Paolo Godani, Traits : une métaphysique du singulier, PUF 2020, lu par François Chomarat

Paolo Godani, Traits : une métaphysique du singulier, collection MétaphysiqueS, Paris, PUF, 2020 (178 pages). Lu par François Chomarat.

La belle collection « MétaphysiqueS » des PUF comprend désormais l'ouvrage du philosophe italien Paolo Godani, Traits : Une métaphysique du singulier, publié en janvier 2020.

 

Présentation générale

De cet auteur, qui a écrit en Italien sur Bergson, Proust, Deleuze, ou encore sur la « vie commune » (La vita comune. Per una filosofia e una politica oltre l'individuo, en 2016), on ne pouvait jusque-là lire en Français que l'article : « Corrélation et immanence chez Bergson et Husserl » (revue Philosophie, numéro 107, 2010). Signalons également sa dernière publication italienne, « Sur le plaisir qui manque » : Sul piacere che manca. Etica del desiderio e spirito del capitalismo, Derive Approdi, 2019.

Le livre dont il est ici question porte sur le singulier, comme l'indique son titre, mais relève également d'une recherche sur le commun.  Il prétend en effet inaugurer un nouveau réalisme des traits. Il s'agit plus précisément de défendre une thèse sur la constitution du monde, un « monde de qualités communes, qui de temps en temps empruntent un "individu" pour se manifester » (Proème du livre, p. XIII). On pourrait l'énoncer ainsi : s'il y a du singulier et du commun, c'est qu'il n'y a pas d'individu tel que nous l'entendons le plus souvent, à savoir comme une entité unique, irremplaçable, un particulier concret porteur de ses qualités propres ; il y a plutôt des constellations de traits, autrement dit : des essences à la fois singulières et communes. Godani tient ces deux affirmations ensemble : que « ce qui existe véritablement, ce sont seulement les essences » (p. 64, voir aussi p. 111 : « ce qui existe dans le temps est ni plus ni moins que l'essence même »), et que l'essence n'est pas un universel, mais plutôt une singularité. Il déjoue ainsi la superposition classique des oppositions universel/individu, essence/existence, possibilité/actualité, pour nous proposer plutôt de penser un monde d'essences singulières.

Selon la doctrine des traits, en effet, les différences ultimes ne sont pas des individus, ces êtres uniques et insécables que nous croyons appréhender familièrement, qui ont par exemple pour noms propres Yves Klein ou Marta, mais – pour reprendre les exemples par lesquels Godani introduit son propos – des singularités nommées bleu Klein, ou sourire de Marta.

Dans le monde des traits, ce ne sont pas l'espace et le temps qui individuent, mais la singularité des constellations de traits elles-mêmes. Peu importe qu'une constellation soit actuelle ou non, insérée ici et maintenant dans notre monde ou non encore observable : « c'est la même essence qui est conçue tantôt sans rapport avec le temps tantôt en relation avec lui » (p. 111). Il n'y a par exemple qu'un seul bleu Klein, toujours identique, mais pouvant être à plusieurs endroits en même temps ou en plusieurs temps distincts. C'est toujours cette singularité : bleu Klein, que nous pouvons voir sur différents tableaux ; ou encore celle-ci : sourire de Marta, qui pourrait très bien se manifester ou se rencontrer sur cette autre jeune fille, car il n'est pas la propriété exclusive de Marta. Singularité et communauté ne sont donc plus opposées, bien au contraire : une singularité est répétable.

Mais les deux points-clés qui constituent le cœur de l'argumentation de Godani, sont :

- d'une part, que la singularité du sourire de Marta ne tient pas à la singularité de Marta elle-même, ce pourquoi elle pourrait se retrouver ailleurs, chez quelqu'un d'autre. Ici s'introduit une indistinction entre le réel et le possible, qui renvoie à la présence insistante dans ce livre de l'Homme sans qualités de Robert Musil (et, derrière Musil, de Ernst Mach, le Mach de l'Analyse des sensations, – voir pp. 51-52) : il s'agit d'appréhender un monde de déterminations pures, qui se singularisent par elles-mêmes (l'essence comme détermination ultime en soi) et non par leurs porteurs ou supports spatio-temporels ;

