Mériam Korichi, Traité des bons sentiments, Albin Michel, Bibliothèque Idées, 2016 Lu par Véronique Longatte

Mériam Korichi, Traité des bons sentiments, Albin Michel, Bibliothèque Idées, 2016 Lu par Véronique Longatte

                                                                               

Comment expliquer que l’expression « bons sentiments » ne soit plus utilisée de nos jours que de manière résolument péjorative ? Cet ouvrage révèle à quel point c’est au travers des mots que nous pensons. Plus qu’une évolution langagière, ce traité nous offre à examiner la pertinence des modifications idéologiques et des mœurs. Un glissement de sens n’est pas anodin, et si l’on accorde à Mériam Korichi qu’ « il est possible d’aller contre un usage général » alors par notre seule interrogation face au sens qu’il convient d’attribuer à cette expression « bons sentiments », n’est ce pas une authentique réflexion philosophique que nous nous permettrions d’entreprendre ? Au fond, qu’est ce que « penser » sinon d’interroger les mots eux-mêmes ?

Première section : Le sens des bons sentiments

Il y a une logique interne au langage : l’usage d’un mot est ce qui détermine ses possibilités de faire sens. Ainsi il convient dans cette première section d’étudier la circulation du langage. La signification des bons sentiments n’est nullement problématique à l’époque classique : la suspicion porte non sur les bons sentiments mais sur ceux qui se font passer pour tels. L’usage contemporain au contraire remet en cause la référence même des bons sentiments. Le problème est alors celui de la relation entre deux ordres de réalités : concept et chose. Sur quel fondement s’est construite cette évidence de la référence aux bons sentiments à l’âge classique et comment a-t-elle été remise en cause ? Chaque époque se distingue par des « cotextes » (ensembles discursifs) différents. Aussi l’auteure a-t-elle pris soin de les examiner. Elle montre par exemple comment au XVIIe siècle l’affirmation de réalités transcendantes fonde l’objectivité d’une morale dépassant les intérêts des individus, attribuant au sentiment une fonction cognitive. A l’inverse, dès le XVIIIe siècle les bons sentiments apparaissent menacés par d’autres sentiments ou passions. Une fois la relativité des valeurs morales et la force des passions établies, les discours sur l’origine et la nature de la morale se reconfigurent. Du XIX au XXe siècle, l’idée de Nature suit le chemin conceptuel qu’a suivi l’idée de Dieu du XVII au XVIIIe siècle. Avec les sciences économiques et sociales la référence à une nature commune devient problématique et est supplantée par une conception utilitariste et constructiviste de la société. Des théories de l’égoïsme s’opposent aux philosophies du devoir et aux morales du sentiment. La référence à un ordre naturel, celui de la nécessité vient brouiller l’indexation de la nature à un principe moral supérieur, rationnel et désintéressé. Il y a une inversion des valeurs. La nature s’oppose à la morale artificielle. D’un côté, la morale en tant qu’elle s’oppose à la nature, asservit et avilit l’homme, d’un autre côté les sentiments proprement humains ne peuvent être que cultivés. L’artificialité des bons sentiments renforce et affaiblit le stéréotype moral. Le XXIe siècle voit les idées de vanité et de futilité connoter l’emploi de l’expression. Les bons sentiments sont le produit d’une imagerie médiatique. Ressurgit ici la dépréciation antique des images par rapport aux Idées. Les bons sentiments sont les produits imaginaires du désir de paraître soucieux d’autrui. Véritable hypocrisie consistant à ne nous soucier d’autrui qu’à travers son reflet et ce faisant ne nous souciant que de nous-mêmes. Les bons sentiments se voient ainsi attribuer une prétention morale qui leur est reprochée. Les bons sentiments sont inassignables : ni naturels (puisque la conséquence de la médiatisation artificielle) ni moraux. Il semble que pour les bons sentiments les mots aient changé de valeur (passant d’un environnement affectif propice à la connaissance à ce qui fait obstacle à la connaissance) sans que le changement des termes soit avéré. L’usage contemporain fait des bons sentiments une chimère. Selon Mériam Korichi, il n’est pas cohérent de tenir pour évident le sens critique des mots « bons sentiments ».

