Sandor Ferenczy, Réflexions sur le masochisme, lu par Baptiste Calmejane.

Sandor Ferenczy, Réflexions sur le masochisme, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2018, lu par Baptiste Calmejane.

Les textes sont introduits par Anne-Marie Saunal. Évoquant à plusieurs reprises sa propre pratique d’analyste, l’auteure de la préface aborde le motif du mal psychique sous sa double forme sadique et masochiste. Le masochisme doit être conçu, chez Freud et Ferenczi, dans sa relation au traumatisme, à l’identification à l’agresseur et à la pulsion de mort. La préface revient sur la différenciation des trois types de masochisme — moral, féminin, érogène — dans les textes de Freud, ainsi que sur la distinction ferenczienne entre orgasme normal, résultat d’un amour mutuel, et orgasme masochiste, résultat de l’identification à l’agresseur sadique. De ce point de vue, il convient de rappeler l’importance qu’il faut accorder, selon Ferenczi, à la réalité du traumatisme vécu comme source et origine de la compulsion masochiste. À l’égard des tendances masochistes, et de la souffrance en général, Anne-Marie Saunal rappelle à quel point la pratique clinique de Ferenczi reposait sur la compassion, l’humilité et l’humanité. Elle revient aussi sur la question de l’origine de l’affirmation (bejahung) de déplaisir, et sur le processus qui mène le sujet du déplaisir à la jouissance de ce déplaisir libidinalement investi. La préface s’achève enfin par une réflexion sur l’idée défendue par Ferenczi d’un épuisement de la douleur par acceptation de son existence, plus apte selon lui à en libérer le patient que la révolte, la lutte et le cramponnement hypocondriaque, ainsi que sur la place du pardon dans l’analyse.

Le recueil en lui-même est composé de sept textes extraits de l’œuvre de Ferenczi.

 

            Le premier, Du Principe masculin et féminin dans la nature, est un extrait de quatre pages du Journal Clinique (Paris, Payot, 1985) de Ferenczi. Dans ce passage, Ferenczi s’efforce d’expliquer l’acceptation ou affirmation (masochiste) du déplaisir. Il s’agit de  penser l’opposition de deux principes dans la psyché, un principe défini par Ferenczi comme masculin, caractérisé par l’égoïsme, l’affirmation de soi, voire le sadisme, et un principe féminin, caractérisé par le pouvoir et le vouloir souffrir maternel. Cette capacité à consentir ou acquiescer au déplaisir serait une expression de la féminité, mais elle « se déroulerait dans n’importe quelle domaine de la nature, donc en apparence tout à fait en dehors de la sexualité ». Il y aurait donc un principe réellement altruiste dans la nature, l’altruisme ne s’expliquant pas seulement par une combinaison de motifs égoïstes. Il y aurait un dualisme dans la psyché et le vivant entre pulsion de se faire valoir et pulsion de conciliation, cette dernière, essentiellement masochiste, étant des deux la « plus intelligent[e] ».

           

