David Lapoujade, Deleuze. Les mouvements aberrants, Éditions de Minuit, 2014. Lu par Fabrice Jambois

   Ce livre se présente comme un essai d’interprétation générale de la philosophie de Gilles Deleuze.

David Lapoujade, à qui l’on doit l’édition, pour ainsi dire nue et sans aucun appareil critique, de deux ouvrages posthumes de Deleuze, L’île déserte et autres textes (2002) et Deux régimes de fous (2003), introduit sa position herméneutique en se démarquant stratégiquement de certains commentateurs de Deleuze qui ont mis en avant 1) « une philosophie de l’événement », 2) une philosophie « de l’immanence », 3) « une ontologie des flux ou du virtuel » : « trop savantes, la plupart de ces définitions supposent ou préjugent ce qui est en question » (p. 9).

   Au principe de la philosophie deleuzienne, Lapoujade repère quant à lui la tentative de réaliser une encyclopédie des « mouvements aberrants ou des mouvements « forcés » ». L’expression « mouvements aberrants », qui apparaît chez Deleuze dans Mille plateaux, se rapporte à ce qui constitue « la plus haute puissance d’exister ». Deleuze aurait tenté, dans toute son œuvre, de répertorier les  logiques irrationnelles de ces mouvements aberrants.

   On ne peut manquer d’être frappé par le mimétisme qui semble souder l’auteur au philosophe qu’il commente : même méthode (détermination d’une logique qui sous-tend l’ensemble de l’œuvre commentée), même éditeur emblématique (Minuit), même style – il est vrai que les expressions et tournures, très identifiables, qui constituent la singularité du style de Deleuze, que l’on peut, au choix, juger remarquablement sobre, d’une sécheresse rigoureuse ou d’une assez grande pauvreté, favorisent spontanément un certain mimétisme stylistique. L’impression pénible de lire un brillant pastiche de Deleuze, où c’est Deleuze lui-même qui interpréterait sa propre œuvre, domine la lecture de ce texte dense.

   Quatre problèmes se posent à propos des mouvements aberrants : comment établir le fait de ces mouvements aberrants ? Comment déterminer leur légitimité philosophique ? N’impliquent-ils pas un danger pour la vie ? Et « en faveur de quelles nouvelles existences témoignent-ils ? » C’est en fonction de ces différentes questions que les textes de Deleuze sont ressaisis, parcourus, résumés en dix chapitres. La fin de l’introduction relève assez justement l’importance du thème de la mort chez Deleuze, sans approfondir ce point.

  Le premier chapitre (« La question de la terre ») se concentre sur la question du fondement et procède à plusieurs distinctions conceptuelles : fondement, principe transcendantal, principe empirique. « Cette triade traverse toute l’œuvre de Deleuze, y compris son travail commun avec Guattari » (p. 30). Deleuze prend acte de la crise de la notion de fondement. Il s’agit pour lui de suivre l’effondrement du fondement et la montée du sans-fond, l’enjeu étant « la production de nouvelles surfaces » : « Remonter au-delà du fondement ne veut pas dire explorer les profondeurs de l’Être, mais plutôt en arpenter les surfaces, c’est-à-dire tracer un plan » (p. 35). Les notions de « plan de consistance » ou  de « plan d’immanence » sont donc étroitement liées à celle de fondement. Et l’exercice de la pensée (philosophique, cinématographique, artistique, scientifique) est lui-même inséparable de l’activité d’instaurer des plans. Le plan d’immanence dont a besoin la philosophie est comme une « nouvelle terre pour la pensée », une « terre abstraite qui diffère sans cesse de soi, qui par conséquent se « déterritorialise » sans cesse par rapport à elle-même » (p. 38). Mille plateaux constitue de ce point de vue le « grand livre sur la Terre ou le sans-fond ». Le problème de la conquête ou de la construction d’un territoire, central, y est posé en fonction de la détermination première de la Terre d’être « infiniment mouvante » : « La déterritorialisation de la terre est le plus grand, le plus puissant de tous les mouvements aberrants, celui auquel tous les autres s’alimentent, d’une manière ou d’une autre ». D’où l’importance des motifs du nomadisme, comme manière de suivre la terre, des multiplicités, qui peuplent cette terre, et de la confrontation avec le capitalisme qui se propage et s’attribue un droit sur elle (comment échapper « aux organisations mortifères qui ceinturent la terre » ?). Lapoujade marque bien l’importance du problème de la terre et de son peuplement : « C’est peut-être la question ultime de la philosophie de Deleuze et Guattari : constituer une philosophie de la terre, tout penser à partir d’elle, sur elle, tout reconduire à un rapport avec la terre… » (p. 44).