- d'autre part, qu'avec une constellation, nous n'avons pas affaire à une spécification ultime, comme si, dans le genre sourire qui reste un abstrait, par division du genre et adjonction de prédicats ou de marques supplémentaires, on aboutissait à l'espèce ultime sourire de Marta. Selon Godani, ce qui montre le caractère non conceptuel des constellations de traits, c'est leur hétérogénéité : soit le nouvel exemple du vert d'une pelouse sur lequel il vient de pleuvoir un peu (pp. 52-53), il s'agit bien d'un « ensemble composé par une multiplicité de déterminations qui sont et restent hétérogènes entre elles », mais sans que l'on puisse non plus considérer que c'est l'indication - ce vert-ci, ici et maintenant-, qui individue la constellation en question. Elle aussi pourrait se retrouver ailleurs, à un autre moment.

Ainsi, « en dernière analyse, ce que nous nommons "individu" n'est pas l'unique, ni le trait singulier, mais plutôt la constellation qui ne figure ni comme spécification ultime (car elle est en dehors du domaine conceptuel), ni comme quelque chose qui, pour sa propre individuation, s'en remet à une indication ou à une localisation extrinsèque » (p. 53).

A-t-on affaire à un monde d'essences flottantes, monde tout à fait étrange et déstabilisant pour nous ? « Ce serait juste ce monde-ci, ou plutôt ce monde-ci vu dans une perspective parallèle qui dédouble chaque "individu" humain ou autre, de manière à révéler son image impersonnelle, son effigie qui subsiste hors du temps » (p. XIII).

On pourrait alors se demander : pourquoi défendre cette métaphysique du singulier ? Quel profit Godani se propose-t-il d'en tirer ? Un certain nombre de problèmes se voient en effet traités sur cette base. Dans l'espace limité de cette recension, nous nous proposons de dégager trois ordres de problèmes :

- Métaphysiques, tout d'abord : si l'on s'intéresse aux controverses, on dira qu'il s'agit de rejeter la doctrine classique de la distinction particuliers concrets/universaux, également celle « particuliers nus » ; mais tout autant la doctrine des tropes. Ce premier débat concerne la conception des particuliers de base. Godani tente aussi de dépasser l'opposition du nouveau réalisme au corrélationisme, par la postulation de l'être comme sens, ou comme pluralité d'essences singulières.

- Ethiques, ensuite : il s'agit de relativiser notre sens du moi. Ce second débat concerne notre attachement à notre individualité comme support de nos qualités. L'horizon proposé est de nous permettre d'acquérir le « sens du possible » cher à Musil, à l'aune duquel notre existence n'apparaît plus singularisée par la mort.

- Poétiques, enfin : en valorisant, à la manière d'Aristote, le traitement poétique et non pas historique du nom propre, Godani récuse la position d'une frontière absolue entre réalité et fiction, puisqu'il s'agit toujours de la même réalité comme ensemble de traits qui est en jeu dans les deux cas. Ce qui permet d'expliquer pourquoi ce que nous appelons « fiction » peut opérer un renouvellement de notre regard sur la réalité.

 

Métaphysique

Chacun aura peut-être pu faire l'expérience suivante : lors d'une émission littéraire à la télévision, l'écrivain.e se met à parler de ses personnages, décrivant leurs aventures, leurs manières d'être ou de réagir aux événements, leur état d'esprit, leur caractère, bref : peu importe qu'il s'agisse d'une fiction ou non, tout ce qui les caractérise pourrait caractériser un être dit « réel », à ceci près qu'il ne manquerait que les circonstances assignables de temps et de lieu. Circonstances qui n'ajouteraient ni ne retrancheraient rien à la description faite du personnage. Le « réel » n'est-il qu'un objet de pensée auquel s'ajoute une situation, un « ici et maintenant » ?

