Vincent Giraud, Augustin, les signes et la manifestation, PUF, 2013, lu par Damien Auvray

Vincent Giraud, Augustin, les signes et la manifestation. Épiméthée, PUF, 2013. 

Le livre que Vincent Giraud vient de consacrer à saint Augustin s'inscrit dans une relecture du théologien qui cherche à le soustraire à la métaphysique, entendue au sens heideggérien d'onto-théologie, pour montrer que sa pensée repose non sur des catégories ontologiques, mais sur un accueil de la manifestation de Dieu, dans une perspective de louange : pensée confessante qui reçoit Dieu et se reçoit de Dieu, pensée de la donation, comme Jean-Luc Marion l'a interprétée dans son livre Au lieu de soi. L’approche de saint Augustin (2008), dans le sillage duquel Vincent Giraud se place.  

Lecture inspirée, si l'on veut, du cours de Heidegger de 1921 sur Augustin et le néoplatonisme, mais de manière critique, puisqu'elle vise justement à montrer que la réflexion d'Augustin échappe à la question de l'être, en pensant la manifestation de Dieu comme amour.

Le travail de Vincent Giraud reprend donc à nouveaux frais l'approche de J.-L. Marion, mais en élargissant considérablement la perspective, puisque si le livre de Marion portait essentiellement sur les Confessions, en particulier le livre X, celui de Giraud porte sur l'ensemble de l'œuvre de saint Augustin, travail considérable quand on le connaît l'étendue de la production du théologien - ce qui permet à l'auteur de reprendre un grand nombre de thématiques augustiniennes, même si elles sont toutes référées à la question du signe dans son rapport à la manifestation de Dieu. C'est donc la notion de signe, essentielle chez saint Augustin, qui est au centre de l'ouvrage, notion dont l'étude est considérablement élargie puisqu'elle n'est plus pensée seulement à partir du langage, ni même de l'interprétation des signes scripturaires, mais comme modalité du rapport de l'homme à l'ensemble de la réalité. Le signe est en effet analysé comme la manière dont les phénomènes, dans toute leur diversité, se donnent à l'interprétation de l'homme, dont la condition est alors herméneutique. La pensée d'Augustin accomplirait donc une phénoménologie herméneutique en pensant, à partir de cette analytique du phénomène comme signe, l'ego comme ego interprétant, habitant le monde non dans la présence, mais dans l'écart du signe.

Le signe est pensé dans son rapport à l'idée de manifestation.  La manifestation, c'est la plénitude de la vision de Dieu, en face à face, sans signes, plénitude qui polarise l'existence humaine sous la forme de la recherche inquiète de la vie heureuse, faisant de l'homme un être en chemin. Le signe est à la fois une marque de pauvreté, puisqu'il est ce qui se substitue à la manifestation, mais aussi ce qui définit l'existence humaine dans sa dimension de dépassement, de transcendance, de renvoi : la vie humaine est passage, moins au sens temporel de ce qui ne fait que passer, de l’éphémère, que de ce qui dépasse et vise plus que soi.

 La notion de signe organise les deux moments de l'ouvrage : une première partie porte sur l'analyse du signe comme différence, ajournement du sens (latin : differe) ; et, dans une seconde partie, il est analysé dans sa dimension de référence, intention, acte du sens (latin : referre).

 

L'idée de différence n'est pas d'abord la marque d'une déchéance. Elle est liée à la conception de l'homme comme créature, c'est-à-dire d'un être qui ne se suffit pas et  doit son être à un autre. Ainsi V. Giraud peut montrer qu'il y a pour Augustin une vraie valeur positive du signe et en particulier du langage - lequel n'est pas lié à la chute de l'homme mais constitue sa condition même. Mais le péché obscurcit le sens, à la fois dans la relation à Dieu, à l'autre et à soi-même. Obscurcissement, non pas déchéance totale (on sait combien Augustin s'est opposé au manichéisme), qui fait de la vision de l'homme une vision " dans un miroir, en énigme", selon l'expression qu'Augustin reprend à saint Paul : l'homme pense Dieu non plus dans la pleine vision, mais dans le clair-obscur de la foi qui interprète le monde comme traces de Dieu, dans une perspective de louange, d'amour et d'espérance.

