Gerhardt Stenger, Diderot, Le combattant de la liberté, lu par Gilles Barroux
Par Jérôme Jardry le 02 juillet 2014, 06:00 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Gerhardt Stenger, Diderot, Le combattant de la liberté, Paris, Perrin, 2013, 790 p.
Que Diderot, philosophe des Lumières, fut un homme épris de liberté est une idée devenue depuis longtemps populaire, ne serait-ce que par cette lutte opiniâtre contre les préjugés qui imprègne toute son œuvre. Mais le livre de Gerhardt Stenger, décrivant un Diderot « combattant de la liberté », paru en 2013, année de célébration du tricentenaire de la naissance du philosophe, enrichit considérablement le rapport de Diderot à la liberté. Il s’agit d’une grande biographie intellectuelle, comme il n’en est pas paru depuis celle d’Arthur Wilson, Diderot, sa vie et son œuvre (1985).
Cette aspiration à la liberté se décline de plusieurs manières, dont rend compte de manière très circonstanciée l’auteur du livre. Diderot opère, tout au long de sa vie, des choix qui le conduisent à des ruptures, comme avec sa famille le Langres ; il écrit en dehors des codes, en laissant sa pensée franchir les limites tolérées par la censure, ce qui lui occasionne un séjour en prison, à la suite de sa célèbre Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient en 1749 ; il voyage sans se plier aux desiderata des puissants, à l’image du détour qu’il fait, lorsqu’il se rend à Saint-Pétersbourg à l’invitation de Catherine II, pour se soustraire aux avances de Fréderic auquel Diderot s’est toujours opposé. Loin de l’image de libertin qu’on prête encore trop souvent à Diderot, Stenger nous décrit un homme exigeant, guidé par des principes, mais toujours enclin à remettre en jeu ce qu’il établit. Il n’est l’homme d’aucune école, il n’en a lui-même fondé aucune. L’homme décrit par Diderot tout au long d’une œuvre aussi prolixe que diverse –essais, articles, contes, théâtre, recensions d’ouvrages, salons, romans– n’est ni un être définitivement engoncé dans un déterminisme radical, ni un sujet qui devrait sa liberté à un libre arbitre tel qu’il fut formulé par Descartes. L’anthropologie de Diderot se développe en un lien constant avec une réflexion sur la nature, et il serait aussi malaisé que malencontreux de vouloir cloisonner un tel foisonnement intellectuel. Diderot considère la nature comme étant irréductible à toute classification, il semble bien que ce soit également à lui-même que s’applique un tel jugement.
Cet ouvrage de plus de sept cents pages (sans compter notes et annexes) est divisé en quatre grandes parties : Naissance d’une philosophie – L’encyclopédiste – Le bon, le vrai et le beau– Le bourgeois révolutionnaire. Chacune de ces parties rythme un itinéraire qui accompagne Diderot depuis sa jeunesse jusqu’à sa mort. Mais ce parcours biographique se confond en permanence avec une investigation au sein de son œuvre, depuis la traduction de l’Essai sur le mérite et la vertu de Shaftesbury qui, loin de relever d’une « besogne ordinaire », s’avère être le « premier ouvrage personnel de Diderot », jusqu’à son Essai sur la vie de Sénèque le philosophe, sur ses écrits et sur les règnes de Claude et de Néron, ouvrage dans lequel, redécouvrant ce philosophe antique, il reprend un dialogue avec deux grandes figures alors disparues, Rousseau d’un côté et La Mettrie de l’autre. Dans cette dernière œuvre, Diderot pose des questions qui dépassent sensiblement leur horizon historique : « Que peut le philosophe ? Que vaut la philosophie de celui qui participe, fût-ce pour le modérer, au pouvoir cruel ? ».
La première partie décrit l’émergence d’une pensée autonome, originale, qui prend forme dans un texte décisif, la lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, avec les contours d’une articulation entre la morale et la nature, l’une émancipée des dogmes issus de la métaphysique et de la théologie, l’autre fondée sur une nouvelle conception de l’ordre. Il ne s’agit pas d’énoncer que la nature n’a pas d’ordre, mais que ce dernier ne peut être que momentané, réfutant ainsi toute conception fixiste du monde vivant.
La deuxième partie déroule une aventure qui occupe quelque vingt années de la vie de Diderot, génératrice d’autant de rencontres et d’expériences que de pressions et de charges : l’aventure de l’Encyclopédie, avec d’Alembert puis sans lui. Loin de priver Diderot de toute autre production, l’Encyclopédie est aussi le laboratoire d’une production qui monte en puissance. On voit Diderot, ainsi, esquisser une nouvelle conception du roman et du théâtre, faisant de la fiction un outil pour repenser le monde, les rapports entre les hommes, le fondement des lois et de la morale, à l’exemple du Le fils naturel et de l’Entretien sur le fils naturel. Comme l’écrit Stenger, « L’ambition de Diderot est de faire du théâtre un miroir du monde, de la pièce une "tranche de vie", portée à la scène ».
