Frédéric Worms, La vie qui unit et qui sépare, lu par Pascal Chantier

Frédéric Worms, La vie qui unit et qui sépare, éd. Payot & Rivages, 2013, lu par Pascal Chantier.

L’ouvrage relativement court (90 pages), présente un texte revu et enrichi d’abord publié en 2004 dans la revue Kairos de l’université de Toulouse sous le titre « La vie qui unit et qui sépare ? La question philosophique du sens de la vie aujourd’hui ». 


Il s’agit rétrospectivement, de l’aveu même de l’auteur, d’un texte inaugural, annonciateur des recherches ultérieures. Sans hésitation, Frédéric Worms revient sur la grande interrogation métaphysique et existentielle du sens de la vie. Toutefois, la question du « sens de la vie » reste abstraite et c’est pourquoi l’auteur se préoccupe d’abord, non pas de tenter d’y répondre, en tout cas immédiatement et directement, mais de cerner les situations ou expériences qui suscitent un tel questionnement. Souvent reléguées au second plan et masquées, ces expériences fournissent pourtant la clé de la question elle-même et plus largement du problème de la « vie ».

Dans le premier chapitre, Worms distingue et oppose deux situations qui voient surgir cette question existentielle. Une manière extérieure et abstraite, contemplative et d’une certaine façon indifférente, tentera d’apporter une réponse laconique et tranchée en oui, non, peut-être. Une approche concrète et expérientielle - celle de la souffrance et du sentiment qui l’accompagne - sera quant à elle attentive aux variations de sens de la vie, de la désertion totale au retour ou retrouvailles. La vie éprouvée n’est pas celle d’un sens immuable ou tout au contraire d’un non-sens définitif : elle est plutôt selon cette voie concrète et première, l’expérience d’une fluctuation constante, un vécu traversé par les tensions, sources de joie ou de tristesse. Privilégiant cette approche concrète, Worms n’entend cependant pas choisir la voie de l’introspection pour sonder le cœur même du sentiment et en retirer la clé d’un mystère et une théorie générale de la vie. Il s’agit plutôt d’explorer dans la situation effective, extérieure, quelles sont les expériences qui éveillent la question, le plus souvent l’exclamation. Il s’agit des expériences relationnelles : perte d’un être cher, séparation, relation individuelle ou collective aliénante mais aussi naissance, rencontre, amitiés, amours naissants ou renaissants, révolte émancipatrice. Il y a là quelque chose de vital, affirme l’auteur, dont on tend à sous-estimer l’importance, le considérant soit comme anecdotique et trop individuel, soit comme trop général. En réalité, « ces expériences relationnelles sont la source de notre individualité réelle (qui n’est pas un pur effet d’illusion puisqu’elle se constitue dans le temps et de manière irréversible), et un contact unique que nous avons avec la réalité notamment de la mort (que nous n’expérimentons jamais sur nous-mêmes). » Les variations de notre sentiment de la vie s’expliqueraient donc par les variations de nos expériences relationnelles elles-mêmes. Le critère permettant de juger si la vie a un sens ou non n’est toutefois pas l’union ou la séparation mais au sein de la relation même le sens de la destruction ou de la création. Car une union peut être destructrice et malfaisante et une séparation libératrice et bienfaisante.

Dans le chapitre deux, l’auteur s’enquiert des raisons pour lesquelles nous reléguons à l’arrière-plan les expériences relationnelles au profit de la question abstraite du « sens de la vie ». Les expériences du deuil et de la naissance révèlent un contraste saisissant entre le sens de la vie individuelle et le non-sens de la vie en général et c’est précisément ce contraste qui suscite la demande métaphysique, la question du sens de la vie. De l’expérience à la question, de la question à l’alternative redoutable à laquelle la philosophie semble ne pouvoir échapper, il n’y a qu’un pas. Cette alternative consiste dans l’opposition des philosophies de la vie (Schopenhauer, Nietzsche, Michel Henry, Gilles Deleuze, Bergson) et des philosophies du sens (Politzer, Heidegger, Sartre, Lacan, Canguilhem, Merleau-Ponty, Ricoeur). Comment dépasser l’aporie sinon en retournant aux expériences à la fois biologiques et biographiques liant intrinsèquement la vie et le sens, expériences éclipsées par ces deux types de philosophie, dans leur formes extrêmes (Schopenhauer et Politzer) comme dans leurs formes moyennes (Nietzsche, Bergson et Merleau-Ponty, Ricoeur) ? Seules ces expériences peuvent témoigner du fait que « la question du sens de la vie surgit toujours à la fois de la perte du sens et de la perte de la vie. »

