Alain Laurent, Responsabilité, Belles Lettres 2020, lu par Laurence Harang

Alain Laurent, Responsabilité. Réactiver la responsabilité individuelle, Les Belles Lettres, février 2020. Lu par Laurence Harang.

                           

On nous recommande de nous montrer sans cesse responsable, tant dans notre vie quotidienne que dans notre engagement citoyen. À ce titre, le pouvoir politique déplore le plus souvent des « conduites d’irresponsabilité » ; et lors de l’épisode des « Gilets jaunes » en France  (2018-2019), des « appels à la responsabilité » se sont fait entendre !

 

  Force est de constater le caractère flou de la responsabilité : qui doit se dire responsable et qui peut en être l’agent ? Selon Alain Laurent, seule une « responsabilité accomplie » serait « individualisée. » Cependant, ce type de responsabilité connaît une forme de disqualification depuis la Seconde guerre mondiale. Il est vrai que dans les démocraties modernes, l’idée de responsabilité civile s’est substituée à la responsabilité individuelle. C’est pourquoi un danger - observé en leur temps par Kant et Tocqueville - menace l’autonomie des individus : c’est l’État-Providence ! Les mots de l’auteur sont sans appel :


« L’État-Providence hypertrophié atrophie la responsabilité de soi et le sens de la responsabilité. »

  Dès lors, il devient possible de nommer les ennemis de cette responsabilité individuelle :
- ceux qui avec Spinoza et Nietzsche s’attaquent au libre-arbitre

- l’avancée des neurosciences qui a pour conséquence l’invention d’un « inconscient cognitif »

- la constitution d’un « solidarisme » au XIXème siècle

Faut-il alors affirmer qu’au XXIème siècle, l’idée de responsabilité individuelle est dépourvue de sens ? L’auteur montre au contraire qu’il est nécessaire de « revitaliser » cette responsabilité.

 

Présentons brièvement les chapitres de ce livre :

chap 1 : analyse de la responsabilité individuelle d’Aristote à Jankélévitch

chap 2 : Critique de la responsabilité collective

chap 3 : le neuroscientisme et la critique du libre-arbitre

chap 4 : les enjeux du libre-arbitre ; le débat compatibilisme/incompatibilisme

chap 5 : analyse du lien entre la responsabilité individuelle et la responsabilité morale

chap 6 : critique du sociologisme

chap 7 : légitimité et limites de la responsabilité individuelle

chap 8 : pour une responsabilité « proactive »

Épilogue : une « société de responsabilité » et une société capable de « s’autoréguler. »

 

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La responsabilité individuelle repose sur la liberté du sujet ; ainsi la « libre-volonté », le « libre-arbitre » sont les manifestations de l’autonomie et d’un pouvoir d’auto-détermination. C’est Aristote, dans L’Éthique à Nicomaque (livre III)  qui fait une analyse très aboutie du choix délibéré et volontaire. De ce fait, le sujet responsable est celui qui fait preuve de maîtrise de soi et qui est en mesure de distinguer ce qui dépend de lui. Puis au XVIIème siècle, Descartes et Locke mettent l’accent sur la justification philosophique de la responsabilité morale de la personne. Mais le caractère robuste de la liberté du sujet doit se définir avec Kant par une causalité libre affranchie de tout déterminisme : c’est en effet un « pouvoir de commencer absolument un état et une série de conséquences de cet état. »  Ainsi, toute décision volontaire est libre de toute causalité extérieure ; au XXème siècle, l’argument du « top down » a pour but de contrer le déterminisme. Il n’y a donc pas de responsabilité morale sans libre-arbitre. Sur un plan politique, au XIXème siècle, la responsabilité de l’individu est au centre d’un projet politique. L’auteur passe en revue des auteurs comme Proudhon, Bastiat, Hayek. Et il est vrai de constater que jusqu’au XXème siècle, Popper, Berlin condamnent tout « déterminisme offensif ». A juste titre, Berlin dans Four essays on liberty (1969), insiste sur la nécessité du concept de « responsabilité » :
«  Il est pratiquement impossible de concevoir ce que deviendrait notre existence dans un monde privé de ces concepts, de « choix, responsabilité et de liberté. »

  En quelque sorte, sur un plan existentiel, la liberté s’éprouve ; elle est en mon « for intime l’obligation personnelle » selon les termes de Jankélévitch.

 

 Mais un individu n’est pas uniquement un sujet individuel, mais un citoyen. En ce sens, il doit assumer les actes d’un État comme le souligne Jaspers dans La culpabilité allemande. Toutefois, on peut considérer que c’est le prix à payer pour être citoyen. Cependant, cette responsabilité collective si lourde à porter ne prive pas l’individu de sa distance critique dans les actes de désobéissance civile, de dissidence d’après Arendt. Sans doute, convient-il de nuancer les injonctions qui font de nous des « responsables » ou à l’inverse des « non-responsables. » Hélas, une autre voie peut se profiler, celle de la mauvaise foi illustrée par la conduite d’Eichmann (« je ne veux pas savoir »). Comment alors est-il possible d’éviter les écueils d’une responsabilité collective et d’une attitude de mauvaise foi ? Le risque est de se réfugier dans une responsabilité collective qui exonère l’individu de son respect pour autrui.

