Byung-Chul Han, Le Désir ou l’enfer de l’identique, Editions Autrement, lu par Dimitri Desurmon.
Par Baptiste Klockenbring le 27 novembre 2015, 06:00 - Philosophie générale - Lien permanent
Byung-Chul Han, Le Désir ou l’enfer de l’identique, Editions Autrement, Paris, 2015, 125 p., 14€.
Quelle place pour le désir dans nos vies ? Dans un monde régi par les logiques de consommation et de performance, où réalisation du désir et liberté sont devenus synonymes, nous ne pouvons éviter la question de savoir si cette dépense de soi en guise d’affirmation de soi est susceptible de faire sens, de donner corps à notre existence. L’extrême disponibilité des choses, tant en termes de distance que de choix, et le rythme frénétique de nos envies ne conduisent-ils pas à la dispersion de ce que nous sommes plutôt qu’à notre libération ? Le désir, personnel, invitant à l’effort, moteur de l’objectivation de soi, n’est-il pas mort dans l’absence d’écart avec sa réalisation ? Ce sont autant de questions qui sont soulevées par Byung-Chul Han, ancien ouvrier en métallurgie en Corée et professeur de philosophie à Berlin depuis 2012, dans son opuscule intitulé Le Désir ou l’enfer de l’identique. Construit comme un pamphlet, créatif à souhait et à mesure dans ses concepts, cet ouvrage offre une lecture acérée de ce qu’il reste de l’être désirant dans la société contemporaine.
Le désir est-il mort dans le trop grand nombre de choix auquel nous avons accès ? C’est en tout cas ce que semblent affirmer de nombreux penseurs actuels selon Byung-Chul Han. Mais à y regarder de plus près, le développement des technologies du choix et de l’offre sur laquelle ces dernières s’appuient sont-ils à l’origine de ce que nous pourrions nommer un « dépérissement de l’Eros » ? C’est cette question que soulève le premier chapitre intitulé « Melancholia » en référence à l’œuvre de Lars Von Trier. D’après notre auteur, ces théories qui blâment la liberté de choix illimitée (à la manière dont Socrate répondait déjà à Calliclès) manquent le problème fondamental de notre modernité : « cette érosion de l’autre qui (…) va de pair avec une narcissisation croissante du soi » (p. 16). Pour étayer cette thèse il nous rappelle que nous vivons dans une culture de la comparaison universalisée qui tend à créer une échelle commune d’évaluation pour tous les existants. Conséquence : l’atopie de l’autre est annihilée. L’autre, le transcendant par excellence, se trouve réduit à un objet parmi les objets avec lequel il n’entretient que « des différences consommables » (p. 17). Cette négation du statut atopique de l’autre conduit au narcissisme ambiant (entre les photos de profils et les selfies, peu de place pour l’étranger). Mais ce narcissisme n’est-il que de l’amour-propre ? N’est-il qu’une tentative d’affirmation de soi par opposition à l’autre ? Byung-Chul Han rejette cette hypothèse. Le narcissisme et l’amour-propre sont totalement distincts : l’amour-propre est bâti contre autrui, mais il le reconnaît et tente de s’affirmer dans son être face à lui, là où le narcissique « patauge dans l’ombre de lui-même, jusqu’à s’y noyer » (p. 18), il n’est ouvert qu’à ce qui relève du « déjà moi », qu’à ce dans quoi il se reconnaît sans pourtant savoir qui il est. L’orgueilleux n’est pas aussi flou que le narcissique. La disparition de l’atopie de l’autre qui conduit au développement du narcissisme est à l’origine d’une dépression globale, selon Byung-Chul Han, inévitable tant il devient impossible de renouer avec les limites de sa personne dans de telles conditions. C’est ce qui est illustré dans la suite du chapitre grâce à une analyse du film Melancholia dans lequel Justine quitte sa dépression et renoue avec l’Eros, lors de son extase au bord du lac, grâce à la confrontation au tout autre qu’est la planète Melancholia. Notre société de performance ne nous permettrait-elle donc pas d’affirmer notre puissance ?
