Jean-Yves Lacroix, Platon et l'utopie. L'être et l'existence, 2014, Vrin, lu par K. Oukaci
Par Baptiste Klockenbring le 18 mai 2015, 06:00 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Jean-Yves Lacroix, Platon et l'utopie. L'être et l'existence, 2014, Vrin. Lu par K. Oukaci
Après un L'Utopie et Platon qui lui avait valu l'estime des seiziémistes et de l'Académie (L'Utopia de Thomas More et la tradition platonicienne, 2007, prix Biguet), Jean-Yves Lacroix propose un Platon et l'utopie. Il y explique une différence difficile à saisir mais déterminante pour l'intelligence de la modernité, celle qu'il convient de faire entre le « γῆς οὐδαμοῦ » (592a) de l'idéal platonicien et l'utopia du modèle morien.
L'introduction (p. 7-20) interroge le lien classiquement établi entre Platon et l'utopie. Ce faisant, elle rappelle certains éléments conclusifs du livre de 2007, eu égard à l'ambivalente complexité de la référence que L'Utopie fait à l'auteur de La République, du Timée et des Lois : si en effet More fonde un genre littéraire et invente une notion en 1516, qui ne laissent pas de faire penser au platonisme, ce serait en réalité et d'une manière paradoxale parce qu'il décide de rompre fortement avec ce que l'idéalisme de Platon comporte d'abstrait et en particulier avec ce qui est l'opérateur principal de cette abstraction, la « distinction ontologique » entre l'essence et l'existence. « L'entreprise utopique, précise Jean-Yves Lacroix, consiste [...] à exposer, de façon imaginaire, une réalité voulue à la fois immédiatement comme forme parfaitement intelligible et comme existence complètement empirique. L'élémentaire de l'ontologie platonicienne, qui distingue soigneusement ces trois moments, de la forme intelligible, de l'existence sensible et de l'image par le discours, se trouve donc complètement contredite » (p. 10). Le présent volume se donne pour tâche d'étudier la profondeur de cette contradiction dans le domaine de l'ontologie ; un second volume, dont l'introduction fait l'annonce, produira le même travail dans le domaine des conséquences pratiques (« une étude [...] ayant pour objet d'évaluer les différences politiques et morales pouvant s'en déduire, avec pour axes les problématiques du plaisir et de la loi »).
Une fois le constat fait que l'ambition de More se caractérise par un « non-platonisme radical » (selon une expression du chapitre II, p. 78), l'auteur entreprend de présenter à ses lecteurs la suite des différences qui peuvent s'observer entre les deux positions considérées et qui forment contraste sur le fond d'une identité d'orientation, définie comme « pensée d'une vraie cité sur terre, pour les hommes et gouvernée par eux », p. 20, ou plus simplement comme pensée du « bon gouvernement sur terre », p. 374. L'originalité en grande partie audacieuse et peut-être aussi l'efficacité de la méthode que J.-Y. Lacroix applique tiennent au fait qu'il repère dans la pensée même de Platon ce qu'il nomme des « utopismes », c'est-à-dire des concepts et des pratiques qui anticiperaient, mais sous une forme abstraite en l'occurrence, la logique spécifique qui se mettra à l'œuvre dans la philosophie de L'Utopie. Sur ce point précis, faisons observer que, fort heureusement, il n'est pas question pour l'auteur de proposer une lecture anachronique ou, comme le dirait Jean-Louis Dufays, « actualisante » du texte platonicien (J.-Y. Lacroix avertit lui-même, p. 126, n. 1, au sujet de tout autre chose il est vrai : « Tout anachronisme théorique doit de toute façon être banni »). Il s'agit, semble-t-il, de mettre au jour, à partir de l'examen des points communs, la différence de fonction du paradigme chez Platon et chez More, et sans que cette volonté de comparaison, par l'approche critique des textes et des notions qu'elle implique, n'ait pour effet d'en exagérer de façon extravagante l'ampleur.