Cette question renvoie au double rôle du « ceci » : présenter et distinguer. Néanmoins, peut-il endosser pleinement les deux rôles à la fois ? Pour les uns, le ceci est comme déficient du point de vue de l'identité : dire « ceci », c'est pointer un être mais encore indistinct, de telle sorte que l'on a envie d'ajouter : ceci, oui, mais qu'est-ce exactement ? La description de ce à quoi l'on a affaire portera alors tout le poids de l'identification. Pour les autres, seul le ceci va assez loin dans l'identité ; en effet, comment décider entre deux versions identiques, deux êtres décrits par les mêmes traits : lequel des deux est mon stylo : celui-ci ! On serait alors comme « ballotté » entre un ensemble de descriptions ou d'essences jamais assez finement individuées pour mordre sur les individus réels (surtout si, contrairement à Leibniz, nous abandonnons l'hypothèse du dieu omniscient et hyper-calculant voyant la spécification accomplie jusqu'au bout, jusqu'à l'infini), et un individu réel introuvable car au-delà de toute description possible, ne pouvant être réidentifié que par l'apport extrinsèque et superficiel d'une relation à autre chose (mon doigt pointé vers lui, le côté droit de mon corps) et, in fine, à rien, puisqu'une simple position dans l'espace ou un instant dans le temps n'est rien non plus par soi, mais renvoie aux autres positions spatiales ou temporelles pour sa distinction. Comment s'en sortir ? Ne faut-il pas attribuer l'individuation aux essences elles-mêmes, à condition de ne plus les considérer en défaut d'identité ? Et, par voie de conséquence, ne faut-il pas cesser de rechercher l'individu dans la pure position d'être sans qualification aucune, comme au-delà de toute description possible ? (on aura reconnu là le « bare particular » ou « particulier nu » cher à Gustav Bergmann, c'est-à-dire : un particulier qui n'a comme propriété que d'être particulier.) C'est bien, nous semble-t-il, à cette double issue que se consacre la métaphysique des traits. Les individus n'y sont plus que des « occurrences de constellation de traits situés dans un espace et dans un temps dont elles restent pourtant indépendantes » (p. 147).

 

Dans cette perspective, Godani propose une « lecture alternative » du célèbre fragment 3 du Poème de Parménide (to gar auto noein estin te kai einai, que l'on pourrait traduire comme  par « c'est le même penser et être »), en laquelle nous nous proposons de condenser la métaphysique des traits (p. 90-91).

Plutôt que de lire dans la pensée Parménidienne de l'être, une pensée réduite à simplement témoigner d'un être indéterminé, de l'être-là d'une entité dépourvue de sens (que le monde soit, selon ce que Wittgenstein nomme le mystique – d'où la question du quelque chose plutôt que rien), Godani s'appuie sur une proposition de traduction du même fragment dans le Vocabulaire européen des philosophies dirigé par Barbara Cassin : « la consistance identitaire n'est que la conjonction de la pensée et de l'être. » (cité par Godani, p. 90) ; mais l'on aurait tout aussi bien pu penser à cette autre traduction du même fragment par Jean Bollack : « car le ceci, ceci même, est à la fois penser et être », variante qui a l'avantage de se passer de la subtile « consistance identitaire » due à Barbara Cassin.

Par cette inflexion, Godani veut insister sur l'objet-clé du fragment, qui est selon lui to auto : le même, plutôt que la relation de l'être et de la pensée. Parménide nous inciterait alors à penser la distinction en soi ou la différence en soi de la chose (la chose en tant que discernable, ce qui permet de l'identifier en tant que telle, et non de la différencier par rapport à une autre), laquelle consisterait précisément dans la conjonction de l'être et de la pensée. La pensée est conçue comme le sens même de l'être en tant que multiplicité d'étants, de déterminations, de différences, bref : de traits. Prolongeons un moment le texte de Godani : le ceci en tant que constellation de traits ou essence singulière en elle-même est un être pensable, un être possible. La question de la métaphysique des traits n'est donc pas : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?, mais : pourquoi les choses sont ainsi et pas autrement ? D'une pensée de l'être, nous sommes convoqués plutôt à une pensée du sens, mais d'un sens qui n'est pas anthropocentré : « c'est l'être lui-même qui se différencie dans ses multiples déterminations. » (p. 91) Pour dépasser de récentes « querelles métaphysiques » : nous pensons un monde où le sens est déjà là sans nous ; ce n'est ni celui du « nouveau réalisme », ni celui du « corrélationnisme » : Godani renvoie dos à dos ces deux positions, celle du il-y-a indéterminé du réel, celle d'un sens toujours déjà inséparable de l'esprit qui le saisit voire le produit (p. 86).