La troisième partie approfondit les conceptions esthétiques de Diderot, en particulier dans cette œuvre sans équivalent à l’époque : les Salons. Loin de n’être que le commentaire des tableaux, qui de Boucher, qui de Greuze, qui de Chardin, que Diderot ne manque jamais d’aller découvrir dans leurs lieux d’exposition, Diderot fait de ces Salons un laboratoire pour sa propre pensée, à l’exemple du Salon de 1767, où Diderot « a voulu explorer toutes les possibilités imaginables de la forme dialoguée les unes dans les autres. On a même l’impression, remarque Stenger, que cette présentation dialoguée est le véritable objet du Salon et que, sous prétexte de décrire des tableaux, Diderot s’est plu à expérimenter une machinerie narrative nouvelle ». C’est aussi dans cette partie que l’on voit Diderot approfondir une thématique qu’il n’a jamais abandonnée : l’ordre de la nature. Celle-ci trouve sans doute son apothéose dans le Rêve de d’Alembert, œuvre qui réunit trois dialogues, L’entretien entre d’Alembert et Diderot, Le rêve de d’Alembert et La suite de ‘entretien entre d’Alembert et Diderot. On peut retenir cette belle formule de l’auteur pour qualifier la vision que Diderot développe de la nature : « un modèle liquide et relationnel de la nature ».
La dernière partie voit émerger un Diderot plus politique, prenant partie dans les querelles entre partisans de la physiocratie, pour laquelle Diderot commence par s’enthousiasmer après avoir lu L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques de Lemercier de la Rivière, et adversaires, comme Galiani, s’opposant à leur optimisme rationaliste dans son Dialogue sur le commerce des blés, que finit par soutenir le même Diderot après l’échec d’une première tentative de mise en œuvre d’un politique physiocrate. Le voyage en Russie, que Diderot effectue à l’âge de soixante ans, éprouve le philosophe, dont la réputation est fréquemment mise à mal, y compris par ses anciens amis, à l’exemple de Grimm. Ceci ne l’empêche pas de développer une réflexion aussi audacieuse que novatrice sur l’éducation, la morale et la politique, marquée par plusieurs charges violentes contre l’esclavage, sans faire, pour autant, de Diderot, un pourfendeur de toute forme de colonisation.
Outre les grandes œuvres, articles et comptes rendus, c’est aussi la littérature épistolaire qui renseigne sur la personnalité du philosophe. C’est ainsi que la correspondance entre Sophie Volland, de son vrai nom Louise Henriette Volland, et Diderot offre une multiplicité de points de vue sur la vie quotidienne du philosophe, ses rapports avec nombre de collaborateurs de l’Encyclopédie, sa famille, sa fille qui fut si importante durant toute sa vie, mais aussi sur les soucis de santé qu’il ne cesse de formuler, la sienne et surtout celle de ses proches, à l’exemple de Damilaville agonisant.
Sans faire de Diderot un idéal, en montrant tant ses faiblesses que ses errances, nous ne pouvons fermer le livre de Stenger sans que nous prenne l’envie de reprendre, à partir d’un point ou d’un autre, l’œuvre immense de Diderot, autant laboratoire permanent qu’encyclopédie en soi.
Terminons avec les accents de ce père de famille qui ne se résout pas totalement à laisser sa fille entre les mains de son mari, conscient du sort des femmes, toujours sous la férule d’un despotisme, comme il l’écrit dans un texte intitulé Sur les femmes, compte-rendu très critique d’un ouvrage d’un certain Antoine-Léopold Thomas, Essai sur le caractère, les mœurs et l’esprit des femmes dans les différentes sociétés : « Je te trouvais si bien sous mon aile ! Dieu veuille que le nouvel ami, que tu t’es choisi, soit aussi bon, aussi fidèle que moi ; Ton père, Diderot. ». Cette fidélité fut-elle si partagée ? Le fond Vandeul, constitué grâce à sa fille et à son mari, n’est pas avare en coupures et en montages. Il faudra attendre un bon siècle après la mort du philosophe pour accéder à une œuvre susceptible de refléter un personnage qui reste toujours énigmatique, un homme à « l’écriture bourgeonnante » comme l’écrit Stenger.
Le livre de Gerhardt Stenger a donné lieu à une matinée (dans le cadre des « Samedi du livre » organisés par le Collège International de Philosophie), le samedi 17 mai, réunissant autour de l’auteur (Université de Nantes), Annie Ibrahim (chercheuse au groupe d’étude du matérialisme rationnel et professeur honoraire de philosophie en Première supérieure), François Pépin (CERPHI et professeur en CPGE) et Gilles Barroux (directeur de programme au CIPh, et professeur en CPGE). Ont été évoqués discutés plusieurs sujets récurrents chez le philosophe : existe-t-il un projet moral émancipé de toute théologie ? Quel usage fait-il des théories physiologiques qui lui sont contemporaines ? Renouvelle-t-il ou enrichit-il une tradition néo-Spinoziste à l’œuvre à son époque ? Ou encore, comment comprendre la tension qui caractérise sa pensée, entre une approche différencialiste des hommes et du vivant en général, et la revendication d’une égalité pour tout le genre humain ? A été évoqué également un aspect moins connu ou reconnu : la pensée politique de Diderot. Ses derniers écrits, manifestant un rejet radical de toute forme d’esclavage, de domination violente des peuples opprimés, ne font-ils pas de Diderot, tout autant si ce n’est plus que Rousseau, un homme qui contribue à tisser le fil qui va des Lumières à la Révolution française ?
Gilles Barroux