectique qui produit les contradictions internes de la modernité capitaliste ». Il analyse donc les différentes formes de domination, souvent implicites et dissimulées sous l’alibi du progrès, qui tendent à exercer une emprise totale sur l’homme. Contre le postmodernisme qui annonce la fin de la lutte des classes, ou même la fin de l’histoire, ainsi que la mort des idéologies – et qui est, en réalité, un nouvel avatar de ce processus de domination, il faut continuer à penser un processus qui, lui, n’a pas fini de produire ses effets.

 

 

Sommaire 

Prologue

I - Vitesse, accélération et spectacularisation du monde vécu

II - Mouvement idéologique et appareils idéologiques d’État

III – Institution sportive et idéologie capitaliste

IV – Les appareils stratégiques capitalistes

V – La superfluité, catégorie centrale du capitalisme

Épilogue : Projet capitaliste, horizon totalitaire

I – La première partie montre le lien entre la vitesse et l’accélération inhérentes au système capitaliste et la spectacularisation du monde vécu qui l’accompagne pour en masquer les effets. L’accélération du monde sous les exigences de la productivité, ainsi que le culte idéologique de la vitesse (relayé par le sport par exemple), produisent une aliénation de l’homme, ainsi que des rapports de domination entre les hommes. Ces effets sont d’autant plus dangereux qu’ils sont occultés par une emprise idéologique totale, exercée par la société du spectacle et dont l’effet le plus insidieux est sans doute de résorber la complexité du monde dans le spectacle de masse.

II – La seconde partie est consacrée à une critique virulente de l’idéologie insidieuse qui caractérise la modernité, précisément lorsqu’elle prétend s’être (enfin) débarrassé des idéologies. Le discours qui affirme la mort des idéologies est lui-même idéologique et il l’est même au plus haut point puisqu’en se situant prétendument à l’extérieur de l’idéologie, il tente de légitimer son propre système en le présentant comme naturel. Cette idéologie qui s’ignore est soutenue par un appareil répressif et véhiculée par les appareils idéologiques d’Etat mis en évidence par Althusser. Toutefois, on assiste aujourd’hui à un décentrement de la racine de l’oppression du champ politique vers le champ économique.

III – En prenant appui sur le sport – et notamment sur les JO de Pékin - la troisième partie donne un exemple de l’emprise idéologique totale du capitalisme qu’il dénonce. Le sport promeut des rapports de compétition généralisée, entretient le culte de la performance et l’injonction du résultat (la fin justifiant les moyens). Il se dissout dans le marché et contribue à dissoudre le marché dans la mondialisation. Pourtant, il prétend apporter le progrès universel et rester neutre d’un point de vue politique. Il s’agit là d’un double leurre.

IV – Puisque l’idéologie capitaliste exerce désormais son emprise par l’économique plus que par le politique, il s’agit – dans cette quatrième partie - de mettre au jour, en lieu et place des appareils idéologiques d’État d’Althusser, ses nouveaux instruments, les appareils de stratégie capitalistes, qui se déploient à l’échelle supranationale. La diffusion du système n’est plus assurée par la terreur mais bien par cette idéologie, relayée par la technique, qui s’insinue à tous les échelons de la société. L’éducation est prise en main par le capital, notamment à travers les classements internationaux qui dictent leurs lois. Les médias diffusent une information calibrée. On assiste à une uniformisation des masses, à une aliénation par la spectacularisation du monde, à la quête effrénée de la vitesse et de la productivité, à la marchandisation de la culture et de l’art, à la dérèglementation du marché du travail et à une précarisation croissante. On sent poindre une forme de totalitarisme.

V – La cinquième est dernière partie s’efforce d’articuler les notions évoquées en montrant leur intégration dans un processus dialectique global dont la postmodernité (ou la modernité tardive) ne constitue pas un dépassement, mais – contraire - une étape de plus. A ce stade du processus, le peuple est devenu une masse sans identité, réduite à la consommation de biens sous culturels, paradoxalement atomisée en individus apolitiques. L’idéologie capitaliste a dissous le corps politique et les corps sociaux intermédiaires pour mieux asservir les hommes, les rendant incapables d’un projet collectif. La production incessante, et sans cesse accélérée, de superflu conduit à un amassement et un entassement d’objets inutiles, comme autant de déchets qui étouffent progressivement l’humanité. C’est l’homme finalement qui devient superflu. Reste à savoir si le système sera consacré ou produira son autodestruction.

L’Épilogue ne laisse guère d’espoir : avec le projet capitaliste, c’est bien le totalitarisme qui est à l’horizon. Ce mot ne doit pas être jeté comme un anathème, mais pris au sérieux. Même si on ne peut se contenter de penser le totalitarisme à partir des analyses traditionnelles de Arendt ou Friedrich et Zbigniew qui restent liés au contexte historique du XXe siècle, la critique du capitalisme libéral doit mettre à jour ce nouveau totalitarisme moins évident mais, par ce fait même, beaucoup plus sournois et dangereux et comprendre comment il peut naître et croître dans des sociétés qui ne sont pas d’emblée totalitaires.

Le lecteur qui ignore l’extraordinaire fécondité – historique et intemporelle - de penseurs aussi importants que Marx, Adorno, Horkheimer (et toute l’école de Frankfort), Althusser, Marcuse, Bourdieu et, dans une moindre mesure peut-être, Debord ou Baudrillard, trouvera dans cet ouvrage une occasion de les découvrir, non figés dans leur immobilité historique, mais pour ainsi dire ressuscités afin de penser la crise de la modernité. Si celle-ci n’est finalement que l’aboutissement dialectique d’un processus dont ces glorieux anciens avaient pu étudier la naissance et le déploiement, voire prédire le devenir, on doit à Patrick Vassort d’en montrer les nouveaux visages, en particulier une prégnance idéologique d’autant plus forte qu’elle tend – en apparence – à s’effacer derrière des leurres puissants. On peut y voir un diagnostic (dialectiquement !) lucide et bien senti ou un réquisitoire à charge réchauffé et pessimiste. 


Simon Rochereau