Un peu plus loin (pp. 132-135), Godani tire une autre conséquence importante sur le plan de la sémantique et du rapport entre le langage et le monde. Il récuse la position de Kripke sur le nom propre – réduisant l'usage du nom à sa fonction démonstrative - et suit plutôt celle de Lévi-Strauss (p. 133) qui, dans la Pensée sauvage, inscrivait pleinement le nom propre dans le système de la signification. On peut rappeler que, pour Kripke, les noms propres sont des désignateurs rigides, qui désignent le même individu dans tous les mondes possibles. Nous pouvons ainsi affirmer que Socrate aurait pu s'enfuir et ne pas boire la ciguë, en parlant toujours de cet individu, Socrate. Les noms propres ont donc une référence, non en vertu de leur sens (un contenu qu'ils décriraient, comme : « philosophe n'ayant jamais rien écrit et qui a été condamné à mort et a dû boire la ciguë, etc. »), mais en raison d'une chaîne causale qui court de locuteur à locuteur en partant d'un acte de baptême initial qui a établi la référence du nom (« c'est Socrate »). Godani note que, une nouvelle fois, nous avons alors affaire chez Kripke à une individuation extrinsèque par la pure indication (p. 132), laquelle ne saisit pas l'individuel mais fait plutôt en sorte qu'un « faisceau de qualités soit individualisé » (p. 132). Contrairement à cette position dite « causaliste », Godani préfère distinguer nom propre et déictique : alors que le second se situe effectivement sur le seuil du dire et du montrer, comme l'indication ou le baptême, le premier se situe pleinement – comme le postulait Lévi-Strauss, mais déjà les Stoïciens - dans l'horizon du sens puisqu'il possède une véritable connotation, indiquant précisément la constellation de traits que Godani, dans ce passage du livre (notamment p. 135) désigne aussi comme le « style d'une vie ». A la suite de Lévi-Strauss, Godani affirme : « dans nos sociétés humaines, nous ne valorisons pas l'individu parce qu'il est unique, mais seulement parce qu'il est une essence singulière » (p. 133). Il faudrait alors admettre que, par « Socrate », nous ne désignons pas le même individu dans tous les mondes possibles, mais une constellation unique et répétable de traits, le style-Socrate ou la Socratéité si l'on veut, dont il reste improbable qu'elle se répète à nouveau, mais rien ne l'interdisant cependant a priori (voir aussi p. 78 : « un individu concret, personne ou objet de quelque sorte que ce soit, n'est qu'une constellation de traits, sujette à la possibilité de la répétition »).

 

Éthique

Il est vrai que nous sommes attachés à notre propre actualité, confondant parfois notre singularité avec les paramètres spatio-temporels de notre vie, jusqu'à en faire un principe d'individuation. Or, s'appuyant notamment sur Spinoza (pp. 46-47 et pp. 149-150), Godani défend la thèse selon laquelle le temps n'ajoute rien à l'essence, ne la singularise pas, celle-ci étant déjà déterminée en elle-même (comme nous l'avons déjà indiqué ci-dessus). Notre propre essence n'est donc pas singulière du fait d'être liée à l'inscription temporelle de notre vécu. Nous lui attachons de l'importance car nous lui sommes contemporains. Mais nous devrions admettre qu'elle est la même, dans le temps de notre vie comme indépendamment du temps de notre vie. On pourrait l'exprimer ainsi : il se trouve que, de façon contingente, nous sommes contemporains de notre essence éternelle.