Deuxième section : Mêlée lexicale et erreur de catégorie

La démarche est ici de répertorier les sentiments ou affects auxquels renvoie l’expression « bons sentiments ». Les termes que nous nommons « synonymes » dans une langue, ne le sont jamais que partiellement. Peut-on parler d’une idée commune à tous les sentiments ou affects répertoriés ? C’est le domaine purement verbal qui intéresse Mériam Korichi pour qui le langage n’opère pas seulement à des fins de désignations. Il importe de distinguer le mot (constitué par « le mouvement sensible de l’imagination ») du concept (ou catégorie). La catégorisation est un acte mental or dans la pensée en général, il n’est pas d’abord question de ranger un divers sous une représentation unitaire. Le langage, dans sa rébellion face à la logique stricte nous renseigne sur la nature profonde de la pensée. On ne peut pas penser en dehors des mots. Les mots pour avoir du sens n’ont pas besoin de correspondre à des objets. Mériam Korichi propose donc de quitter l’hypothèse de sens équivalent pour passer à celle de sens voisin, à une définition spatiale. C’est parce que les mots se limitent respectivement qu’ils sont considérés comme ayant des sens voisins. Peut-on tenter de distinguer des traits sémantiques grâce à l’usage des mots ? Que vaut la croyance à une dichotomie conceptuelle forte entre rationalité d’une part et la sensibilité d’autre part ? La dichotomie agit généralement comme un vieux préjugé dans l’approche des phénomènes affectifs dont il faut nous méfier. Spinoza nous met en garde contre la confusion entre adaptation et rationalité et met en évidence le caractère illusoire de la conception de l’homme comme un individu autonome et rationnel. L’adaptation de l’action à la situation n’exige pas de convoquer la notion générale de rationalité. Lorsque l’action nous paraît inadaptée à la situation, l’irrationalité ne pourra plus être identifiée comme un défaut ou une privation de rationalité mais comme le fait que d’autres déterminations poussent à l’action, affects méconnus, à peine conscients ou inconscients. Les neurosciences soulignent la part de l’activité cérébrale non consciente. Il est impossible de pouvoir penser et agir « sans cause » ou de manière indéterminée. Les éthiques du care remettent en question les espoirs de distinction nette entre les questions affectives et les questions de justice, le terme de « care » désignant à la fois ce qui relève de la sollicitude (attention préoccupée à autrui, sentiment) et du soin (une pratique, une activité). L’enjeu des éthiques du care est leur rejet d’une part du kantisme et d’autre part de l’utilitarisme. Concevoir les bons sentiments comme une notion permet de les distinguer des sentiments réels et dénombrables qu’ils désignent. Leur nature est seulement sémantique et logique mais non ontologique. Il importe donc de se défaire de l’habitude tenace de prendre les mots pour des « noms de chose ». Les nécessités linguistiques ne sont pas des nécessités ontologiques. En revanche, elles peuvent avoir un rapport étroit avec les nécessités logiques. Dans le domaine des objets non existants, les contraintes logiques sont mises à l’épreuve. Les bons sentiments ne sont pas des noms de chose. Ils projettent une perspective de sens ouverte. Il ne s’agit donc pas ici de l’idée fonctionnelle permettant de ranger une diversité empirique sous une unité mais d’une fiction logique ou d’un objet logique non existant, la possibilité de prédication étant à distinguer de l’affirmation d’existence. Combiner « bon » et « sentiment » n’est pas un non-sens. Les bons sentiments ressemblent à des objets impossibles qui ne sont pas contradictoires. Ils font surgir un espace sémantique flou qui est analogue à une zone géographique. L’expression « bons sentiments » frappe l’esprit comme une image. La représentation peut se définir d’abord comme l’entité mentale qui se forme dans l’esprit à l’occasion de l’emploi d’un mot. Or cette représentation se forme comme une image. Lorsque deux personnes se représentent le même objet, chacune d’elle a bien une représentation qui lui est propre et cependant elles peuvent communiquer à propos du même objet. Les deux consciences se constituent en effet dans leur mise en rapport, à travers leur interaction. Le langage offre une vue de ce qu’est un esprit partagé. Le langage renvoie à la nature de la pensée elle-même. Les individus pensent et parlent généralement à partir d’énoncés formés ailleurs que dans leur esprit, ils empruntent des énoncés à d’autres et ce système d’emprunt peut être caractérisé comme un fonctionnement déférentiel du langage. Or les bons sentiments offrent un cas paradigmatique de déférence lexicale. On use de l’expression en déférant à un usage généralisé. Mais il faut distinguer le sens de l’usage et le sens des mots « bons sentiments », maintenir la distinction entre le sens de l’usage et le sens de l’expression ou sa signification. Il  est entendu qu’il y a un côté des experts et de l’autre des non experts dans le recours et la mise en circulation de certains termes dans l’espace social. La parole peut être éloquente même quand elle est erronée. Le phénomène de déférence lexicale et sémantique peut donc se produire à tort ou à raison. Il se peut même que l’usage erroné devienne la norme. Le moteur de la parole n’est pas la recherche de la vérité mais la recherche de l’ascendant. Le discours, comme les images, cherche à persuader et à subjuguer.