            Le second, de vingt-cinq pages, reprend, comme son titre l’indique — Le problème de l’affirmation de déplaisir — cette question. Il s’agit à l’origine d’un article publié en 1926 dans le volume XII de l’International Zeitschrift für Psychoanalyse. Il se trouve dans Psychanalyse III. Œuvres complètes, 1916-1926 (Paris, Payot, 1974). La tendance du psychisme étant à l’évitement de tout déplaisir, comment expliquer la formation psychique du sens de la réalité ? Il s’agit de restituer les étapes menant de l’hégémonie du principe de plaisir à la constitution du principe de réalité. Ferenczi renvoie à l’article de Freud « La dénégation », dans lequel ce dernier pense la dénégation de la réalité comme une phase intermédiaire entre l’ignorance de la réalité (et du déplaisir) et sa reconnaissance. Dès lors la question est de savoir comment l’on passe de la dénégation à l’affirmation (de déplaisir) ? Ferenczi consacre alors ses analyses à la double négation requise par ce processus : négation du déplaisir, puis négation de cette négation (le transfert est pris comme exemple). Il faut en outre penser une compensation pour comprendre l’acceptation du déplaisir. Celle-ci tient au fait que si la reconnaissance d’une réalité déplaisante est déplaisante, sa non-reconnaissance l’est encore davantage : « le moins déplaisant devient donc relativement plaisant et peut-être affirmé comme tel ». Ainsi, sans renoncer au principe de plaisir, on peut expliquer l’origine du consentement au déplaisir (ce qui suppose une machine à calculer plaisir et déplaisir dans l’organisation psychique). Ferenczi analyse l’exemple du bébé qui désirer téter. Le sein perdu produit la désintrication des pulsions et l’ambivalence, nécessaires à l’apparition d’une représentation d’objet et à l’épreuve de la réalité. C’est aux choses ambivalentes que s’attache le caractère d’objectivité le plus net. Cependant, pour que la vision objective soit possible, il faut que les pulsions soient dans un second temps inhibées. Une nouvelle union ou intrication pulsionnelle doit se produire, et que les deux passions à l’œuvre (amour et haine) s’équilibrent entre elles. Ferenczi revient sur un autre de ses essais dans lequel il s’efforce d’analyser les étapes du développement du sens de la réalité (période d’introjection, de projection, compensation mutuelle des deux principes). Ferenczi propose une description des phases de la reconnaissance du monde extérieur et de son caractère déplaisant, qu’il articule à la métapsychologie freudienne. Il rattache ensuite sa description au développement organique, qui présente selon lui des analogies avec le développement psychique. Le plus problématique à ce stade de l’analyse est de comprendre comment certaines parties du monde extérieur sont incluses dans le moi (introjection par identification et amour), tandis qu’il y a renoncement à des parties aimées du moi. L’hypothèse d’une représentation vécue comme provisoire par le psychisme du renoncement au plaisir et du consentement au déplaisir est valable dans certains cas. Mais, dans d’autres cas, où il y a perte réelle et irréparable, comment expliquer l’acceptation de déplaisir ? Il faut avoir recours à la pulsion de mort, au fait que la pulsion de destruction peut se retourner contre la personne propre. Il y aurait un principe « masochique », la pulsion de mort pouvant même être conçue comme la plus primitive. Cependant cette autodestruction a pour finalité la reconstruction d’un moi capable d’une plus grande résistance (au déplaisir, à l’hostilité du monde). C’est au terme de sa réflexion que Ferenczi approfondit son hypothèse d’une machine à calculer (le plaisir et le déplaisir) « comme organe auxiliaire du sens de réalité ».

 

            Le troisième À propos de l’ « affirmation du déplaisir » est une note de sept pages, extraite du Journal Clinique. Pour expliquer la position masochiste, Ferenczi analyse cette capacité du psychisme à insérer le déplaisir vécu dans une unité plus grande à l’intérieur de laquelle le déplaisir devient nécessaire. La guérison de la compulsion masochiste consisterait à rattacher consciemment la jouissance du déplaisir aux situations réelles vécues et, ainsi, à éliminer la recherche inconsciente, systématique et inutile du déplaisir. Il s’agit de comprendre que l’individu victime de traumatisme, en sortant de lui-même, s’insère, lui, ainsi que sa souffrance, dans une unité plus vaste, ce qui rend la souffrance nécessaire, et possible la reconstruction — sous condition de guérison ­— d’un sujet plus sage et plus patient. Ferenczi rattache ces expériences de type ex-tatiques à la question métaphysique de l’accès à la réalité dite immatérielle (transmission de pensées, occultisme, télépathie).

 

            Le quatrième, Sur l’orgasme masochiste, est une note de deux pages extraite de Psychanalyse IV. Œuvre complètes, 1927-1933 (Paris, Payot, 1982). Partant du rêve de l’une de ses patientes, Ferenczi distingue l’orgasme masochiste, résultat de l’acte sadique (égoïste sans amour) de l’orgasme normal, résultat, non de l’égoïsme ou de l’altruisme des partenaires, mais du mutualisme (échange de sentiments). Ferenczi analyse les étapes possibles de la réponse psychique à un viol et la manière de soigner le trauma qu’il produit.  

