Benoît Charuau, Lettres à un jeune gay et autres citoyens. Pourquoi tant de passion?, Éditions Le Manuscrit, 2014. Lu par Maryse Emel

Ces sept lettres présentent différents visages de l’homophobie, et adaptent le ton et le discours à celui à qui est destinée la lettre.  Sept lettres qui reconstruisent une figure du désir à partir de l’homophobie. Sept textes qui croisent les divers chemins de l’histoire de la philosophie, « fille du désir » elle aussi, pour se connaître soi-même et « devenir ce que l‘on est » ou encore « se vouloir », comme il l’écrira à Victor.

« … nous avons besoin d'une critique des valeurs morales, et la valeur de ces valeurs doit tout d'abord être mise en question — et, pour cela, il est de toute nécessité de connaître les conditions et les milieux qui leur ont donné naissance, au sein desquels elles se sont développées et déformées… » Nietzsche,Généalogie de la morale.

 

Étonnant à plus d’un titre, cet ouvrage de Benoît Charuau. De la Lettre à Ménécée à la lettre à mon fils, à ma mère, en passant par la Lettre à Élise, le genre de la lettre peut paraître assez convenu. Surtout, que le sujet semble se prêter lui aussi, à un certain effet de mode, les débats sur le mariage pour tous ayant été sous les feux de la rampe pendant plusieurs mois. Alors qu’apporte de plus ce livre ? On pourrait craindre que ce ne soit un énième témoignage, une nouvelle expérience renfermant, malgré les intentions de l’auteur, l’homosexualité sur elle-même, contribuant ainsi à cette classification normative, héritière de Buffon, dénoncée par Foucault. Cette classification qui distingue pour mieux contrôler… Il n’en est rien.

C’est à une réflexion sur la tolérance à l’égard des préjugés de tout ordre qu’il nous convie. Ces lettres font écho au Traité sur la tolérance de Voltaire, notamment dans le cinquième lettre destinée aux religieux. Voltaire dénonça « l’affaire Calas » où un homme fut mis à mort injustement. Le protestant Jean Calas, un négociant toulousain, avait été accusé du meurtre de son fils, Marc-Antoine, qui aurait voulu, selon la rumeur populaire, se convertir au catholicisme ; il avait été condamné à mort et exécuté, après avoir été torturé (10 mars 1762). Voltaire chercha ainsi à mettre en lumière la raison contre l’obscurantisme religieux. Les Lettres à un jeune gay s’inscrivent dans la même démarche critique vis-à-vis de toutes les formes d’obscurantisme, que vont répertorier les sept lettres. L’homophobie et l’hétérophobie sont en cela exemplaires d’un certain nombre de confusions. Ramener à la raison philosophique des discours empreints d’affects sur la question du désir, de l’amitié, de l’amour familial, et de la sexualité, entre autres préjugés ici abordés, tel est le projet qui dépasse largement le cadre de la reconnaissance d’une autre sexualité que celle admise par la majorité. Il s’agit aussi de ramener à la raison tous ceux qui délirent, ou tiennent des arguties électoralistes ou encore religieuses, niant la réflexion sur ces mêmes sujets en se réfugiant derrière des anathèmes. Difficile gageure que celle de s’opposer à l’irrationnel à l’aide de la raison, la raison ne pesant qu’un faible poids face à celui des représentations.  Si elle est également faible face à la foule, comme le soulignait déjà Platon, le choix de la lettre est une solution possible. « Regardons chacun en face. Parlons à sa raison » écrit-il en conclusion à la Première Lettre : tel est le pari de Benoît Charuau, s’adresser à chacun dans sa singularité, loin des lieux communs et du poids du groupe. Réfléchir tout simplement par soi-même, telle est la fin poursuivie par ces échanges épistolaires, projet un peu décalé à l’époque où le courriel se substitue à la lettre.

Ces sept lettres présentent différents visages de l’homophobie et adaptent le ton et le discours à celui à qui est destinée la lettre.  Sept lettres qui reconstruisent une figure du désir à partir de l’homophobie. Sept textes qui croisent les divers chemins de l’histoire de la philosophie, « fille du désir » elle aussi, pour se connaître soi-même et « devenir ce que l‘on est » ou encore « se vouloir », comme il l’écrira à Victor.

La première lettre est adressée à Victor.  Il y parle aussi de lui. Parce que sa situation sociale et professionnelle l’ont toujours tenu à l’abri de la violence populaire des quartiers difficiles, il est semblable à la « belle âme » lourde de bonnes intentions, mais lestée de tout contact avec la réalité extrascolaire, dont la violence est le quotidien. C’est en voyant Victor, les coups qu’il reçut, qu’il décide de passer à l’action, de sortir de sa bulle. C’est une des raisons de l’ouvrage. Mais il refuse la lamentation ; et ce premier moment sera une morale de la volonté. « Veux-toi » dit-il à Victor : il faut éviter de répondre par la haine aux représentations de la haine. Il ne s’agit pas d’avoir honte, ou de se réfugier dans la conscience malheureuse, ou encore dans  l’acceptation de l’image qui lui est renvoyée de lui-même, mais de vouloir ce que l’on est afin de pouvoir poser sa liberté.   Première lettre au ton stoïcien, Le préjugé est « représentation », absence de jugement : « Quand tu vois quelqu’un qui pleure, soit parce qu’il est en deuil, soit parce que son fils est au loin, soit parce qu’il a perdu ce qu’il possédait, prends garde de te laisser emporter par l’idée que les accidents du dehors qui lui arrivent sont des maux. Rappelle-toi sur-le-champ que ce qui l’afflige ce n’est pas l’accident, qui n’en afflige pas d’autre que lui, mais le jugement qu’il porte sur cet accident. Cependant n’hésite pas à lui témoigner, au moins des lèvres, ta sympathie, et même, s’il le faut, à gémir avec lui ; mais prends garde de gémir du fond de l’âme. »( Épictète, Manuel, XVI)

