Sandor FERENCZI, Un petit homme-coq, Suivi de Les enfants qui ont la phobie des animaux de Sigmund FREUD, Petite Bibliothèque Payot, 2012 (lu par Michel Cardin)
Par Cyril Morana le 12 janvier 2013, 05:30 - Psychanalyse - Lien permanent
Sandor FERENCZI, Un petit homme-coq, Suivi de Les enfants qui ont la phobie des animaux de Sigmund FREUD, Petite Bibliothèque Payot, n° 870, septembre 2012
Pour tous ceux qui voudraient connaître le mouvement psychanalytique dans l’histoire de la formation de ses concepts et de ses méthodes par l’intermédiaire d’un exemple, ce petit livre est « un régal ».
Nous reprendrons ainsi le jugement que Freud avait émis sur le remarquable texte placé au début de cette nouvelle publication : Un petit homme-coq, paru en 1913, et édité ici avec deux autres articles de Ferenczi, Conséquences psychiques d’une castration, paru en 1916, etContribution à l’étude de l’onanisme, paru en 1912.
Ces trois textes portent sur la question de la masturbation infantile et adulte. Ferenczi s’y donne pour tâche de montrer, après Freud, qu’elle est un élément structurel dans la formation du psychisme : l’onanisme infantile s’articule à la menace de castration qui est au cœur de la formation des symptômes de névrose, et donc au père comme objet symbolique ambivalent aimé et redouté, source de toute identification sexuelle.
Sébastien Smirou, psychanalyste et écrivain, a voulu ajouter, dans son édition en PBP, le chapitre IV de Totem et tabou de Freud, paru en 1912-13, et dont le titre original « Le retour infantile du totémisme », a été transformé, par l’éditeur, en « Les enfants qui ont la phobie des animaux ». Mais sa remarquable préface rend compréhensible un tel choix d’édition. C’est même grâce à son éclairage que la mise en regard des quatre textes acquière toute sa densité. Car elle permet d’avoir une connaissance de Ferenczi lui-même dans son évolution de psychanalyste, mais surtout de sa place dans l’évolution des questions théoriques et pratiques du mouvement au moment où il s’internationalise. On aperçoit, en même temps, que Freud n’est pas un auteur isolable, même s’il reste le fondateur et le référent de la doctrine de l’ensemble des contributions des autres membres de son groupe. Son « régal » à lire Ferencsi est aussi la joie d’être alimenté à son tour par une pensée qui ne lui appartient plus en propre. Les disciples nourrissent aussi le fondateur, contrairement à l’image de Père tout puissant qu’on lui prête. Ce préjugé se fonde sur la même symbolique castratrice que celle qui fait l’objet des textes de Ferenczi !
Plus fondamentalement, cette édition nous informe sur la formation et l’évolution de la doctrine psychanalytique à propos d’un de ses concepts majeurs, mais elle nous rend compte aussi des modalités particulières qui ont présidé aux échanges entre Freud et Ferenczi. Y apparaît nettement que le plus spirituel peut tirer son fonds de ce qui l’est le moins. S. Smirou éclaire ainsi les circonstances personnelles qui ont présidé à la publication d’Un petit homme-coq. Il est d’abord un objet d’échange, un cadeau, du type don-contre-don : Ferenczi obtient la prise en charge, par Freud, d’une patiente, Elma, qu’il ne peut plus analyser puisqu’il compte se marier avec elle. Le maître l’accepte, et va même jusqu’à faire les compte-rendus des séances à son ami, à l’insu de la demoiselle ! Ferenczi rembourse cette dette en exposant progressivement par lettres le cas d’Un petit homme-coq.
On pourrait gloser sur la nature un peu scandaleuse d’un tel échange. Ne poussons donc pas des cris d’orfraie, et évitons d’aller sur le terrain très père fouettard des critiques actuelles de Freud. Contentons-nous plutôt d’y voir, comme le suggère S. Smirou, que le principe de l’échange relève d’un système de prestation totale, tel que l’Essai sur le don de Mauss l’a expliqué. Et même, ajoutons-nous, toutes nos relations à autrui, des plus intimes aux plus spirituelles, se structurent sur le fondement de la dette et de son remboursement. Nietzsche, dans la Généalogie de la morale, en a montré toute l’amoralité. Ferenczi paie symboliquement en retour la satisfaction que Freud donne à sa curiosité sur sa future femme. Cela n’entâche pas la densité réflexive d’Un petit homme-coq.
Le « régal » de Freud est de se « repaitre » doublement du don que lui fait Ferenczi.
