Anna et Sigmund Freud, Correspondance 1904-1938, Fayard, 2012 (lu par Mariane Perruche)

Anna et Sigmund Freud, Correspondance 1904-1938, Fayard, 2012, 680 pages.

Sigmund Freud, le père de la psychanalyse, (1856-1939) entretint toute sa vie une correspondance fournie avec ses collègues, ses amis, écrivains ou analystes, et avec sa famille dispersée dans toute l’Europe. De nombreux extraits de cette correspondance sont disponibles tant en allemand qu’en français. 

La partie professionnelle de la correspondance ne fait plus de mystère pour le public français, ainsi que tout ce qui concerne l’histoire et la préhistoire de la psychanalyse, comme par exemple la fameuse correspondance entre Freud et Fliess dont l’importance fut révélée par la Naissance de la psychanalyse, Lettres à W. Fliess 1887-1902 (PUF, 1991). En revanche la partie plus intime de la correspondance, comme ses lettres à sa femme (toujours indisponibles en français) ou les lettres à sa fille Anna présentées ici pour la première fois en français, ne manqueront pas d’attirer un public intéressé par l’histoire de la psychanalyse. Cette édition est établie par Ingeborg Meyer Palmedo (pour l’édition allemande en 2006) qui rédige également la postface et les notes et fournit un appareil critique précieux (index et bibliographies très complètes). Cette spécialiste de la correspondance de Freud a déjà travaillé sur la publication en allemand de la correspondance entre Freud et Ferenczi, puis sur celle de la correspondance de Freud avec ses enfants (Briefe an die Kinder, Berlin, Aufbau, 2010, Lettres à ses enfants, Aubier, 2012). La correspondance entre Freud et sa fille cadette présente toutes les lettres échangées entre Sigmund et Anna depuis 1904, alors que celle-ci, la dernière de ses six enfants, est âgée d’à peine 9 ans et Freud de 48, accompagnées d’un appareil critique très précis après chaque lettre permettant à tout public, même peu informé, de suivre commodément le flux de cette correspondance. Meyer-Palmedo confronte de façon rigoureuse les événements évoqués dans cette correspondance avec les biographies bien connues de Freud, au premier chef celle d’Ernest Jones (Das Leben und Werk von Sigmund Freud, Stuttgart, 1960-1962, trad. en français PUF, Quadrige, 2006) et celle d’Anna Freud par Elizabeth Young-Bruehl (trad. française, Payot, 2006). Meyer-Palmedo n’hésite pas à remettre en question tel et tel détail de ces biographies qui ont fait autorité à la lumière de cette correspondance entre Freud et Anna, ce qui fera bien sûr de cet ouvrage un précieux allié pour les historiens de la psychanalyse et les spécialistes de l’œuvre de Freud. 

Mais le principal intérêt de cet ouvrage n’est pas seulement dans cette précision historiographique. Il n’apportera pas non plus de révélation qui viendrait nourrir les polémiques récentes autour de la vie et l’œuvre de Freud : celui-ci y apparaît au fil des pages comme un père de famille attentif, soucieux, aimant, souvent douloureusement meurtri par les maladies et le décès de ses proches et préoccupé par la nécessité d’établir la sécurité financière d’une nombreuse famille. On y retrouvera au fil des échanges, souvent étouffé par une sorte de retenue commune à Freud et à Anna, le deuil de sa fille Sophie, décédée subitement de la grippe espagnole en 1920 : en effet Anna se chargera pendant de longs mois des deux enfants de celle-ci à Berlin au foyer de Max Halberstadt son mari et se prendra d’affection pour l’aîné, Ernst, dont elle assumera l’éducation pendant quelques années. Et on retrouvera l’émotion très contenue de Freud concernant la mort de son petit-fils préféré, Heinele, trois ans après celle de sa mère (195 SF, p.392).