Sur le plan éthique, Godani défend ainsi jusqu'au bout, notamment dans son dernier chapitre (le chapitre 6 intitulé L'individu en personne), les conséquences de sa critique de la doctrine du substrat. Quand nous disons : c'est bien la même personne mais elle a changé, nous faisons effectivement appel au schème du substrat permanent, comme Aristote nous l'a enseigné. La position d'un substrat nous permet de rendre raison du changement : ce n'est pas l'athlète qui est devenu l'alcoolique, mais le même sujet qui était athlète et qui est désormais alcoolique (p. 149). D'où, plutôt que d'une simple substitution, l'idée d'un changement, qui repose sur l'articulation du même et de l'autre. Cette analyse est classique. De David Hume à Derek Parfit en passant par Ernst Mach, la critique du sujet-substance est également classique, fondant un phénoménalisme sans support. Mais, au-delà de la controverse théorique, Godani nous invite plutôt à vivre cette position, c'est-à-dire : à ne plus se vivre en tant que sujet identique à soi dans sa persistance, mais comme une suite de « remplacements de singularités » (p. 151). En effet, une fois lâché le substrat, force est d'admettre que l'athlète est mort, remplacé par l'alcoolique, pour reprendre notre exemple précédent. Et quand bien même on placerait dessous un même corps, il s'agit plutôt d'une certaine organisation de ce corps ou, à la manière dont Spinoza en rend compte : un rapport singulier entre parties (p. 149). La vie n'est alors qu'un ensemble de petites morts (pourquoi « petites » d'ailleurs ?) ou de diverses disparitions, mais qui ne tombent pas dans le néant : ces constellations qui s'étaient un temps manifestées ici et maintenant se préservent en elle-même, et pourraient se manifester à nouveau, tel un sourire de Marta retrouvé sur une autre jeune fille.

Godani écrit ainsi : « Si la vie humaine est parsemée de petites morts, elle n'est pas, elle ne pourra jamais être la vie d'un individu unique, mais sera toujours et déjà une vie dispersée dans la multiplicité des êtres. » (pp. 151-152). Des traits apparaissent et disparaissent, voilà tout ! Mais cette « neutralisation de la mort » implique une « neutralisation corrélative de l'identité individuelle ». Car la mort étant désormais multiple, pour ainsi dire « diffuse », elle n'a plus la fonction, pour un individu supposé unique, de lui permettre de s'approprier l'unicité de son existence. Pour une constellation de traits, rien n'est jamais joué une fois pour toutes. Ce qui relie cette relativisation de soi au sens du possible dont parlait Musil : les éléments dont notre vie est composée sont depuis toujours singuliers et communs, non grâce à une mystérieuse individualité qui serait en nous ou dont on serait le privilégié propriétaire.

 

Poétique

Le dernier enjeu concerne la possibilité de la fiction et son rapport au réel. Sur le plan de la poétique, Godani – s'appuyant ici sur les thèses de Käte Hamburger dans sa Logique des genres littéraires (ainsi que la préface donnée par Gérard Genette à la traduction française de ce livre) – tire de sa doctrine des traits une logique de la fiction.

Käte Hamburger avait analysé avec subtilité la logique sous-jacente à la narration fictionnelle, ou comment la langue produit l'expérience de la fiction comme non-réalité. Elle montrait notamment le rôle primordial du Je-origine et des coordonnées d'espace et de temps dans l'ensemble des facteurs qui font basculer la narration d'un système de réalité à un système de fiction. Pour reprendre un de ses exemples, dans la description d'un salon par Thomas Mann dans les Budddenbrook, la mention « à main gauche pour toute personne qui entrait » figure un élément de réalité, permettant la vérification par quiconque pénétrant dans la pièce : le Je-origine du lecteur est alors sollicité et peut se représenter la pièce « en partant de sa propre image corporelle ». Tandis que si Thomas Mann avait écrit « à main gauche de Madame Buddenbrook jeune », la mention « main gauche » serait référée à une personne (au « Je-origine » du personnage et non plus de l'auteur ou du lecteur) dont on ne peut se représenter la situation spatiale, faisant basculer la représentation dans l'espace de la fiction.