Le premier plan est la confirmation que ce n’est plus dans la notion, héritée de l’anatomo-pathologie, de traumatisme qu’il faut chercher le noyau originaire des névroses ; au contraire il faut concevoir que l’évolution de la sexualité infantile jusqu’à celle de l’adulte est fondée sur la menace symbolique de la castration par rapport à la masturbation infantile et donc le rapport au père. Conséquences psychiques d’une castration, et Contribution à l’étude de l’onanisme en sont l’illustration.
Le premier texte expose les origines d’une névrose où l’onanisme pratiqué par l’adulte tire son origine de la brutalité mutilatrice de la circoncision qu’un père violent lui a fait subir à l’âge de trois ans. Mais Ferenczi montre comment le même événement, vécu par de multiples enfants, la circoncision, ne produit d’effets névrotiques que dans une structure relationnelle où la menace de castration paternelle s’articule imaginairement à l’expérience « d’un amour propre blessé » et au désir de l’enfant d’être un homme entier comme son père. Le second texte, plus théorique, établit la distinction entre les deux formes de coït, le « normal » et le « masturbatoire », sur l’articulation complexe entre les phénomènes physiologiques et les conséquences de la menace symbolique sur la sexualité de l’adulte.
Le second plan qui satisfait Freud est qu’une scène vécue à un certain âge par l’enfant doit être réinterprétée « après-coup » dans un système nouveau et alors provoquer l’apparition des symtômes. Un petit homme-coq a ainsi la qualité de montrer comment la menace symbolique est investie dans le souvenir d’une expérience vécue un an auparavant qui, par elle-même, n’aurait pas été « traumatisante ».
Ferenczi expose le cas d’un petit garçon de deux ans et demi, appelé Arpad, mordu au pénis par une poule ou un coq alors qu’il urine dans un poulailler au cours de ses vacances à la campagne. On soigne l’enfant et on tue l’animal. De retour sur le même lieu de vacances, un an plus tard, l’enfant « parle » et se comporte comme les volailles, et passe tout son temps dans le poulailler. Même si, à son retour à la ville, il reparle hongrois et se comporte plus normalement, il instaure une relation ambivalente avec les poules ou coqs confondus : son intérêt porte exclusivement sur le sujet des volailles, mais il s’y mêle aussi de la haine, voire de la cruauté en paroles et en actes, et, en même temps, une peur extrême à l’égard de ces volatiles. Comment comprendre qu’Arpad ait développé les symptômes d’identification et cette relation complexe aux volailles suite à un laps de temps aussi long après la morsure de son pénis ? Ferenczi construit son analyse de la nature, de l’ambivalence et de la violence des symptômes d’Arpad sur ce problème de l’année de latence.
Il n’a rencontré l’enfant qu’une seule fois à cinq ans et aucun traitement n’a été possible - Mélanie Klein et Anna Freud n’ont pas encore défini les techniques de la psychanalyse d’enfant -. Et l’analyse, qu’il fait sur les circonstances de l’incident originaire, le développement des symptômes, et les événements qui ont dû se passer dans la famille d’Arpad, passe seulement par le récit qu’en fait une de ses patientes, « voisine » et « connaissance de la famille ». Les symptômes n’apparaissent donc jamais selon une logique traumatique simple, mais toujours dans une configuration complexe d’élements propice à leur formation.
Ferenczi, à partir des paroles d’Arpad, émet l’hypothèse que ces éléments appartiennent à une structure de relations familales où l’enfant aurait subi des menaces de castration liées à ses pratiques masturbatoires infantiles. Et il la construit aussi grâce à une enquète qu’il mène auprès de « l’entourage du petit » ; et, selon lui, il pose « une question suffisamment justifiée par l’expérience psychanalytique ». On lui répond qu’il n’était « pas impossible que quelqu’un l’ait menacé, « pour rire » de la castration », l’année suivant l’incident, puisqu’il était exact qu’Arpad avait cette « vilaine attitude » depuis « fort longtemps », même si l’on ne le savait pas s’il avait déjà un tel comportement pendant « l’année de latence » (p. 52-53).
Ferenczi poursuit alors l’application du concept freudien de sexualité infantile à la phase du développement narcissique pré-oedipien d’Arpad à partir des éléments de son enquête. Il sous-entend que l’auteur de la loi castratrice et le porteur d’un pénis entier, le père, devient un objet ambivalent de peur et d’amour pour Arpad au cours de cette année de latence où il a dû developper une pratique masturbatoire. Et il en conclut que s’est opéré un phénomène de déplacement et de signification « après coup » de l’expérience de la morsure de son pénis par l’investissement en elle de la menace de castration symbolique : « le coq signifie le père dans cet ensemble de symptômes » (p. 59).
Freud, qui pense toujours dans une logique doctrinale, intègre tous ces cas dans la problématique générale de Totem et tabou. L’extension de la psychanalyse aux phénomènes culturels et sociaux lui apparaît comme une preuve de l’universalité de ses concepts.
