Jean-François Courtine, Archéo-logique. Husserl, Heidegger, Patočka, lu par Karim Oukaci
Par Florence Benamou le 27 septembre 2013, 06:00 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Jean-François Courtine, Archéo-logique. Husserl, Heidegger, Patočka, Paris, P.U.F., mai 2013.
Le nouveau lauréat du Grand Prix de Philosophie de l'Académie française («pour l'ensemble de son œuvre») donne ici une série d'études sur Martin Heidegger. Et il ne faut pas croire qu'elles soient réservées aux happy few ou, devrait-on dire, au Fähnlein Erkorener qui auraient sous les yeux tous les volumes publiés de la Gesamtausgabe. L'ouvrage se veut à la fois exigeant et accessible.
Il réunit neuf textes, dont six au moins (chap. I, II, III, V, VII, IX) ont déjà paru. Signalons que l'avant-propos, qui fait état de trois publications antérieures p. 10, n. 1, oublie d'en mentionner trois autres, «Historicité, philosophie et théologie de l'histoire chez Heidegger» dans Après la fin de l'histoire, collectif de 1998, «Herméneia et Phronèsis» dans Yearbook of Philosophical Hermeneutics, 2012/5 et «Méditations cartésiennes de Martin Heidegger» dans Les Études philosophiques, 2009/1 n° 88. Disons aussi que le sous-titre pourrait décevoir l'attente des lecteurs qui porteraient un intérêt exclusif à Husserl ou Patočka : seul le dernier chapitre leur est réservé.
L'ensemble se concentre sur l'analyse par «coups de sonde» (p. 10) des «voies et impasses de la phénoménologie herméneutique» (ibid.). L'avant-propos précise cette orientation un peu vague : le recueil trouverait son unité dans l'examen de la recherche, propre à la phénoménologie, d'une logique radicalement originaire, d'un «Λόγος d'avant l'apophantique», appelé ici «archéo-logique» (ibid.).
Les jalons posés sont les suivants : le Natorp-Bericht de 1922 (chapitre I), la relecture d'Aristote dès 1923 (II), de Descartes en 1923-1924 (III), de Platon en 1924-1925 (IV), l'inachèvement de Sein und Zeit en 1926-1927 (V), la référence au πόλεμος πάντων πατήρ d'Héraclite à partir de 1933 (VI), la critique de Dilthey (VII) et l'importance accordée à Hölderlin dans les Beiträge de la deuxième partie des années 1930 (VIII). Le dernier chapitre (IX) s'intéresse à la critique que Patočka adresse au subjectivisme husserlien.
Pour ce qui est de l'édition, elle est ambitieuse, l'auteur ne reculant pas devant les audaces de graphie et de langue(s) : «je ne suis je (moi-même) que si je m'ai» (p. 72) ; «toute Rede abrite en elle une ἑρμηνεία, une Verständlichkeit» (p. 55) ; «Comment envisager le πρᾶγμα im Wie der πρᾶχις ?» (p. 100), etc. Elle aurait été de grande qualité si le texte ne comportait diverses imperfections. On ne parle pas ici des erreurs ordinaires qu'un caractère pointilleux découvre jusque dans les publications les plus soignées. On excuserait volontiers que par exemple, à la fin de la longue note 1, p. 29, «das phänomenologische Leben» soit rendu par «le vivre phénoménologie» ; que Mitteilen (p. 45, n. 3) soit traduit par «mettre en commune» ; que «als das und das», p. 57, devienne «comme tel un tel» ; que la p. 149 parle de «das Dimensionalev», et la p. 186 de «Simmung» ; que, par deux fois (p. 109 et p. 247), l'Américain Kisiel puisse voir son prénom germanisé en «Theodor».
Mais, signe d'inachèvement ou de hâte difficilement compréhensible, la page 116 contient une phrase : «Je laisse à devenir??? [sic] ce qu'il faut entendre par "philosophie négative" (...)» qui rend le lecteur encore plus perplexe que le relecteur. Certaines traductions s'exposent au reproche de l'approximation : p. 61, l'omission de la locution «als einem Letzten» obscurcit la phrase de la GA 21, p. 141 ; p. 90, «la déterminité a priorique de l'étant lui-même» est attribuée à la κίνησις et non à la στάσις, au contraire de ce que fait la GA 19, p. 579 ; p. 117, en relation à la n. 2 ; p. 124, pour la retraduction du principe de la page 12 de SZ, etc. De même, quelques citations de l'allemand sont tronquées, voire erronées : par ex., p. 132, n. 1 : «was heilig ist und was feig» ; p. 133, n. 2 : «Der Streit ist kein Riß als das Auftreiben (...)» au lieu de «als das Aufreißen» ; p. 144, n. 2 : «zusammenbringen» au lieu de «zusammenbringend» ; p. 153, n. 1, «Aus dem Wesen des λέγειν» au lieu de «λόγος». Même le fragment 8 DK d'Héraclite, p. 151, est retranscrit de façon inexacte (contaminé par 51 DK) : «διαφερόμενων» au lieu de « διαφερόντων». De telles fautes, si surprenantes, restent cependant peu nombreuses.
Sur la langue des commentateurs heideggériens, les pires choses ayant été dites, qu'elle serait précise sans être claire, mystérieuse sans être poétique, il faut bien reconnaître qu'il serait en tout cas injuste de trouver de tels griefs ici mérités. La complexité de ces neuf essais, en partie incontestable, tient plutôt à deux procédés dont l'auteur a fait des éléments de méthode : une progression par double intertextualité, surimposant à la lecture d'un texte celle que celui-ci propose d'un intertexte ; et une attention à la langue allemande qui se manifeste par, plus qu'une variation, une instabilité des traductions - difficulté qui se complique par une inventivité verbale, certes intéressante, mais qui en rajoute sur les néologismes vieillis dont ces études ont fait un idiome. Il est à noter que, toujours très critique à l'égard de la traduction de François Vezin («assez catastrophique» p. 125, «couacs» p. 129, «profondément égarante» p. 130, n. 2), l'auteur reste fidèle à ses choix de 1985.
Ce recueil propose donc un parcours qui, par différents chemins de traverse, montre sous un jour plus clair la phénoménologie dite herméneutique.
Karim Oukaci