Laurence Devillairs, Guérir la vie par la philosophie, P. U. F. 2020, lu par Aurélien Chukurian

Laurence Devillairs, Guérir la vie par la philosophie, Paris, P. U. F., 2020 (264 pages).

Cet essai, qui connaît ici première édition Quadrige à la suite de sa parution en 2017 aux éditions des P. U. F., s’inscrit dans la réflexion que mène l’auteur sur la place et l’utilité que la philosophie peut tenir dans nos propres existences.

 

Parallèlement à ses publications consacrées à la philosophie moderne dont elle est une éminente spécialiste (citons seulement pour exemple Descartes et la connaissance de Dieu, Paris, Vrin, 2004), l’auteure s’est en effet lancée dans un travail de « vulgarisation » de la philosophie, au sens le plus noble du terme : il s’agit, non pas de pratiquer une activité réductrice et simplificatrice qui renvoie une image dégradée de la philosophie, mais de mener un véritable effort de la pensée en montrant la pertinence pratique de la philosophie, que ce soit pour affronter les vicissitudes de l’existence, s’ouvrir au bonheur, ou se disposer à la moralité. Témoignent de ce travail les ouvrages Brèves de philo. La sagesse des phrases toutes faites (Paris, Points, 2010), Un Bonheur sans mesure (Paris, Albin Michel, 2017), Etre quelqu’un de bien (Paris, P. U. F., 2019).

Guérir la vie par la philosophie s’inscrit dans ce cycle de transmission, en s’attachant à une thématique précise, résidant dans l’association de trois termes : la vie, la guérison, et la philosophie. L’enjeu général est de présenter la philosophie comme une médecine, tant de l’âme que du corps, ce qui présuppose de partir du postulat que la vie est une maladie : que vivre soit « en soi une maladie dont il faut nous guérir » (p. 20), tel est le diagnostic qui cristallise, dans le sillage de l’ironie socratique, la première manifestation de l’utilité de la philosophie. À cela l’ouvrage va, au fil de sa progression, ajouter un second type d’utilité, eu égard aux remèdes que la philosophie fournit concernant des maux particuliers qui vont être clairement décortiqués.

L’ouvrage est organisé en plusieurs parties qui aident le lecteur à se situer, lui permettant aussi bien de suivre le fil d’un propos linéaire que de se reporter librement à des chapitres. Une première partie, formée de l’avant-propos et de la notice d’utilisation, développe la conception médicinale de la philosophie, en montrant qu’elle sert à guérir de trois épreuves qui concernent au premier chef l’âme. Sur la base de Kierkegaard et de Platon, l’auteur repère trois épreuves, celles de l’existence, du quotidien, et du réel : la promesse de guérison qu’apporte la philosophie réside dans sa capacité à penser ces épreuves et à fournir des moyens pour les surmonter.

Les autres parties de l’ouvrage vont précisément être dévolues à la description de ces maux et aux remèdes qui leur correspondent. La méthode sera identique : diagnostic, traitement, voies de prescription. Viennent d’abord les maux du corps : l’apparence physique, la mort, la maladie, la souffrance, la vieillesse, les addictions et plaisirs, la bêtise. Autant de maux que la philosophie aide à penser et à traiter, au moyen de remèdes divers : l’électrochoc du chat de Derrida sert à accepter son corps, la diversion montaignienne à composer avec la mort, le goût des initiatives hérité d’Arendt à échapper à la vieillesse, l’ataraxie stoïcienne à lutter contre les addictions, la cure cartésienne du clair et distinct pour désencombrer la bêtise. Ensuite, l’auteure recense ces maux qui affectent davantage l’âme que le corps, tout en rappelant l’étroite interaction de l’âme et du corps interdisant de les isoler : le fait de vivre, la dimension quotidienne de la vie, l’acrasie, le burn-out, les relations sociales, les passions de la peur et de l’amour, les regrets et remords. Autant d’afflictions spirituelles que viennent soigner différents remèdes : le choix responsable permet de s’ancrer dans l’existence, les brèves habitudes nietzschéennes contribuent à apprivoiser la vie quotidienne, l’inspection spinozienne des causes calme les craintes et tremblements infondés, tandis que la thérapie de Lucrèce de la Vénus vagabonde aide à guérir l’amour en aimant, et le vivre à propos montaignien chasse remords et regrets.