Troisième section : L’imagerie des bons sentiments

Les bons sentiments sont des images mais cela ne signifie pas qu’il faille les entendre négativement, bien au contraire. Il est possible d’entendre positivement cette virtualité comme une inactualité, qui ne serait pas un défaut ou une privation d’existence réelle. Tout l’effort de Meriam Korichi consiste ici à proposer une véritable ontologie de l’image. C’est par l’analyse du sens que l’on peut donner aux larmes d’une part et aux images de rassemblements populaires d’autre part, qu’elle s’efforce de combattre les discours critiques qui déstabilisent depuis plus d’un siècle la signification des bons sentiments. Il s’agit pour elle de battre en brèche la conception classique présentant les individus comme des monades sans porte ni fenêtre, justifiant la représentation problématique de l’individu comme agent économique rationnel et autonome. Le travail de production en série d’images initié par Warhol nous invite à ne pas minimiser la valeur des images par rapport à celle des objets. Les images expriment une puissance d’imaginer commune. La nature imagée du langage souligne le caractère relationnel des esprits humains. Les images, ou représentations, expriment cette structure mentale externalisée. Si l’image ou la notion ou l’idée se formaient à « l’intérieur » de l’esprit, ces entités mentales closes sur elles-mêmes ne pourraient pas se communiquer aux autres. Comment le point de vue de l’individu et celui d’une multitude se raccordent-ils ? Cessons de considérer les images comme des simulacres et des fantasmes nuisibles à la pensée. L’image est un processus affectif qui n’est pas causé par ce qu’elle représente. Le rapport à l’objet est inversé quand on considère l’image, il n’est pas premier. Ce qui vient en premier c’est l’affection. L’image peut servir d’outil pour dépasser les objets visibles et parvenir aux invisibles et supérieurs. C’est la justification doctrinale de l’iconographie religieuse chrétienne. Le travail des images produit la différence entre la représentation et l’émotion. L’image est un dispositif émotionnel, un dispositif affectif, l’image est une affection. Il ne faut pas envisager une inadéquation entre ce que les hommes veulent et ce qu’ils peuvent mais entre ce que l’homme pense et ce qu’il peut et ce qui lui arrive. Il ne sait pas ce qu’il veut. Il n’agit pas à cause d’une fin. Les larmes ne sont pas des signes univoques de tristesse mais plus généralement d’abandon à l’émotivité qui apporte de la satisfaction présente. Elles sont donc à saisir comme un phénomène de production immanente : celui qui verse les pleurs connait un privilège de sensibilité, vit une sorte de surcroit de vitalité qui anéantit les séparations superficielles entre l’individu et sa situation. Les larmes qui sont douces et réconfortantes nous font expérimenter cette productivité, cette vitalité. La conscience de soi est réinvestie à travers l’expérience d’être vaincu par une force extérieure. A l’imagerie d’un soi solitaire qui peut s’endurcir s’oppose l’imagerie d’un soi qui se trouve, se construit quand il s’associe avec d’autres. L’imagerie des bons sentiments met en avant une vision positive de la multitude humaine. Que nous révèlent les images de rassemblements populaires ? Au lieu de rechercher l’iconicité des images pour que ces dernières, une fois sélectionnées, exercent une influence sur la perception des choses, il est possible de considérer  l’image dans son existence factuelle et non en fonction d’un sens extérieur. Le principe de cette collection est l’affirmation de la profusion. Ce rassemblement pléthorique écarte par principe la division. Par la production et la circulation des images le plus grand nombre est occupé à se rapporter aux autres tous azimuts. Les images de rassemblements populaires affirment un lien transversal entre les individus, plus important que les particularismes