Dans un monde où l’on appelle chacun à être « l’entrepreneur de soi », comment croire que l’affirmation de soi est impossible ? Byung-Chul Han dénonce dans le second chapitre, « Pouvoir ne pas pouvoir », l’incohérence fondamentale d’une telle logique. Se faire l’entrepreneur de soi pour échapper à l’aliénation est une solution vouée à l’échec. Nous sommes, en appliquant cette maxime, confrontés au plus tyrannique et au plus exigeant de tous les patrons, tant il est impossible de lui résister : nous-mêmes ! Comment serait-il encore possible de ne pas sombrer dans l’auto-flagellation et la fuite de soi quand celui qui nous écrase n’est autre que nous-mêmes ? « Tu peux engendre une quantité de contraintes sur lesquelles le sujet de la performance se fracasse régulièrement. (…) Tu peux engendre même plus de contraintes que tu dois (…) parce qu’aucune résistance n’est possible contre soi-même. » (p. 31) Le « Tu peux » de l’aliénation contemporaine, nous signale l’auteur, rend toute possibilité de rédemption caduque, mais aussi toute possibilité de gratification. Voilà pourquoi « le capitalisme ne fait que créer de la dette.» (p. 32) Le mode d’existence capitaliste fait tout reposer sur le sujet de la performance qui est appelé à faire, toujours plus, sans pouvoir jamais espérer atteindre l’expiation : il est essentiellement dépressif, prédisposé au burn-out. A cette tendance mortifère, Byung-Chul Han vient opposer l’Eros comme solution, qui est le maintien de l’autre dans la sphère de l’insaisissable. « C’est seulement à travers le ne-pas-pouvoir-pouvoir que transparait l’autre » (p. 33). Mais alors l’Eros serait synonyme d’échec ? Pour la terminologie capitaliste, qui place l’échec dans l’incapacité à « posséder » ou à « saisir », et même à « connaître », oui ! Nous trouvons, en contradiction avec l’Eros proposé par l’auteur, la conception positive actuelle de l’amour où le rapport à l’autre se change en sexyness, « capital qu’il s’agit de faire fructifier.» (p. 34) Byung-Chul Han propose alors une analyse croisée de Cinquante nuances de Grey, des politiques hygiénistes, des médias numériques et de la temporalité de l’information qui aboutit à la conclusion selon laquelle « La société, en tant que machine de recherche et de consommation, abolit tout désir orienté vers l’absent qui ne peut être trouvé, saisi et consommé. » (p. 40) Et c’est dans cette digestion permanente du consommable que le soi se volatilise. Pourtant, le capitalisme n’est-il pas avant tout orienté vers la satisfaction et donc le bien-vivre ?
Après avoir rappelé le duo conceptuel, Eros et Thanatos, au fondement de la conception antique de l’amour (« le plus grave de tous les fléaux », selon Ficin), Byung-Chul Han nous explique à quel point, dans l’amour contemporain, on ne cherche en l’autre que « la confirmation de soi-même » (p. 45). Ce qui semble caractériser le plus notre époque est le rejet de toute négativité, la tentative illimitée de réduction au même, à l’identique. Le travail comme valeur absolue admet comme son complément nécessaire l’adoration de la « vie nue », « l’absolutisation et la fétichisation de la santé » : tous deux sont des réactions contre « la négativité de la mort » (p. 47). Et c’est ce qui, d’après l’auteur, fait perdre toute signification profonde au désir et tout espoir de se réaliser par ce dernier car : « L’esprit doit sa vivacité précisément à sa faculté de mourir. » (p. 50) Dans une perspective très hégélienne, Han affirme que là où règne la positivité absolue, il n’y a pas d’esprit. Le capitalisme a, par son absolutisation de la consommation, détruit la recherche de la vie bonne au profit de la survie. D’un même geste, il a donc réduit à néant et la signification humaine des choses et la possibilité d’un désir authentique. Il nous faudrait alors réapprendre à mourir pour redevenir vivace. Retrouver notre âme en accueillant la négativité, mais comment ? Ce troisième chapitre s’achève sur une apologie de la fidélité comme ce « qui transcende la simple addition » (p. 58) en tant que l’opposition de soi à soi qu’elle exige nous permet d’échapper à la positivité vide de sens.