 

 Pourtant, le libre-arbitre peut être considéré comme une illusion, l’expression d’une attitude conservatrice. L’auteur précise son propos : ce sont les neurosciences qui ont privé l’individu de sa conscience ! Le programme de « naturalisation de l’esprit » condamne toute tentative de faire de la conscience de soi une réalité ! De ce fait, l’activité mentale est « causée » par des événements cérébraux. Ce programme réductionniste est cautionné par des auteurs aussi différents que Libet, Damasio, Atlan. Il ne fait pas de doute selon Alain Laurent que les stricts déterminismes causaux privent l’individu de toute autonomie – et même remettent en cause l’existence d’un pouvoir d’indétermination.


 Il est donc nécessaire d’approfondir les rapports entre le déterminisme et le libre-arbitre ; notamment les thèses contemporaines quant au compatibilisme et à l’incompatibilisme (lien ou absence de lien entre le libre-arbitre et le déterminisme).

 Force est de constater que la « causalité descendante » (« top down ») n’est pas nécessairement une menace quant à l’existence des états mentaux. En effet, une « libre volonté » serait à même d’interagir avec des « corrélats neuronaux. » D’une certaine manière, on retrouverait la « causalité par liberté » si chère à Kant ! Parmi les auteurs cités, on retiendra l’apport de Peter Von Inwagen (Essai sur le libre-arbitre, 2012) dont le travail consiste à montrer le caractère irréductible du libre-arbitre avec le déterminisme .
 Il nous semble raisonnable de nous montrer prudent quant aux mécanismes cérébraux dont nous commençons à peine à en comprendre le sens. C’est pourquoi, nous partageons le jugement exprimé par Stanislas Dehaene :

« Dans l’état actuel de nos connaissances, il est difficile voire impossible, chez une personne donnée, de déterminer avec certitude les processus psychologiques en jeu sur la base de la seule activation de son cerveau. »

 

 Assumer ses actes exige d’articuler la responsabilité individuelle à la responsabilité morale. Ainsi, le fait d’assumer le passé nous engage dans le futur. Mais trois conditions sont nécessaires : le sujet doit être capable de discernement (a) ; il doit également se reconnaître comme auteur intentionnel (b) et enfin il doit être une personne (c). L’éthique de la responsabilité au sens de Weber et Jonas est une responsabilité face à l’avenir dont le principe de précaution constitue l’expression de l’impératif catégorique. En ce sens, il serait vain de déplacer le concept de responsabilité vers des « forces sociales » qui participent à la logique de « l’excuse sociologique » ou du « victimisme ». Faut-il donc opposer les forces de l’individu aux dérives du néolibéralisme ?

 

 L’auteur fournit une réponse nuancée dans le chapitre 7 : il serait absurde de défendre une responsabilité illimitée : serions-nous « tous coupables » face à la misère du monde, les désastres écologiques ?  Nous sommes en fait « responsables de notre irresponsabilité » ; c’est avec Aristote qu’Alain Laurent fait l’inventaire de nos imprévoyances, négligences, mauvaise foi…
  Il serait salutaire de faire de la responsabilité, non un poids à assumer, mais une force. François Ewald l’affirme en toute clarté :

« Aujourd’hui, la responsabilité est devenue une contrainte alors qu’elle est une ressource. Être responsable mobilise toute une série de compétences : la capacité de décider, d’apprécier une situation, d’anticiper les difficultés ».

 En quelque sorte, il s’agit d’un appel à la responsabilité ; celle qui nous permet de coopérer avec les autres. Mais ce projet n’est pas sans difficulté : si le pouvoir politique rend l’individu moins responsable ; alors sa mise sous tutelle est inévitable. Par voie de conséquence, l’individu devient de moins en moins responsable.

 

 Certes, il peut sembler louable de vivre dans « une société de responsabilité » où chacun coopère. Mais l’analyse d’Alain Laurent n’est-elle pas trop éloignée de la réalité politique ? Prenons un exemple simple : c’est en Chine que le « Covid 19 » a fait son apparition. En cela, le gouvernement chinois n’est pas responsable de son existence ; mais il le devient quand il ne prend pas les mesures nécessaires afin d’épargner aux autres citoyens du monde la transmission de ce virus.  N’est-il pas alors illusoire de faire appel à la responsabilité individuelle - les analyses de l’auteur sont très éclairantes -  quand des « responsables » politiques chinois et américains se moquent de l’intérêt de leurs citoyens ?

 

  Laurence Harang