L’intérêt principal de l’ouvrage consistera dans le fait que le lecteur peut suivre pour ainsi dire en direct le transfert d’Anna sur son père, qui fut aussi son analyste, et le développement de ce que l’on pourrait appeler son rêve d’être Antigone : Anna découvre très tôt dans sa vie son intérêt pour l’œuvre de son père, la psychanalyse. Le lecteur suivra avec attention et émotion au fil des échanges, la fragile jeune fille, souffrant peut-être d’anémie et même de divers  symptômes hystériques, sentir naître en elle ce désir, non seulement de soutenir l’œuvre de son père, mais aussi d’être analysée par lui, puis de devenir elle-même analyste. Freud, dans un premier temps, sans clairement s’opposer à ce projet, s’en inquiète et a peur des conséquences pour sa fille de cette ambition intellectuelle qu’il perçoit chez elle : elle transige dans un premier temps en s’intéressant à la pédagogie, désir peut-être plus susceptible d’être accepté comme « féminin », et veut devenir enseignante, mais très vite, se forme son projet d’être analyste d’enfants.  

La limpidité de ce destin transférentiel fait que l’on peut lire dans cette correspondance la réponse à la double question : « Comment devient-on analyste ? » et « Comment se transmet la psychanalyse ? ». Au fil de ses lettres parsemées de récits de rêves, le portrait d’Anna Freud se dévoile sous le signe du transfert au père et de la difficile construction de sa personnalité en tant que femme. Le double destin d’Anna Freud en tant que femme et en tant qu’analyste s’est construit autour de l’ambiguïté de son désir de plaire - et de ne pas déplaire - au père, mais aussi autour de l’ambiguïté de son désir à lui, Freud, vis-à-vis de sa fille. Il ne cesse de la mettre en garde, et cela très tôt, contre les éventuels prétendants, et en tout premier lieu contre Jones, qu’il soupçonne de vouloir courtiser Anna, alors âgée de dix-neuf ans, lorsque celle-ci s’est rendue seule en Angleterre. On lira – outre les interdictions explicites adressées à Jones dans la lettre du 20 juillet 1914 dans la note 1 p.119 -  très attentivement la succession des lettres 40 à 45 qui décideront de son rapport à la féminité  : la carte postale qu’il lui envoie, représentant une guenon très intelligente en train de se coiffer (une caricature d’Anna si elle devenait une femme savante !), ses préventions contre Jones, sa fine analyse de la différence de sa fille cadette par rapport à ses sœurs (« tu as plus d’intérêts intellectuels et tu ne te satisferas vraisemblablement pas sitôt d’une activité purement féminine » 43SF, p.117) jusqu’à la réponse d’Anna en 45AF : elle rêve de Loe Kahn, la maîtresse de Jones et écrit « Cela doit être beau d’écrire quelque chose ». Anna se sent attirée par les femmes et est traversée par la volonté de créer. Son goût pour l’écriture sera sans arrêt combattu par son père.

Au fond Anna suit le même chemin que son père : celui-ci a fait son auto-analyse à travers sa correspondance avec W. Fliess et il est certain que l’analyse d’Anna et le nouage de son lien transférentiel à son analyste-père ont commencé avant l’analyse proprement dite par les nombreux récits de rêves qu’elle transcrit dans ses lettres : elle ne cesse de rêver d’être « totalement examinée » (au moment de passer son diplôme d’enseignante), désir inconscient d’être « analysée » révélé à son père (49 AF, p.128). Et - encore plus beau - Anna rêve chaque nuit de Mme Jones et qu’elle est devenue aveugle (53 AF, p.133) : c’est Antigone qui rêve d’être Œdipe, manifestant tout à la fois son penchant homosexuel et son identification au père. Tout cela aboutira clairement en 1915 au rêve de devenir la gardienne du temple (58 AF) : «J’ai rêvé récemment que je devais défendre une métairie qui nous appartenait contre des ennemis, mais le sabre était brisé et j’ai eu honte devant les ennemis » (p.140). Anna est alors âgée de 20 ans : comment devenir le porte-étendard de la psychanalyse quand on est une femme ? Mais  aussi, et tout aussi difficilement, comment être autre chose qu’un porte-étendard du père ?