Le chapitre trois est consacré à ces expériences relationnelles entre les vivants, « les expériences concrètes des décès et des deuils, comme aussi des rencontres et des séparations, des amitiés et des violences ». Relationnelles par essence, ces expériences manifestent le besoin aussi bien biologique que psychologique de l’attachement. Défini comme besoin primaire de la vie, l’attachement est tout à la fois condition de l’individuation et de l’expérience réelle du sentiment d’être vivant, autrement dit du sens de la vie. Worms rencontre ici les réflexions de D. Winnicott sur la créativité et les travaux de John Bowlby sur l’attachement et la « dépendance » relationnelle. L’essentiel n’est pas la relation à l’objet mais la relation entre des êtres vivants qui deviennent ensemble des sujets à la fois dissymétriques et liés. L’expérience du sens de la vie se trouve ainsi impliquée de manière immanente dans l’expérience relationnelle qui naturellement et normativement unit et sépare. 

Le chapitre quatre questionne les conséquences « métaphysiques » de ces expériences. A partir d’une méditation de l’expression « c’est la vie », F. Worms dégage deux principes fondamentaux d’un vitalisme critique. D’une part, l’accès à la réalité de la vie ne peut s’effectuer qu’à partir de « notre expérience et de nos vies », dans la situation d’une vie individuelle réelle. D’autre part, la réalité de la vie à laquelle nous parvenons ainsi est fondamentalement « tension » : à l’image de nos vies, elle est « une polarité intrinsèquement polarisée et multiple ».

Annonçant les conséquences éthiques et politiques, le dernier chapitre fixe le programme d’une philosophie à venir dont la dimension relationnelle, cette activité qui unit et qui sépare,  constituerait le principe et le terme. Prendre au sérieux l’idée d’une vie qui « unit » et qui « sépare » exige de s’interroger sur la possibilité de déduire une éthique et une politique de cette « métaphysique de la vie » : peut-on déduire des normes ou valeurs permettant d’orienter notre existence individuelle et collective de cette conception de la vie ? F. Worms le pense à condition de reconnaître deux figures du relationnel, une forme mutilée (destruction : perte et violation) et une forme pleine (création) distinguées selon les catégories du clos et l’ouvert : d’abord, la relation qui, dans l’union comme dans la séparation, détruit en se refermant ; ensuite, la relation qui, dans la séparation tout autant que dans l’union, crée en s’ouvrant, libérant ainsi à a fois les individus et son propre sens. De fait, de l’intérieur même de la relation, par la menace de la destruction (perte ou violation), le sujet humain est en mesure d’être « à la fois au-dedans et au-dehors » : au-dedans il est pris dans les relations ; au-dehors, il peut rapporter ces relations à des normes et des principes universels. Par ce constat, l’auteur défend le point de vue d’une morale relationnelle et rejette dos à dos la morale purement rationnelle qui oublie la dimension réelle et concrète de la relation et la morale purement affective qui ignore que toute rupture relationnelle fait surgir une relation de second degré, relation « à » la relation qui exige un examen de celle-ci à l’aune de valeurs et principes universels. C’est aussi une politique relationnelle qui est ici programmée, politique reposant sur le soin conçu comme pratique permettant « au vivant non seulement de ne pas disparaître et de survivre, mais de se renouveler et de revivre » et qui institue à la fois la liberté individuelle et la relation sociale. In fine, la question du sens de la vie doit être comprise comme question qui « surgit de la vie comme une distance avec la vie » et qui, pour ne pas sombrer dans l’abstraction dangereuse mais relever le défi de l’action, doit paradoxalement se maintenir au plus près des épreuves de la vie comprise comme tissu de relations.

Au regard des travaux ultérieurs de F. Worms, l’ouvrage doit être effectivement considéré comme un moment inaugural de sa réflexion personnelle. Le vitalisme critique, la morale et la politique relationnelles articulées autour de la notion de soin y sont programmés. On y sent bien sûr l’influence de la « métaphysique de l’expérience » de Bergson mais aussi l’originalité d’une démarche singulière. Le chapitre cinq pose toutefois au lecteur plus de questions qu’il n’apporte de précision sur deux points qui semblent essentiels : peut-on vraiment déduire de la réalité vitale, fut-elle envisagée de manière critique, des normes et des valeurs universelles pouvant constituer une éthique et une politique ? A ce problème de la fondation d’une éthique et d’une politique s’ajoute celui du statut de la pratique ici qualifiée de politique : que signifie précisément et concrètement une politique du soin ? La lecture complémentaire des ouvrages Le Moment du soin. A quoi tenons-nous ? paru en 2010 et Soin et politique paruen 2012 apporte sans nul doute des précisions sur ces questions. 

Pascal Chantier