Comme on le sait, Augustin  consacre des pages admirables à cet obscurcissement de l'homme à soi-même que constitue la dissimilitudo, la dissemblance à soi, qui fait de l'homme une quaestio, une énigme pour soi-même, et de l'existence une vie marquée par le mauvais usage des choses ; vie marquée aussi par le temps, le temps de l'âme où l'homme ne coïncide plus avec lui-même, où il est dans la distance avec soi. La mémoire est alors à la fois le lieu de la dissemblance puisqu'elle n'est jamais coïncidence à soi, et à la fois le lieu du voyage intérieur où l'homme fait mémoire de sa destination vers l'absolu, donnant ainsi orientation à sa pérégrination.

La question des noms divins s'inscrit dans cette question de la différence puisqu'ils marquent à la fois l'indicibilité de Dieu, sa différence d'avec l'homme, et en même temps la référence possible à Dieu. Ce chapitre permet à V. Giraud de marquer l'opposition entre cette théorie des noms divins et une perspective ontologique. Il montre que, pour Augustin, le nom de l'être ne dit rien sur Dieu, et, reprenant ici les analyses de J.-L. Marion, que le seul nom adéquat est un simple déictique, l'idipsum, dont la fonction est de renvoyer à ce qui outrepasse le langage, indiquant le lieu de Dieu, donnant ainsi leur véritable sens, seulement référentiel, aux autres noms divins, qui disent ainsi leur statut contradictoire de noms de l'indicible : l'absolu donne à parler, à louer en l'occurrence.

 

Cette question ouvre donc à la deuxième partie du texte qui porte sur la référence du signe. En effet, la différence ne peut être pensée que par rapport à la référence : toute la problématique de saint Augustin tient au fait que l'homme est sur le fond d'un appel immémorial qui continue de résonner en son cœur, d'une grâce à laquelle il est appelé à répondre. La distance n'est que par rapport à ce point de référence et d'ancrage.

La référence est donc le pivot de la pensée augustinienne et ce qui permet en particulier de penser le signe dans sa dimension de renvoi. C'est l'occasion pour V. Giraud de faire une analyse systématique des modalités du signe chez Augustin et de revenir à la question du langage dont il rappelle la place éminente, contrairement à une idée reçue qui voudrait que le théologien l'aurait dévalorisé : le langage accomplit l'incarnation du sens, recevant ainsi son plein modèle dans l'incarnation du verbum divin, le Christ. La relation à Dieu doit être pensée comme médiatisée, comme relation signifiante et non de face à face. C'est pourquoi la dimension mystique reste rare chez Augustin.

L'accomplissement de la référence comme ce qui permet de constituer l'ensemble de la réalité comme signes se fait par l'intentio, une décision de traverser les signes dans leur dimension de renvoi. C'est cette intention qui permet de comprendre la différence qu'Augustin fait entre l'usage du monde (uti) qui prend le monde dans son renvoi à Dieu et la jouissance (frui) qui en fait une valeur absolue au lieu d'y voir sa relativité à Dieu. Le visible peut alors être lu dans la beauté de son sens qui renvoie à la Beauté divine ; et la dispersion du temps est dépassée dans sa référence à l'éternité qui ainsi l'unifie.

L'ego s'en trouve radicalement repensé : il n'est ni le sujet conscient cartésien, ni le berger de l'être heideggérien, ni le soi-même comme un autre de Ricœur, ni le soi constitué par sa responsabilité pour l'autre de Lévinas. Il est le cogito herméneutique, qui se constitue dans l'acte de référence, faisant de la vie un pèlerinage où l'homme dépasse l'éparpillement de son existence.

 

On ne saurait épuiser dans ce compte rendu la richesse des analyses de V. Giraud, qui renvoie à la richesse de la pensée augustinienne, même si ses choix d'interprétations impliquent de minimiser certains aspects de l'œuvre du théologien (la question de l'histoire, qui, pourtant, est bien un lieu éminent de signes, n'est par exemple guère abordée ; et les analyses de la Cité de Dieu assez peu évoquées).

 En tout cas, l'analyse de V. Giraud donne toute sa contemporanéité à l'œuvre d'Augustin, en la confrontant à la phénoménologie et à l'herméneutique, et en la situant par rapport à la question d'une phénoménologie comme sortie de la métaphysique. Cela a pour conséquence que l'auteur prend peu en compte le rapport d'Augustin aux penseurs qui l'ont précédé, et en particulier aux courants platonicien et plotinien, qui le resitueraient peut-être dans la question métaphysique, rapport que l'auteur tend à minimiser pour mieux souligner l'originalité et le caractère inaugural et en même temps contemporain de la pensée augustinienne. Mais en échange, le théologien du IVème siècle est rendu à notre bel aujourd'hui.

 

Damien Auvray