Joan Fuster, Dictionnaire à l’usage des oisifs, édition Anacharsis (lu par Jean-Claude Poizat)

Joan Fuster, Dictionnaire à l’usage des oisifstraduction Jean-Marie Barberà, Préface de Dominique Maingueneau, édition Anacharsis, 2010. 

L’ouvrage de l’écrivain, poète et essayiste catalan (originaire de Sueca, près de Valence) Joan Fuster (1922-1992), d’abord publié en 1978 à Barcelone (Diccionari per a ociosos), est traduit et publié pour la première fois en français. 


Joan Fuster’s Dictionary for the Idle is a mix of social history, sociology, literary criticism and philosophy. From "Sex" to "Justice", the articles from this Dictionary question all metaphysical points of view, even sometimes in a provocative way. The concept of "idleness" acknowledges the criticism bequeathed by the French moralists, or Marx and Nietzsche, and undergoes a new revival.


Le Dictionnaire se présente comme un recueil mêlant courts essais et aphorismes, classés selon l’ordre alphabétique des « entrées » (de la lettre A comme « amour » à la lettre Z comme « zéro »), et portant sur des sujets variés touchant à la fois à l’histoire sociale et culturelle, à la sociologie, à la critique littéraire ou encore à la pensée morale et philosophique.

Les articles consacrés aux entrées : « sexe », « intellectuel » et « justice » sont les plus longs (par ordre décroissant), et semblent ainsi les plus significatifs d’une œuvre qu’il serait difficile de résumer. Le premier article vise à montrer que la littérature européenne a longtemps oscillé au cours de son histoire, concernant le sujet du sexe, entre une approche « spiritualisante » ou « romantique », d’une part, et une approche satirique et comique, voire pornographique, d’autre part, avant d’atteindre une sorte de maturité seulement à l’époque contemporaine : ce qui lui permettrait enfin d’aborder ce sujet d’une façon « sincère », « démystifiée », à la fois sérieuse et didactique, comme en témoignent non seulement des œuvres littéraires reconnues (telles celles de : D. H. Lawrence, James Joyce, Henri Miller ou Vladimir Nabokov entre autres), mais également toute une « littérature » destinée au grand public et ayant pour but le bonheur conjugal. Le second article, qui prend appui sur la figure du célèbre humaniste de la Renaissance Erasme de Rotterdam, tend à dessiner un portrait transhistorique de l’intellectuel-écrivain ou de « l’homme de lettres ». Le grand précurseur de la culture européenne moderne fut ainsi constamment déchiré entre deux exigences antagonistes : celle de l’ « engagement » dans les combats religieux et politiques de son temps (la lutte entre le camp catholique et le camp protestant), d’une part, et celle de la perfection esthétique qui requiert un certain « détachement », d’autre part – à l’instar, semble-t-il, de l’essayiste catalan, lui-même partagé entre un certain formalisme littéraire d’origine bourgeoise et la tentation de l’adhésion aux idéaux communistes. L’article « justice », enfin, prenant prétexte de « l’affaire » Oberg et Knochen (deux criminels de guerre nazis condamnés à mort, puis à la prison à vie dans l’immédiat après-guerre, mais qui furent finalement graciés et libérés par les autorités françaises en 1963, au grand dam de l’opinion publique), entend souligner le scandaleux paradoxe suivant : à savoir que les « crimes de guerre » semblent bénéficier d’une plus grande clémence de la part de la société que les « crimes de paix », c’est-à-dire les crimes de droit commun, ceci en raison du fait que les premiers apparaissent comme des crimes particulièrement monstrueux et hors du commun, et par conséquent hors de portée du pouvoir social et étatique, tandis que les seconds apparaissent comme la cible constante et nécessaire des pouvoirs publics. « Dans notre société, écrit Fuster, il peut paraître « discutable » que l’assassinat de millions d’hommes soit digne de peines judiciaires (…). Personne ne discute, en revanche, qu’un petit voleur tout à fait banal, un misérable vaurien ou un homicide pour motifs privés, écopent de sévères punitions » (p. 107).

L’article qui traite du « scepticisme » est l’un des moins ambigus et des plus enthousiastes du Dictionnaire…, ce qui nous donne une idée tout à fait claire des intentions et des sources d’inspiration de son auteur: « le sceptique, peut-on lire, est le seul correctif viable de la fanatisation et de la crétinerie » (p. 183). Se réclamant de l’héritage de l’humanisme de la Renaissance ainsi que de celui de la pensée critique du siècle des Lumières, c’est à Montaigne et Voltaire que Fuster se réfère le plus souvent et de façon explicite. Or on peut relever en outre la nette influence des moralistes français du XVIIe siècle (notamment La Rochefoucauld), ainsi que celle de Nietzsche ou bien encore de Marx. Ces remarques peuvent ainsi nous conduire à ranger l’écrivain catalan non pas tant du côté des philosophes stricto sensu, ni encore moins des métaphysiciens (ceux d’hier ou d’aujourd’hui, dont il moque, dans l’article consacré à ce thème, l’insistante « obsession de Dieu »), que de celui des moralistes et des essayistes. C’est ce que suggère également la forme ouverte de l’ouvrage, généralement empreinte d’un ton ironique et enjoué qui n’est pas sans rappeler celui d’une amicale et plaisante conversation. En définitive, nous pouvons conclure que l’auteur du Dictionnaire… a bien atteint le double objectif qu’il s’était fixé dans l’avant-propos : à savoir procurer un moment de « détente » et d’ « agrément » au lecteur, et contribuer par là même à rendre à l’usage moderne du mot « oisiveté » un peu de l’éclat qu’il a perdu depuis l’époque de Cicéron.    

Jean-Claude Poizat