Cette analyse conforte la thèse de Godani. Car elle met en évidence le fait que les éléments qui composent la fiction ne sont pas distingués des éléments de la réalité par leurs caractères intrinsèques, mais par leur position relativement au sujet. C'est bien la fonction des déictiques qui est le facteur-clé. Est identifié comme réel ce qui a sa place dans notre espace et notre chronologie, plutôt que ce qui se présente comme une constellation de traits non-fictifs. Seule une individuation extrinsèque permet de situer une scène d'un côté ou de l'autre de la frontière réalité/fiction.

La poétique liée à la métaphysique des traits repose alors sur une forme d'épochè ou de « suspension » de notre « préjugé en faveur de la réalité effective », qui repose sur notre croyance en l'existence de mondes intrinsèquement fictifs plutôt que par position, car nous accordons spontanément un privilège au sujet d'énonciation, au Je-origine, un peu comme si notre rapport à la fiction en était resté à une forme de géocentrisme invétéré. La fiction, selon Godani, décrit donc notre monde réel, non un autre, mais opère des déplacements en son sein. Cela explique pourquoi la  « fiction » peut exercer une influence sur notre existence actuelle. Le texte de Derek Parfit cité par Godani, suggère d'ailleurs la construction d'une sorte de théorie de la relativité psychique,  pour laquelle seules comptent les relations entre événements (et les invariants que l'on peut en extraire) et non plus leur appartenance à un seul et unique référentiel centré sur un point privilégié (p. 147).

En ce sens, et comme le note Godani lui-même, cette poétique paraît conforme à celle d'Aristote, puisque l'on retrouve le sens plein de l'affirmation aristotélicienne selon laquelle le poète est plus réaliste et plus philosophe que l'historien, car son affaire , « ce n'est pas de parler de ce qui est arrivé », mais plutôt des « choses qu'il arrive à tel personnage de dire ou de faire dans une condition donnée, selon la vraisemblance ou la nécessité », (p. 123). L'historien ne traite que du contingent, et non de « ce qui est ». Seule la fiction poétique « se focalise sur les essences ou sur les traits qui se manifestent dans le cours des événements et dans les individus » (p. 123). Plutôt que de nous parler d'Alcibiade en tant que particulier, la poésie « impose des noms propres », Alcibiade pouvant d'ailleurs devenir sa possibilité même en tant qu'essence singulière, et nous permettant d'éprouver le plaisir théorétique de reconnaître un Alcibiade sous d'autres coordonnées spatio-temporelles, d'appréhender cette essence singulière par la répétition de la même constellation de traits. Ce qui permet à Godani de faire fond sur les distinctions aristotéliciennes, et déjà quasi-proustiennes comme on va le voir ci-dessous, de la connaissance sensible (celle du contingent dans ce qui arrive) et de la connaissance mimétique, qui s'élève à la vision de l'essence singulière dans ce qui arrive, libérant l'essence de son lien accidentel à l'ici et maintenant.

Cette poétique est donc également proustienne. Godani s'appuie ici sur un texte de Roland Barthes, une conférence donnée en 1978 ayant pour titre « Longtemps je me suis couché de bonne heure », une des ultimes lectures de Proust par Barthes, avant celle de la Chambre Claire (ce texte est repris dans le recueil Le Bruissement de la langue). La conférence insiste sur le troisième genre cherché par Proust, au-delà de la distinction entre essai et roman. L'un a essentiellement affaire à la question du sens, « qu'est-ce que c'est ? », là où l'autre s'affronte à celle de l'enchaînement, « qu'est-ce qui vient après ? » Mais se pourrait-il que la temporalité elle-même, par la répétition produite, rende sensible les essences singulières qui se répètent, les traits constitutifs du réel ? On reconnaît là le motif initial, la matrice constitutive de la Recherche.

Godani ne le mentionne pas ici, mais dans la conférence de Barthes, cette idée était très liée au personnage du « dormeur éveillé », conscience vacillante qui permet de rendre compte de l'émiettement de la vie sans la réduire ni à une loi ni à un cours, une vie qui n'est plus comptable d'un curriculum vitae mais devient un « étoilement de circonstances et de figures » selon la forte expression de Barthes.