Le quatrième chapitre de l’ouvrage, très explicitement intitulé « Porno », prolonge la thèse développée dans le troisième chapitre. A l’ère du porno super accessible, que reste-t-il du sexe ? Doit-on adhérer à toutes les pensées anti-porno qui combattent un ennemi stéréotypé – qu’elles ont elles-mêmes créé – et donc vaincu depuis longtemps ? Le porno n’est-il, comme ces pensées l’affirment, que du « sexe fictif », un dévoiement de la « réalité des relations sexuelles », du « faire l’amour » ? Comme s’il s’agissait d’opposer sexe réel à sexe fictif pour renouer avec l’amour… Byung-Chul Han rompt directement avec cette lecture : « Ce qu’il y a d’obscène dans le porno, ce n’est pas l’excès de sexe, mais le fait qu’il est sans sexe. » (p. 59) Tout semble aller vers ce qu’Agamben, auteur central dans ce chapitre, nomme « profanation », c’est-à-dire rupture avec l’espace sacré. Le fait de rappeler que l’amour est chaud et intime, agréablement excitant, par opposition à ce qui est à l’œuvre dans le porno ne change rien à l’affaire, cela « va dans le sens de la destruction de l’érotisme sacré » (p. 65) : il s’agit par là de « rendre public » une manière de faire, de créer un nouveau moyen, sans aucune fin. Nous le voyons : l’éloge de la vie nue se prolonge en création de normalité par destruction du sacré. Les discours anti-porno vont encore dans le sens de la pornographisation du monde, de l’affichage débridé, du tout public. Mais comment rejoindre le sacré ? Quel serait l’espace sacré du désir ?
A la manière de Rousseau, Byung-Chul Han place cet espace sacré dans le fantasme. Pour désirer pleinement, pour s’ouvrir à l’Eros, il faut fantasmer. Il s’oppose en cela à Eva Illouz qui voit la raison principale du dépérissement du désir dans le nombre de choix auquel nous avons aujourd’hui accès, et dans la rationalisation du désir qui en est la conséquence. Selon Han, le choix ne fait pas problème si le fantasme est maintenu. Or, à l’ère du tout-information, incarné par l’informatique et, plus récemment, par le Big Data, le constat est sans appel : le fantasme est devenu impossible. Là où Illouz considère que la construction de l’autre relève d’une information plus ou moins grande, c’est-à-dire que mon rapport à autrui est préservé par un certain seuil informationnel et détruit s’il le quitte, Han affirme que la construction de l’autre ne peut se réaliser dans la positivité, or, l’information est positive : l’autre est soit tout négatif, soit il n’est pas. « Information et fantasme sont des forces opposées », affirme-t-il à la page 71. Nous ne pouvons donc retrouver l’autre dans la société numérique car : « L’information est en tant que telle une positivité qui débouche sur la suppression de la négativité de l’autre. » (p. 72) Plutôt qu’à une rationalisation du désir, il faudrait conclure à la rationalisation des choses et de l’espace qui fait du monde un « donné » et nous rend incapable de fantasmer. Le chapitre se clôt sur un constat esthétique : « Avec les frontières et les seuils disparaissent aussi les fantasmes envers l’autre. (…) La crise actuelle de l’art, mais aussi de la littérature, peut s’expliquer par la disparition de l’autre, c’est-à-dire par l’agonie de l’Eros. » (p. 77) Constat trop bref et trop vague pour que l’on puisse déterminer s’il s’agit d’une réflexion philosophique ou d’une nostalgie intellectualiste… Nous l’avons vu, l’atrophie du désir résulte, à en croire l’ouvrage, des conditions socio-économiques dans lesquelles nous vivons aujourd’hui : quelles sont les conséquences politiques de ce dépérissement de l’Eros ?