La seconde lettre s’adresse aux parents. Les enfants n’appartiennent pas à la famille. Ils sont libres, de cette liberté dont parle Hegel dans les Principes de la philosophie du droit. Premier moment de la Sittlichkeit, la famille. Faire un enfant « c’est forger patiemment une liberté, soit un être destiné à vous échapper », écrit-il (p.25). C’est le lieu de l’amour et de tous les conflits. L’amour ne permet pas toujours de tout comprendre car il tend à la fusion, la confusion. Aux prises avec les affects, l’amour qu’elle porte à l’enfant confond liberté et possession. Mais c’est parce qu’elle souffre aussi de la souffrance de son enfant que Benoît Charuau écrit : « Parlons-leur comme je vous parle. Déracinons leurs peurs… » (p. 38)

Les lettres deviennent ensuite plus offensives.

La troisième lettre s’adresse à l’homophobe, en qui il met au jour le refoulé d’une sexualité craintive du regard des autres. La norme est ce qui ici, de normative, devient normalisatrice, moralisatrice et rigide. La source d’un surmoi qui empêche l’homophobe, l’homme du préjugé, de comprendre qu’il est sa première victime. Sa peur d’être exclu du groupe des « bien-pensants » l’empêche de vivre ses propres désirs et de réfléchir. C’est à sa singularité qu’il renonce et plus profondément au plaisir. Son souci égoïste et individualiste le conduit paradoxalement à se fondre dans la masse.

À qui la responsabilité alors de ce déversement de haine ? Aux politiques d’abord (quatrième lettre) qui en restent à des arguties confortant les individus dans leur haine de l’autre, à défaut de penser le droit. Le droit fait défaut, et la justice qui doit en découler aussi. « Je dois pouvoir fonder une famille, quand bien même je n’en aurais pas l’intention », écrit Benoît Charuau. L’État doit garantir le choix des possibles, et viser ainsi l’intérêt commun, au lieu d’intérêts électoralistes se conformant aux goûts des hommes de la peur.

C’est pourquoi la cinquième lettre est adressée aux religieux, incapables de mettre en œuvre une morale, digne de l’homme. Cette communauté qui se dit « fraternelle », qui vous appelle « mon frère », établit au contraire des frontières indépassables entre les hommes, stigmatise, réduit le désir à la sexualité dont elle redoute la nature « animale », tout en le qualifiant paradoxalement de « contre-nature », et niant le corps et le plaisir, affirme par de tels dogmes un obscurantisme incompatible avec la raison et « l’épanouissement multiforme de la vie » (p.79). « Arrêtez d’exciter le rejet », conclut l’auteur, et de réduire l’altérité à la sexualité.

Les solutions surgissent dans les deux dernières lettres, celle destinée à Sofiane d’abord, puis celle à Victor, dans un retour qui ferme la boucle mais attend de sortir du cercle, car, comme il l’écrit, il ne peut mener seul le combat. Seule une démarche individuelle, mais collective, comme ces lettres de l’auteur, peuvent changer quelque chose. Affirmer ce en quoi on croit, le montrer : tel est le sens de toute la démarche. Lutter contre les préjugés, voilà la tâche du philosophe.

À Sofiane, la lettre six rappelle sa vraie culture, pas celle de la bande ou de la Cité, celle de la création : la poésie d’Abû Nouwâs (né après 757 à Ahvaz d’un père arabe et d’une mère persane, et mort à Bagdad en 815), qui ne fait pas mystère de l’érotisme entre les hommes :

 Mieux que fille vaut un garçon 

J’ai quitté les filles pour les garçons
et, pour le vin vieux, j’ai laissé l’eau claire. 

Loin du droit chemin j’ai pris sans façon
celui du péché, car je préfère. 

J’ai coupé les rênes et sans remords. 
J’ai enlevé la bride avec les mors

Me voilà tombé amoureux d’un faon
coquet, qui massacre la langue arabe. 

Brillant comme clair de lune son front
chasse les ténèbres de la nuit noire. 

Il n’aime porter chemise en coton
ni manteau en de poil du nomade arabe. 

Il s’habille court sur ses fines hanches
mais ses vêtements ont de langues manches. 

Ses pieds sont chaussés et sous son manteau, 
le riche brocart offre sa devine. 

Il part en campagne et monte à l’assaut
décoche ses flèches et ses javelines

Il cache l’ardeur de la guerre et son
attitude au feu n’est que magnanime

Je suis ignorant en comparaison
d’un jeune garçon ou d’une gamine

Pourtant comment confondre une chienne qui eut 
ses règles chaque moi et mit bas chaque année, 

avec celui que je vois à la dérobée: 
Je voudrais tant qu’il vînt me rendre mon salut ! 

Je lui laisse voir toutes mes pensées,
sans peur du muezzin et l’imam non plus.

L’homosexuel ne s’est pas toujours caché, lui fait-il comprendre, ainsi qu’il le dira plus poétiquement à Victor à la fin dans la dernière lettre : « J’en ai assez de parler, de reparler, de parler encore de l’homosexualité… Demain (…) Va chercher Sofiane (…)  Embrasse-le (…) Demain, cheminons sereins… » (pp.110-111).

Oui, il s’agit maintenant de vivre, de passer à autre chose, de créer sa vie, de créer.

« L’homme est création. Il explore les possibles » (p.33)

Il est temps de tourner la page.

 

Maryse Emel