Son destin d’Antigone se nouera malgré elle au printemps 1923, lors de la survenue du cancer de Freud qui lui vaudra trente opérations et de longues années de souffrance. C’est aussi cette même année que se déroulera un voyage à Rome de trois semaines en septembre qui marquera symboliquement pour la jeune femme la transmission de la psychanalyse. Le programme de leurs visites, consciencieusement noté par Freud et consultable dans l’ouvrage (p.400-401 et commenté en Annexe 1, p.536-545)  est impressionnant. C’est un véritable voyage initiatique qui permit à Anna de s’installer avec l’accord de Freud comme son héritière spirituelle. C’est à partir de cette année-là qu’Anna décida de ne plus quitter le foyer familial et de rester auprès de son père pour le soigner. Son père l’intronise psychanalyste en 1925 – en lui offrant un fauteuil d’analyste : il faut lire ces quelques lignes de Freud (207 SF, p.415), si caractéristiques du ton humoristique et complice qui régnait entre eux. Mais, paradoxalement pour le lecteur, le renforcement du lien entre le père malade et la jeune femme va amenuiser la correspondance : Anna, qui était aussi la principale infirmière de Freud, ne quittait que très rarement son père, sauf pour le représenter lors des réunions officielles de l’Association psychanalytique internationale, et pour quelques vacances avec Dorothy Burlingham. Dorothy, qui avait quitté New York était venue à Vienne pour confier à Anna son fils Bob en psychothérapie. Cette jeune femme issue d’une riche famille américaine fut à la fois sa compagne, sa complice et son associée dans le projet de créer une école privée inspirée par une pédagogie innovante et intimement associée à la psychanalyse appliquée aux enfants. Cette école vit le jour en 1927 à Heintzig (dans la banlieue de Vienne) et ceux qui y enseignèrent eurent pour nom Erik Erikson et August Aichhorn. Ce projet pédagogique incarne l’interprétation personnelle d’Anna de la psychanalyse et trouvera son juste prolongement dans la Hampstead Child Therapy Clinic fondée par Anna et Dorothy Burlingham à Londres après l’exil de la famille Freud en 1938.

Anna Freud n’est pas un clone de son père : loin des carcans familiaux viennois, elle est à la recherche d’une autre féminité, d’un mode de vie alternatif, fondé sur l’idée d’une famille élargie. Anna incarne une psychanalyse de terrain, moins théorique, et animée par le souci d’améliorer le bien-être de l’enfant.

A partir de fin 1932, la correspondance s’amenuise, constituée uniquement de cartes autographes de Freud, adressées à Anna pour son anniversaire et accompagnant un présent – toujours symbolique : un bureau (1932), un bijou chinois (1933), une bague en or (1935), une statuette Han (1936) sont les dernières marques du lien indéfectible entre l’un et l’autre. Il ne subsiste plus aucune lettre d’Anna depuis septembre 1930. La dernière lettre de Freud à Anna, qui se trouve à Paris chez Marie Bonaparte pour le Congrès psychanalytique international en juillet, est  datée d’Août 1938 et comporte des accents tragiques : un an avant sa mort, Freud, émigré à Londres in extremis en juin 1938, se montre à juste titre préoccupé par le sort de ses quatre sœurs restées aux mains des nazis à Vienne. Il mourra avant de connaître leur sort : déportées d’abord à Theresienstadt, où l’une mourut de faim, puis à Treblinka, où les trois autres périrent tragiquement.                                                                     

On ne peut donc que recommander la lecture de cet impressionnant travail de retranscription de la correspondance entre Sigmund et Anna Freud : l’historiographe de la psychanalyse y trouvera son bien ainsi que le profane, qui lira cet ouvrage aussi facilement qu’un roman, tant les « personnages » nous y apparaissent vivants et tant les lettres nous les restituent dans un décor toujours changeant, au gré des déplacements des deux rédacteurs.  L’amour de l’écriture, sensible partout, resserre les liens familiaux, si importants dans la famille Freud ; il est aussi la marque d’une société viennoise très férue de littérature romanesque. Nulle impression de voyeurisme en lisant cette belle correspondance : ni crépuscule, ni idolâtrie, mais la matière d’une vie  - ou plutôt de vies - au service de la psychanalyse.

Mariane Perruche