On a pu lui reprocher, à son époque et maintenant encore, que son pansexualisme était tiré de la seule observation de la société de son temps, du seul cadre de sa culture et de ses propres obsessions sexuelles. Que Ferenczi, le hongrois, Abraham, l’allemand, ou Wulff, l’ukrainien, auxquels il se réfère, ait montré en particulier que les cas de zoophobies relevaient de la même structure - masturbation-père-menace de castration-ambivalence des sentiments - prouve que la psychanalyse, en s’internationalisant, dépasse les cultures et les problématiques individuelles.
En même temps, les travaux des ethnologues, en particulier ceux de Frazer, butent sur l’origine du totémisme où le père originaire est la source des prescritions sexuelles imposées à toute sa lignée. Freud pense pouvoir contribuer à leur compréhension. Il s’agit pour lui de montrer que : « A l’égard des animaux, l’attitude des enfants et celle du primitif se ressemblent beaucoup » (p. 95). C’est pourquoi le chapitre IV a pour titre original : « Le retour infantile du totémisme ».
Peut-être le fait-il de manière discutable, si l’on se réfère à la négation de la primitivité et la redéfinition des structures de parenté par Lévi-Strauss. Car l’exportation des concepts de la psychanalyse aux phénomènes collectifs se fonde sur l’opposition entre deux assimilations : primitif-enfant et civilisé-adulte. Elle lui permet d’établir que les phobies d’animaux infantiles et le totémisme présentent la même ambivalence des sentiments. Freud y découvre une analogie de structure permettant d’assigner l’origine du totémisme : le déplacement par substitution du père sur l’animal totem explique « les deux principaux commandements du totémisme, les prescritions tabou, qui en constituent le noyau - l’interdiction de tuer le totem et celle d’user sexuellement d’une femme appartenant à ce totem » (p. 106).
On voit donc ainsi comment Freud traite le cas rapporté par Ferenczi en même temps que les autres cas d’enfants zoophobes : le résumé qu’il en fait dans Totem et tabou est immédiatement intègré au travail de théorisation ; il vise une conceptualisation rationalisatrice et schématise les cas particuliers pour en faire apparaître les éléments structurels et résoudre l’énigme du totémisme. Freud se place ainsi dans une autre perspective que Ferenczi
C’est le mérite de l’édition présente que de mettre les deux traitements du cas d’Arpad en miroir et de montrer que Ferenczi, comme le dit S. Smirou, ne cherche pas à « épuiser théoriquement le cas, d’en rendre exhaustivement compte » (p. 13). Il fait justement remarquer : « C’est une différence essentielle avec la manière qu’a Freud de faire le récit d’un cas, par exemple […] Le Petit Hans, Freud agit en effet comme un authentique metteur en scène de la maladie : il amène à l’élucidation graduée, chronologique, d’une énigme à l’intérieur d’un cadre délimité. […] A contrario, Un petit homme coq laisse très souvent dans l’ombre des éléments que Ferenczi vient pourtant de faire entrer dans notre champ de perception » Ferenczi fait apparaître : « Des restes impensés de l’investigation », neuf « zones d’ombres » (p. 14 sqq). qu’il laisse intentionnellement le lecteur libre d’interroger selon son imaginaire propre. On a affaire à « une œuvre ouverte » (p. 27), selon le concept d’Umberto Eco, où chaque lecteur apporte sa propre rêverie à ce que lui raconte l’histoire d’Arpad : Ferenczi, contrairement à Freud, laisse respirer le texte sans chercher à donner solution à toutes les énigmes qui forment le tissu du récit.
S. Smirou insiste sur la proximité de Ferenczi avec les milieux littéraires les plus novateurs dans la Hongrie du début du XXème siècle, et sur la fécondité de la culture du conte traditionnel dans leurs créations. Ferenczi en est nourri lui aussi : son récit du cas d’Arpad ressemble à un conte de fée et sa compréhension est intimement articulée à cette forme. Apparaît un « style » Ferenczi dans cette œuvre de jeunesse. Si le conte est un élément majeur, selon la psychanalyse, dans la formation du psychisme, de l’imaginaire et du rêve, ici Ferenczi va plus loin : la forme narrative du conte s’intègre à la théorie elle-même, rend possible une ouverture de l’imaginaire, pour montrer qu’on peut dépasser les limites du seul travail conceptuel, comme si on ne pouvait pas clore l’interprétation d’un cas à un sens.
On ne peut que féliciter le travail éditorial de Payot de publier intégralement les travaux de Ferenczi ; ils nous montrent que toute théorie est un travail en formation. La psychanalyse ne se réduit pas à une doctrine et apparaît comme une œuvre commune.
Michel Cardin