nationaux et culturels. La foule a changé d’image : de menaçante elle est devenue innocente et menacée, puisant dans des ressources affectives sa puissance de résistance et d’affirmation. L’imagerie des bons sentiments est pacifiste. L’imagerie des bons sentiments postule un lien naturel et non artificiel entre les individus et la société. Les émotions ne sont pas faites pour adapter l’individu à son environnement, mais à l’inverse, les émotions sont faites par l’individu en fonction des situations auxquelles il est confronté, qui modifient sa sensibilité et qui sollicitent de lui diverses appréciations cognitives. La réalité est celle des faits, et les émotions sont des faits. Mais ces faits prennent bien un sens symbolique : se cristallisent en images et incitent au discours. Il y a les faits (qui simplement adviennent, existent et ne disent rien) d’un côté et les discours de l’autre. Les manifestations unitaires manifestent certes une peur et un refus, mais également une affirmation de coprésence au monde. Cette union d’un nouveau genre ne se constitue pas seulement contre la terreur mais plus fondamentalement par le goût et l’amour de la mise en images du monde des hommes. Ce goût contemporain des autres ne se réduit pas à une recherche du divertissement pour étouffer l’angoisse devant le monde des catastrophes. Il existe la compassion distincte de la pitié considérée comme une tristesse. Qu’est-ce que l’humain ? L’humain d’abord renvoie à l’image d’un lieu originaire du politique. Les bons sentiments qui sont le produit d’une imagerie humanitaire proposent des sorties de route par rapport à l’Histoire considérée comme l’horizon indépassable d’une humanité qui se voit assigner un destin. Mais précisément, l’Histoire n’est pas tout. Meriam Korichi cherche à révéler les forces affirmatives de la sensation. Bien loin de déclasser l’image dans une finalité heuristique permettant de percevoir les distinctions entre l’être et l’apparence, l’auteure lui restitue toute sa valeur et la pose comme véritable permanence ! Déclasser l’image en rejetant l’imagination comme maîtresse d’erreur et de fausseté c’est se condamner à une ontologie de l’abstraction et de la disparition.  Meriam Korichi postule au contraire qu’une authentique ontologie de l’image s’offre comme fondement à une esthétique et une éthique du présent qui se déploie dans une durée et de ses effets de mutualisation immanente. L’imagerie pacifique et pacifiste donne un contenu visionnaire aux bons sentiments qui a une force d’affirmation sensible bien plus puissante que le sens construit par les discours critiques qui déstabilisent depuis plus d’un siècle la signification des bons sentiments.

La lecture de ce traité sera fort utile à tous ceux qui s’interrogent sur le langage et désirent penser. L’analyse des multiples sens qu’a pu prendre l’expression « bons sentiments » est une illustration parlante du lien indéfectible entre pensée et langage. Ce traité offre l’occasion de philosopher en partant de l’immersion dans la langue commune, source inépuisable d’élaboration de nouveaux objets philosophiques. Il  recense de manière clairement agencée le contexte historique dans lequel s’inscrit l’usage de l’expression « bons sentiments », les différentes approches (littéraires, philosophiques, artistiques et religieuses), les contextes idéologiques, sociaux et politiques qui leur sont corolaires, fournit des citations clefs, des illustrations parlantes pour le lecteur. Si c’est bien au travers des mots que nous pensons,  s’interroger sur le cas précis de l’évolution des usages que nous pouvons faire de l’expression « bons sentiments » offre en définitive une occasion de penser. L’élucidation conceptuelle reste ouverte à une réflexion que le lecteur peut mener sur les enjeux sociaux et politiques de son temps, ainsi qu’à une interrogation sur la nature de l’humanité.

 

Véronique Longatte