On peut alors se poser la question de la modalité propre à la perception des essences ou des constellations de traits : n'est-elle pas tout de même le corrélat d'une conscience rêveuse, qui ne s'attache pas à l'ici et maintenant mais plutôt aux figures dont sa rêverie est constituée ?Avec la métaphysique des traits de Godani, n'est-on pas en présence d'une métaphysique de l'écoute flottante de l'être ?

D'un point de vue plus précisément artistique, et peut-être pour poursuivre précisément notre rêverie, on pourra consulter le texte écrit par Godani (en Italien, mais les images sont parlantes) sur l'oeuvre de Carlo Moggia, et qui procure une sorte d'illustration des constellations de traits : https://operavivamagazine.org/tratti-e-costellazioni/

 

Bilan/Discussion

Pourquoi défendre cette métaphysique des traits ? Est-elle seulement préférable au réalisme des substrats ? Envoyer simplement promener tous les substrats pourrait ne pas paraître d'une grande originalité ni procurer un gain appréciable en intelligibilité. Il faut aussi pouvoir « remplacer » les services que nous rendent les différentes formes de métaphysique plus classiques. Il est vrai que poser un substrat risque de ne constituer qu'une projection de notre manière paresseuse de connaître, et fonder une ontologie finalement à la remorque d'une épistémologie de sens commun transformée en méthodologie des principes : nous sommes censés appréhender tout changement par des schèmes de permanence plus ou moins élaborés, depuis le sujet-substance jusqu'aux plus contemporains principes de symétrie (liés en physique théorique aux théorèmes de Noether), en passant par les principes physiques classiques de conservation : on se rappelle sur ce point la leçon d'Émile Meyerson dans Identité et Réalité, et son problème de savoir si le principe de légalité de la nature est susceptible de ne faire qu'un avec le principe de causalité c'est-à-dire d'identité. Poser un substrat, c'est assigner le changement, l'attribuer : qui, où, quand ? Articuler des traits, c'est plutôt décrire les singularités qui surgissent, ou pourraient surgir, mais si l'on veut commencer à expliquer leur enchaînement, ne va-t-on pas de nouveau devoir en appeler à des méta-principes d'unité ou de synthèse ? Il semble alors qu'on ait affaire à deux démarches opposées : soit – selon le point de vue classique –, l'on rattache ce qui arrive à des universaux : invariants, lois ou principes ; soit – selon la doctrine des constellations de traits –, l'on discerne au sein de ce qui arrive la singularité éternelle qui s'y manifeste. On peut alors se demander comment situer les thèses de Godani par rapport à ce qui apparaît comme la conquête des modernes : le passage de la substance à la fonction (pour reprendre la problématique d'Ernst Cassirer notamment), une autre manière d'en « finir avec » les substrats pour les remplacer par des invariants fonctionnels, les principes de conservation ou de symétrie étant dès lors conçus non plus en continuité mais en rupture avec le schème de la substance-sujet ? Car ces invariants fonctionnels ne sont plus que les formes invariantes de la variation, sans réalité intrinsèque. Au contraire, repérer les « singularités éternelles » qui adviennent dans ce qui a lieu, et dès lors penser ce qui advient à l'aune de l'éternité des traits, est-ce un gain ou n'est-ce pas plutôt un « retrait » par rapport aux modernes ?

Une autre question cruciale est seulement suggérée à travers l'ensemble du livre, mais ne fait pas l'objet d'un développement autonome et reste traitée en mode mineur : comment les traits s'organisent-ils ensemble, y a-t-il une logique des traits ? Et aussi : pourquoi les traits doivent-ils se composer entre eux pour constituer des constellations ?