 

          

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  Le cinquième, Réflexions sur « le plaisir de passivité » est une note de six pages extraite du même volume portant sur la capacité à supporter le déplaisir, voire à y consentir, sinon même à en jouir. L’identification fantasmatique avec l’agresseur semble insuffisante. Ferenczi s’efforce de penser une pulsion de repos commune aux pulsions de vie (égoïstes/sadiques) et à la pulsion de mort (masochiste/altruiste). Cependant, le plaisir masochiste va rarement jusqu’au désir d’autodestruction et le moi s’efforce, suite à une agression traumatique, de reconstruire une nouvelle personnalité. Ferenczi analyse les effets du plaisir de sacrifice et les formes de clivage qu’il induit dans l’évolution de la personnalité. Il achève son propos en évoquant la manière dont l’analyse doit permettre au patient de comprendre et supporter les situations traumatiques face auxquelles il ne pouvait réagir.

 

            Le sixième, Être mort, être femme est une note de trois pages extraite du même volume. Ferenczi réfléchit dans ces pages au problème de l’adaptation conçue comme mort partielle. La genèse de la différence des sexes s’expliquerait par adaptation (mort partielle). De là viendrait, selon Ferenczi, les qualités intellectuelles supérieures des femmes, résultat de traumatismes plus nombreux et plus grands, d’une capacité d’objectivation plus grande (par retrait narcissique). Mais, écrit Ferenczi, « voici de nouveau le maudit problème du masochisme ! ». Ferenczi propose trois explications pour analyser, non seulement l’affirmation de déplaisir (ou consentement au déplaisir, bejahung), mais même sa recherche : aller au devant du déplaisir permet de parer l’angoisse de son attente ; accélérer volontairement la rencontre du déplaisir produit du plaisir ; le masochisme ne va pas sans une hallucination compensatoire (compensation purement imaginaire).

 

            Enfin, le septième texte, Du terrorisme de la souffrance, est une note extraite du Journal Clinique. Il fait allusion à deux patientes de Ferenczi. D’une part S.I., qui s’est entièrement identifiée à sa mère féroce et terrifiante, et qui exige de l’analyste qu’il extraie morceau par morceau cette personnalité étrangère et sadique en elle en se montrant « plus dur » avec elle. D’autre part B., qui lui demander de lui serrer le cou jusqu’à la suffocation, ce que Ferenczi interprète comme un désir de mettre fin à la « tension de déplaisir dans l’inconscient ».

 

            L’édition de cet ensemble de textes de Ferenczi consacrés au masochisme et à l’affirmation de déplaisir (ou consentement au déplaisir) par les Éditions Payot a pour mérite de proposer une traversée thématique de la question centrale de savoir comment et pourquoi la psyché se trouve capable, non seulement de supporter le déplaisir mais même de l’accepter, de l’affirmer, voire de le rechercher. L’intérêt principal de ce recueil est donc de proposer une lecture thématique et problématique spécifique. Dans l’histoire de la psychanalyse, les hypothèses et analyses théoriques de Ferenczi restent aussi fondamentales et indispensables que celles des autres fondateurs de la psychanalyse.

             Aussi pertinent que soit un tel choix, il faut cependant remarquer qu’il tend à une certaine fragmentation de l’œuvre de Ferenczi. C’est pourquoi on rappellera l’existence des œuvres complètes de Ferenczi (sans le Journal clinique, édité séparément) publiées par les mêmes Éditions Payot :

            - Psychanalyse I, Œuvre complètes, 1908-1912, 1968, Éditions Payot

            - Psychanalyse II, Œuvre complètes, 1913-1919, 1970, Éditions Payot

            - Psychanalyse III, Œuvre complètes, 1919-1922, 1974, Éditions Payot

            -  Psychanalyse IV, Œuvre complètes, 1927-1933, 1982, Éditions Payot

            À cet égard, on regrettera que ces œuvres complètes ne soient plus disponibles. Tout en reconnaissance la pertinence des éditions multiples et thématiques proposées par les Éditions Payot, on peut regretter que certains textes apparaissent à plusieurs reprises dans différentes publications, tandis que d’autres sont devenus, pour le moment en tout cas, difficilement accessibles, en dehors du marché du livre d’occasion. Une réédition des œuvres complètes en quatre volumes complèterait de façon pertinente les différents ouvrages, recueil de textes ou d’extraits de Ferenczi, que les Éditions Payot éditent progressivement.

           

Baptiste Calmejane.