   Le deuxième chapitre, consacré aux « cercles du fondement », retrouve la question de la terre dans Différence et répétition, avec les deux modes de distribution ontologique, celui du jugement, qui catégorise et hiérarchise les êtres, et, d’autre part, celui qui découle d’une critique du fondement – celle-ci étant inséparable d’une critique du jugement – et affirme l’univocité de l’être (même si une telle univocité est corrélative d’une polyvocité schizophrénique de la pensée). La distinction entre « espace strié » et « espace lisse » dans Mille plateaux trouve son origine dans la distinction de ces deux types de distribution ontologique. Le chapitre trois poursuit l’examen du problème du fondement  dans le registre pratique du vital, en s’attachant plus particulièrement aux métamorphoses du fondé. Lapoujade reprend les « trois synthèses » de Différence et répétition et souligne que Mille plateaux prolonge ces analyses avec les ressources de l’éthologie (notion de « ritournelle »). Le quatrième chapitre présente l’empirisme transcendantal comme la conséquence des déplacements que font subir les trois synthèses de Différence et répétition au dispositif de la Critique de la raison pure de Kant, tandis que le cinquième chapitre explore Logique du sens à partir du « double rapport esthétique/dialectique à travers la grande démarcation stoïcienne, entre les corps et les incorporels ». Lapoujade isole le problème général qui traverse Logique du sens : celui d’ « un conflit entre les figures du schizophrène et du pervers ». Mais d’après lui, pour Deleuze, « Ce qui empêche le schizophrène d’atteindre à la pleine positivité, c’est son incapacité à préserver le sens et à en produire. Inversement, ce qui fait la positivité du pervers, c’est son aptitude singulière à produire du sens, rien que du sens, fût-ce de la manière la plus artificielle ». Il en résulte une difficulté de faire droit à la schizophrénie, « au non-sens des profondeurs et aux intensités déchirantes qui lui traversent le corps ». L’hypothèse qu’avance alors Lapoujade est que c’est Guattari qui permet à Deleuze de « rendre sa légitimité au schizophrène » et de liquider un conflit dans lequel il s’enlise dans Logique du sens. Avec Guattari, la question du sens est supplantée par celles de la production et de l’usage.

   Le sixième chapitre porte sur L’Anti-Œdipe et s’efforce de mesurer jusqu’où « tout change » quand Deleuze se met à écrire avec Guattari : Lapoujade montre qu’on retrouve en 1972 la question du fondement, que le problème d’une image de la pensée s’impose. L’essentiel du chapitre prend cependant la forme d’une tentative de résumer de L’Anti-Œdipe, qui passe trop rapidement sur les difficultés du texte et notamment sur la logique des synthèses machiniques – logique sans laquelle on ne comprend rien à L’Anti-Œdipe et qui échappe à la quasi-totalité des « deleuziens » (qui, en prétendant commenter ce texte, ne font qu’en prélever des séquences ou expressions). Le chapitre sept (« Les triades de la terre »), dominé par l’étude des « multiplicités », peut en revanche se révéler utile pour qui entreprend une lecture de Mille plateaux. David Lapoujade y explique assez clairement la fonction des concepts deleuzo-guattariens de « plan de consistance », de « machine abstraite », d’ « agencement », de stratification, et l’importance du modèle linguistique. Le huitième chapitre, plutôt bref, porte sur le versant politique de Mille plateaux et les questions du « peuplement », de l’ « appareil de capture » et de l’ « appareil d’Etat ». Pour une analyse profondément développée de ces questions, on pourra se reporter aux ouvrages de Guillaume Sibertin-Blanc.

   Le neuvième chapitre, « Fendre la monade », est sans doute le plus réussi et le plus novateur du livre. L’auteur éclaire les analyses de L’Anti-Œdipe et de Mille plateaux sur les effets de l’axiomatique du capitalisme à la lumière de textes plus tardifs consacrés à l’image (Cinéma 1 et 2) et fait apparaître la manière dont « les processus de subjectivation sont subordonnés à un asservissement machinique généralisé » en utilisant le concept de monade : « Ce ne sont pas seulement les populations humaines qui sont intégrées dans les machines, c’est la totalité du monde qui passe dans les images, et se numérise. Le renversement, ce n’est pas que les images du monde prolifèrent, c’est qu’il n’y ait plus de monde en dehors de ces images. (…) Nous vivons dans un monde-écran, un monde exclusivement peuplé d’images qui défilent sans cesse et communiquent directement leurs informations à un cerveau saturé. A la limite, il n’y a plus de monde extérieur où agir ; il n’y a plus qu’un écran ou une table d’information avec lesquels interagir » (p. 251). Les analyses de ce « monde sans dehors » où nous sommes définis par des « clichés psychiques » et où s’exerce un contrôle des flux dans « un espace d’information selon une politique sécuritaire généralisée » donnent lieu à de belles pages et à une méditation pertinente sur les conséquences de l’ « axiomatique » capitaliste sur nos possibilités de vie. Le dernier chapitre (« Du délire ») noue la problématique leibnizienne de la production du corps à celle de l’image cinématographique (affects, percepts). La conclusion revient sur les « mouvements aberrants » et les ramène à la notion de « limite », pluralisée sous la forme de plusieurs concepts chez Deleuze mais essentiellement conçue comme « le point où l’impuissance se convertit en nouvelle puissance » : la limite deleuzienne est « inséparable d’expérimentations qui la tracent au fur et à mesure, non pas les expérimentations que nous faisons, mais celles que nous sommes, avec tous les dangers que leurs processus comportent » (p. 299).

   Si l’ampleur de son objet contraint cette monographie à laisser de côté l’examen de certains points stratégiques des œuvres considérées, le choix fait par l’auteur, en fin d’ouvrage, de revisiter L’Anti-Œdipe et Mille plateaux à partir des analyses de Cinéma 1 et 2 ouvre indéniablement de nouvelles voies pour penser avec Deleuze.


Fabrice Jambois.