Antonio Prete, L’ordre animal des choses, Editions du chemin de ronde, 2013, lu par Nathalie Nieuviarts

L’ordre animal des choses, est un recueil de récits d’Antonio Prete, publié en français aux Editions Chemin de Ronde en 2013, et traduit de l’italien par Danièle Robert. Ces récits, très divers, nous livrent une réflexion poétique et philosophique sur la délicate frontière qui sépare et unit le monde animal et le monde humain.


L'auteur nous invite par ces textes à vivre au rythme des sensations animales, pour abandonner le temps de notre lecture les habitudes et cadres de notre existence familièrement humaine. Nous constatons du même coup à quel point nous sommes le plus souvent indifférents à l’égard de cette vie animale pourtant si sage. Cette invitation nous fait découvrir ou redécouvrir un temps et un espace d’un autre ordre que les nôtres et pourtant tout aussi bien ordonnés. Elle nous convie à une perception chargée d’émotions pures et de sensibilité habitée.

C’est ainsi qu’Antonio Prete nous fait voyager dans un ordre des choses qui ne peut que nous émouvoir et nous toucher si nous sommes déjà sensibles au monde animal. Et quand bien même nous serions insensibles et indifférents, nous ne pouvons qu’être interpellés par cette réflexion sur les aspects parfois inhumains de l’ordre humain, comparés à la belle animalité qui ici nous est suggérée. Notre regard sur le monde devient ainsi le regard du chien dont la vie s’écoule au rythme de ses promenades (Fragments d’une autobiographie), ou du taureau dans le labyrinthe du Minotaure, qui sent sans la comprendre sa fin proche et revit le mythe de ses ancêtres (La fuite). Nous sommes aussi, dans Le souffle d’un manque, pris dans le vertige et l’angoisse du désir vide, sans objet, rappel ou annonce sans doute d’une perte inconsolable nous privant de tout désir. On devine que cette perte est celle de l’enfant confronté à la disparition soudaine et définitive de son chat, ou celle de l’adulte pressentant la mort de son chien. Antonio Prete nous fait aussi imaginer un jour où la parole serait inventée par les animaux et perdue par les hommes : une parole animale bien plus douce que la nôtre, un silence humain bien moins vibrant que celui des animaux (Passage d’époque). Dans le Bestiaire d’amour, nous suivons les souvenirs qui évoquent la fin d’un amour, et qu’accompagnent, comme pour mieux les dire, des images d’animaux, tels des témoins ou des compagnons de cet amour mourant. « L’obstination d’un chien affamé nettoyant son écuelle » est ainsi une manière de dire comment un amour subit implacablement les raisons qui le font s’éteindre, et nous assistons, impuissants, à la transformation des « hirondelles [volant] libres dans le ciel des sentiments » en « noirs hérissons des champs qui, d’où qu’ils étaient touchés, piquaient ». Dans Adjonctions proposées au dictionnaire de zoologie fantastique, nous comprenons la magie et le charme de la vie animale qui dépasse, dans sa réalité et dans ses formes infiniment variées et si bien adaptées, toutes nos fantaisies imaginatives : les animaux que nous pourrions inventer n’égaleraient pas les formes animales existantes. 

De ces récits, ne peut que se profiler un certain nombre d’interrogations sur notre rapport au monde animal et à son ordre spécifique, et nous sommes amenés à nous demander notamment si l’ordre humain existe un tant soit peu. D’ailleurs, parlons-nous d’un ordre humain des choses ? Si nous parlons d’ordre, nous parlons de l’ordre des choses, nous disons, pour faire preuve de sagesse et d’acceptation, « c’est dans l’ordre des choses ». C’est donc que nous ne sommes pas sages et que nous avons besoin de la sagesse des choses qui nous enseignent leur ordre et nous apprennent parfois à nous y résigner. L’ordre animal des choses est peut-être en ce sens une invitation à méditer sur ce que les animaux ont de sage et de beau à nous enseigner, et sur ce que nous avons de déraisonnable et de laid. Plusieurs évocations sont en ce sens faites par l’auteur du désordre humain. La parole humaine est ainsi « instrument de domination » et chez les hommes, le silence est « inquiet, sans résignation, sans profondeur ». A l’inverse, la parole animale est « mesurée, essentielle », elle a les « qualités du silence primitif » (Passage d’époque). Dans Confession d’un ange, l’ange ayant à choisir entre la forme animale et la forme humaine choisit sans vraiment hésiter la forme animale, faite encore d’ « énigme, d’innocence et d’étonnement », là où l’espèce humaine « désormais privée de toute attrait » montre « ennui », « égoïsme de l’agir », « prétendue supériorité ». Dans La fuite, le taureau enfermé que l’on blesse afin qu’il fuie, fuit vers une sortie illusoire, celle qui débouche sur « un tumulte de cris », « des cris de fête ». On devine que sa fuite est celle du taureau qu’attend l’arène, celle de la corrida qui déjà fête sa mise à mort, comme « volent vers le massacre » les oiseaux que guette et que piège le faux jardin enchanté tissé de filets invisibles (Epilogue). 

Pour autant, ces récits contiennent aussi une vague promesse de réconciliation entre le monde humain et le monde animal, réconciliation qu’évoque de façon récurrente la notion de frontière. Un espoir reste possible pour les hommes de s’inspirer de l’ordre animal des choses, comme en témoignent ces sensations qui parfois nous font croire que notre vie fut ou sera celle d’un animal, croire à la réincarnation (Les frontières), ou à notre métamorphose (Métamorphosis, Confession d’un ange). Même les plus réticents d’entre nous peuvent aussi être pris du même doute que celui qui vient perturber et arrêter le comte de Saint-Julien, naturaliste, dans « le rituel de la capture et du meurtre » de ses lézards : le lézard bleu qu’il venait de capturer n’était-il pas une salamandre aux pouvoirs magiques ? De même le taureau blessé et résigné à ne vivre que de fuites se plaît à imaginer sa sœur Ariane le cherchant « sans l’homme de la ruse à ses côtés », « dans les campagnes crétoises, entre les troupeaux de bœufs et les bergers ».  

Cet espoir d’une communication possible avec l’ordre animal est toutefois posé comme « rêve d’une harmonie impossible » (Sur la langue des oiseaux) et il semble reposer sur l’idée que les animaux nous parlent et nous disent cet ordre, mais que nos langues ne peuvent tout à fait se comprendre. Nous savons rester insensibles aux cris des animaux de nos abattoirs essayant de nous dire leur humanité avant l’instant suprême. Nous restons sourds à leur « gémissement collectif » mêlé « d’intensité et d’épouvante », à leurs cris pourtant « profondément déchirants » (Le cri).

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                         Nathalie Nieuviarts