L’Eros est le « moteur », l’impulsion originelle et universelle, quand il nous accompagne, nous pouvons « engendrer dans le beau » (Le Banquet, 206b) ; une politique sans Eros est-elle possible ? Han reprend à son compte la tripartition de l’âme fournie par Platon dans le Phèdre et insiste sur le fait que, des trois entités pourtant indissociables, il ne demeure aujourd’hui que l’epithymia, autrement dit la manifestation adoucie et incontrôlée du thymos. Mais l’epithymia est pauvre sans le thymos : « Est thymotique, par exemple, la fureur qui rompt radicalement avec l’existant et fait débuter un nouvel état. Aujourd’hui, elle laisse place aux agacements et aux insatisfactions », se déplore l’auteur (p. 80). Ainsi, l’Eros mort, ou plutôt coupé du thymos, nous serions incapables d’action politique digne de ce nom, incapables de former un nous à même de rompre avec l’existant. Cela est en grande partie lié au narcissisme croissant dénoncé plus haut : n’étant qu’à la recherche de moi-même, comment puis-je vouloir l’autre ? Aussi, pour celui qui n’admet que ce qui relève du « déjà soi », « déjà acquis », « déjà compris », l’événement n’existe pas, rien ne le frappe, rien ne vaut donc la peine… (p. 83) Han décrit la politique comme, il emprunte cette expression à Badiou, « une scène du Deux ». Nous comprenons alors qu’à ses yeux il est impossible de renouer avec l’action politique car la gestion capitaliste du désir engendre précisément une « scène du Un », un rapport au monde qui se forge de soi à soi sans jamais admettre l’autre dans sa négativité. Il faudrait renouer avec l’Eros, « dénarcissifiant », pour se donner la possibilité d’une réelle action politique : « L’Eros se manifeste comme désir révolutionnaire de formes de vie et de société entièrement différente. » (p. 85)
L’avant dernier chapitre est construit comme une critique radicale de « l’esprit comptable » de notre temps. Il s’ouvre sur une lettre de Heidegger à sa femme dans laquelle le philosophe évoque l’inaptitude de la pensée à saisir l’autre dans son altérité radicale. Ceci permet à Byung-Chul Han de montrer à quel point le traitement des données échoue à maintenir une relation à l’altérité et conduit à une « Fin de la théorie », le titre du chapitre. Les données ne s’en tenant qu’au constat et à l’approche cumulative, aucune découverte n’est plus possible, nous n’avons plus affaire qu’à du donné. Le monde n’est plus susceptible de surprendre et la pensée devient creuse : « Or, sans négativité, il n’existe que de l’identique. L’esprit, qui signifie à l’origine in-quiétude, lui doit sa vivacité. » (p. 93) Le cumul des données s’oppose terme à terme avec la théorie, l’addition statistique détruit la grande pensée. Cet état des lieux pour le moins catastrophiste s’achève sur une invitation à renouer avec l’Eros pour redonner du sens au logos : « Le logos n’a pas de force sans la puissance de l’Eros. » (p. 95)
Le dernier chapitre est une rétrospective biographique sur l’auteur intitulée « De Parcours à Shanzai », il présente Byung-Chul Han en six mots clefs. Cette dernière étape éclaire la lecture de l’ouvrage : nous comprenons l’affinité profonde qu’entretien Han avec la pensée heideggérienne, sujet de sa thèse, et la façon dont sa lecture de l’inventivité orientale constitue un socle à la critique de l’occident.
Un ouvrage intéressant en somme que l’on retiendra davantage pour ses traits d’esprit et ses coups d’œil pertinents que pour la qualité de son argumentation. Entre passé fantasmé et catastrophisme sans objet bien défini, difficile de se prononcer sur ces lignes. En bon heideggérien, Han affirme plus qu’il ne démontre. Mais l’invitation répétée à ne pas céder au même, au déjà donné, ou à soi rend cette pensée très stimulante (serait-elle de l’ordre de l’Eros ?). Comme Alain l’affirmait dans ses Définitions : « On ne prend conscience que par opposition de soi à soi. (…) Il n’y a point d’âme vile mais seulement un manque d’âme. » Et la réflexion de Han est un appel à ce type de vertu, toute antique.
Dimitri Desurmon.