L’essai réserve également une place à d’autres types de maux, que sont les tracas qu’égrène la vie quotidienne, de l’argent à la hiérarchie professionnelle, en passant par les troubles mentaux (dépression…), les accidents de la vie (fautes…) et les cas limites (solitude…) : l’activité métaphysique est invoquée pour secourir le rapport à l’argent par sa gratuité, la « pensée de derrière » de Pascal est mobilisée pour réguler les relations professionnelles, l’impératif catégorique kantien est invoqué pour fixer la règle d’une action libre et sereine, tandis que la solitude peut être surmontée en la percevant comme l’occasion d’un apprentissage de la liberté. L’ouvrage s’achève par des considérations complémentaires (« théories curieuses ») qui ont trait au sport en préconisant un exercice modéré, aux passions à travers le conditionnement comme voie de maîtrise, au cinéma et à son pouvoir perfectionniste, et à l’éthique animale. Cela permet de conférer une relative complétude à la thérapie que fournit la philosophie, à travers sa faculté à s’adapter à une pluralité de situations.

 

L’ouvrage se recommande à plusieurs titres. Tout d’abord, la force de l’ouvrage est son audace, en ce qu’il ose célébrer conjointement la vie et la philosophie sans se placer sur le terrain déjà miné du développement personnel : l’ouvrage offre des ressources pour mieux vivre en identifiant des plaies qu’il s’agit de penser pour pouvoir les panser. Les remèdes proposés se tiennent à distance de la sophrologie en ce qu’ils sont indissociables des maladies qui affectent nos existences tout en étant irréductibles à des recettes magiques : ils s’apparentent davantage à des matériaux par lesquels le lecteur pourra, en mobilisant sa propre pensée critique, renouveler son appréhension des maux auxquels il est confronté. Autrement dit, si certains remèdes s’assimilent à de véritables thérapies à appliquer, d’autres cherchent, par contraste, à déplacer le regard du lecteur en considérant à nouveaux frais certains thèmes de nos existences (l’ennui, l’éducation des enfants…) : en tous les cas, il s’agit d’inspirer des perspectives de guérison en aiguillant la pensée.

Aussi, l’apport de l’ouvrage est de savoir transmettre des prises de position philosophiques : c’est bien d’une âme spirituelle dont il s’agit de prendre soin, selon un héritage tant platonicien que cartésien. De même, la liberté humaine est affirmée par-delà les déterminismes qui la conditionnent, tout comme est mentionnée la portée philosophique de la question de l’existence de Dieu. Sur le plan de l’histoire de la philosophie, l’ouvrage est riche de références. On relèvera la multitude des renvois à Descartes émaillant l’ouvrage, de la force d’âme que représente la passion-vertu de la générosité au dualisme en passant par la thèse de l’union. Cette dernière est invoquée en tant qu’elle marque la condition résolument incarnée de l’existence humaine, au point de faire passer Descartes pour l’un des « inventeurs du psychosomatique » (p. 57). Outre Descartes, d’autres références viennent appuyer les développements médicinaux qui jalonnent l’ouvrage, des philosophes classiques (Platon, Aristote, les stoïciens, Montaigne, Kant) et contemporains (Nietzsche, Freud, Arendt, Beauvoir, Ricœur, Foucault, Derrida), mais aussi des sources littéraires (Horace, Shakespeare, Racine, Proust, etc.). Le lecteur pourra se reporter à une série d’utiles index, répertoriant les auteurs mais aussi les maladies et traitements parcourus. Enfin, le dernier mérite de l’ouvrage, et non des moindres, est celui de savoir combiner précision de l’analyse philosophique et légèreté de ton, à la faveur de traits d’humour et de descriptions issues de la vie quotidienne pour ancrer l’ouvrage dans le réel.

L’ensemble de ces mérites n’en empêchent pas moins le lecteur d’avancer une série d’enjeux qu’il serait intéressant d’approfondir. D’une part, l’ouvrage ne revient-il pas à renouer avec une conception antique de la philosophie, la percevant comme une « manière de vivre » ? Sur ce plan, les travaux pionniers de P. Hadot autour des « exercices spirituels » ne pourraient-ils pas constituer un partenaire de dialogue pour poursuivre le propos de l’auteure ? D’autre part, quelle perspective existentialiste l’essai autorise-t-il, au regard de son présupposé premier concernant la maladie de la vie ? Sans contredire nullement la description qui est donnée des maux parsemant l’existence humaine, ne pourrait-on pas également penser, selon une inspiration autre que celle proposée par l’ouvrage, que la philosophie est une médecine moins parce qu’elle guérit de maux que parce qu’elle est lumière projetée sur la joie d(e) (l)’être ? Que l’on songe par exemple à ce « sentiment de l’existence » que Rousseau dépeint magistralement dans la Cinquième promenade des Rêveries du promeneur solitaire. De telles questions illustrent toute la fécondité de cet ouvrage qui, outre son intérêt intrinsèque, ouvre des pistes pour la réflexion philosophique.

 

Partant, la philosophie, tant dans son utilité pratique que dans sa richesse historique, sort rehaussée par cet essai, tant et si bien qu’elle résonne comme une exhortation au courage de vivre.