Godani suggère en fait lui-même (p.116-117) qu'il existe des lois de composition des traits : « De même que dans l'horizon de l'actualité tout ne peut pas se produire au même titre, de la même manière dans l'horizon du possible toutes les compositions ne peuvent pas être données » (p. 116). (D'ailleurs, des « agrégats purs et simples, des fatras de choses qui restent sans aucune relation les unes avec les autres n'existent pas. », p. 54). Plus encore : il faut admettre que le possible est clos sur lui-même : « il est gouverné par ses propres lois » (p. 117), ce qui a pour conséquence l'ouverture et la variation de ce qui est actuel. Comment le comprendre ? Il semble que l'argument de Godani puisse être reconstruit ainsi : si le possible et l'actuel étaient liés par les mêmes lois, cela réduirait le champ des variations possibles de ce qui se produit. Mais il y a une ambiguïté à souligner ici : pour Godani, cultiver le sens du possible permet, plutôt que d'observer Pierre par exemple, de viser ses déterminations, qui pourraient tout autant convenir à d'autres que lui ; cela permet également de réfléchir à une situation actuelle (la situation politique, notamment, comme dans l'exemple de la page 116), en faisant varier ses déterminations, « en imaginant des constellations possibles différentes ». Bref, si le possible et l'actuel ne sont pas constitutivement attachés l'un à l'autre mais renvoient à deux domaines nomologiquement distincts, on peut tout autant postuler une situation actuelle avec d'autres constellations de traits qu'une constellation de traits prise dans d'autres circonstances actuelles.

On peut supposer – car il ne le dit pas en toutes lettres – que la thèse défendue n'est donc pas que « tout est possible », au sens où on l'entend ordinairement du moins. Plutôt : que la réalité d'un ensemble de déterminations ne dépend pas de circonstances d'espace et de temps. Pour le dire de façon condensée : la contrainte est dans l'essence, non dans son inscription circonstancielle. Ou encore : dans un sens indifférent à ses actualisations. Godani insiste en effet sur « l'indifférence des traits par rapport à leur actualisation dans tel ou tel individu. », position qu'il situe dans la postérité de Frege et Husserl, pour ce qui concerne la « neutralité du sens » de la proposition, neutre ou indépendant par rapport à l'affirmation comme à la négation, position soutenue également par Deleuze et par Paolo Virno.

Cela pose toutefois à nouveau un problème épistémologique : comment vérifier, autrement que par un savoir des essences, une intuition des traits plus ou moins conçue selon le modèle husserlien d'une intuition eidétique, que telle ou telle composition de traits est possible ? Ce savoir n'est-il qu'a posteriori ? Quelles sont les contraintes qui jouent à ce niveau ? Un texte de Robert Musil, cité page 115, est significatif sur ce point ; il définit l'Utopie comme une « expérience dans laquelle on observe la modification possible d'un élément et les conséquences que cette modification entraînerait dans ce phénomène complexe que nous appelons la vie ». Autrement dit : quels seront nos outils d'investigation des constellations ? Ne faut-il pas parler ici d'une simulation, au sens scientifique du terme, comme d'une sorte d'expérimentation intrinsèque à l'horizon du possible ? Nous ne voulons pas minimiser ici la nouveauté et la force de suggestion de ce « réalisme des constellations de traits », mais il nous semble que l'épistémologie qui lui conviendrait reste à construire.

 

Conclusion

On conçoit que, au-delà des conséquences métaphysiques, poétiques et éthiques de son ouvrage, c'est à une herméneutique généralisée que nous convie peut-être Godani : déchiffrer un monde tissé de constellations, de déterminations singulières, et – comme l'Ulrich du Monde sans qualités de Musil (pp. 32-33) – expérimenter dans la joie ce monde nouveau : « Ce qui peut apparaître comme un manque atteste en réalité l'existence d'une plénitude d'un nouveau genre […] l'absence de lien entre ces qualités et son porteur se révèle comme la pleine affirmation d'un monde commun » (p. 33).

Au-delà encore, c'est donc bien la politique qui est concernée : ne s'agit-il pas d'un monde sans propriétaire qui est décrit ici ? Un monde d'essences agencées entre elles, plutôt que par rapport à nous, et qui nous imposerait de renoncer une fois pour toutes à l'individualisme possessif ?

Plutôt que de nous considérer nous-mêmes comme propriétaires de notre essence, nous pourrions essayer de penser et d'agir selon la métaphysique des traits : après tout, nous n'avons fait qu'emprunter des singularités indépendantes de la seule actualité à laquelle nous sommes illusoirement attachés et que nous appelons notre vie ou notre moi particulier.

 

 

                                            François Chomarat.