L'étude porte tour à tour sur les questions de l'écriture paradigmatique (chapitre premier, p. 21-72), de l'essence (chapitre II, p. 73-141), de la pensée de l'existence (chapitre III, p. 142-218), du mythe en général (chapitre IV, p. 219-282), du mythe de l'Atlantide en particulier (chapitre V, p. 283-321) - le sixième et dernier chapitre (p. 323-374) mettant en parallèle plus directement et plus thématiquement les positions de Platon et de More sur leur conception respective de la transcendance. Ce qui conduit l'auteur à affirmer dans la conclusion (p. 375-378) que l'utopie, comme notion et comme œuvre, peut en définitive se comprendre à partir du « projet absolument non-platonicien d'identifier essence, existence et image » (p. 375). La bibliographie (p. 379-401), quoiqu'explicitement et par nécessité « sélective », est bien fournie, puisqu'on y compte, parmi beaucoup d'autres, les auteurs les plus fondamentaux dans les études sur Platon, Thomas More et l'utopie. Elle ne nous semble pas comporter de lacune - autre peut-être que l'article d'Álvaro Vallejo Campos, paru dans les Études platoniciennes en 2012 (la mention que nous en faisons en passant ne pouvant être lue comme le signe d'un reproche quelconque ou d'une importance particulière qu'il aurait fallu accorder à ce texte). Un index locorum (403-404), accompagné d'un index rerum (405-408) et nominum (409-415), complète très utilement l'ouvrage.
La valeur de ce travail, qui reprend et approfondit extraordinairement les deux premiers chapitres que le livre de 2007 consacrait à Platon, est grande. Les résultats en sont assez substantiels pour permettre qu'un jour prochain l'emploi de la notion d'utopie soit empreint de moins de confusion ou de vague embarras chez les historiens de la philosophie - du moins peut-on l'espérer ou, plus exactement (terme que choisirait sans doute de prononcer l'auteur dans le souci d'une meilleure conformité à l'esprit de la modernité), le souhaiter.
De même, les conclusions de l'ouvrage devraient être utiles à ceux qui trouvent intérêt à cette même notion, dont la théorie s'est enrichie à l'époque la plus contemporaine par des lectures variées en termes de spectralité (associée au messianisme), d'événement (associé au monde), etc. En bien des occasions, elles ne peuvent manquer de rejoindre certaines interrogations plus conceptuelles qu'historiques, dont on regrette qu'il fût impossible, étant donné la nature de l'ouvrage, qu'elles fussent traitées par lui. Qu'on nous permette de faire le vœu que l'auteur, qui s'est fait une spécialité de l'utopie (Utopie et philosophie : un autre monde possible ?, 2004), puisse consacrer à ce type moderne de « conjecture philosophique de distanciation cognitive », comme d'aucuns ont cru bon de le dénommer, un ouvrage plus spécifiquement théorique.
Dans l'attente de ce traité, prévenons les enthousiastes de Platon, s'ils existent encore, que l'exposé qui résulte de la comparaison que J.-Y. Lacroix fait de Platon à saint Thomas More aura la conséquence déplaisante pour eux de paraître donner constamment l'avantage à la position défendue par l'Anglais, sans que cette dernière puisse être à son tour interrogée sur sa propre capacité à définir le possible avec précision. De tels lecteurs se retrouveront dans la situation inconfortable du platonicien Hermodore, cité par Simplicius, qui, alors que le Lycée lui reprochait de s'encombrer de difficultés vieillies, était bien en peine de comprendre comment la redéfinition aristotélicienne de la δύναμις permettait de penser la puissance des contraires autrement que dans le sens limité de la transitivité de l'action. Ces lecteurs pourraient être amenés à croire, et ce serait dommage, qu'un empirisme étroit, enserré dans un système inconséquent, soit toute la substance de la réflexion utopique.
Karim Oukaci.