Pierre-Olivier Monteil, Ricœur politique, P.U.R., 2013. Lu par Étienne Akamatsu

La publication de ce Ricœur politique, en mettant au jour les linéaments d’une pensée, contribue au tableau de la vie intellectuelle du XXème siècle. 

Toute réflexion politique est marquée par les préoccupations et les oppositions d’une époque : Paul Ricœur (1913-2005) a dû vivre la montée des fascismes, la guerre froide et les processus de la mondialisation.  Mais il a porté sur eux un regard de philosophe ; il en a fait l’objet d’une analyse et d’une critique « transhistorique » et dont la portée dépasse l’époque.  C'est pourquoi nous pouvons être reconnaissants à Pierre-Olivier Monteil de nous en donner une synthèse.  Quand on présente la pensée de Ricœur, on insiste, avec raison, sur le fil conducteur de la philosophie du langage, de l’herméneutique du symbole, de l’exégèse biblique, de la littérature, qui donnent accès à la critique des sciences humaines, de la psychanalyse et de l’anthropologie. Mais Ricœur, prolongeant sa phénoménologie de l’intersubjectivité, a consacré une grande part de sa pensée à l’éthique, aux dilemmes de la morale, aux normes de la justice.  Il a enfin consacré à la politique de nombreux articles : il n’a jamais fait de la politique un objet privilégié ; mais ses éclairages n’en sont pas moins passionnants. Nous le savons, politique et citoyenneté sont inséparables d’une saine philosophie (Ricœur politique, p. 35).  Lecteur d’Aristote, de Hobbes, de Hegel, de Marx, de Mounier, Ricœur s'est efforcé d’évaluer le rôle des institutions et de mesurer l’ampleur des causalités à l’œuvre dans les sociétés.  Qu’il fût un auteur réfléchi et prudent, éloigné de tout « radicalisme », ne justifie pas qu’on se contente de le taxer de « conservatisme » (p. 9).

Il a fallu répondre au défi du totalitarisme, résultat du « désir de totalisation » de la raison (p. 282).  Le projet de « penser le totalitarisme sans prétendre expliquer le surgissement du mal totalitaire » a fait naître l’idée du « paradoxe politique » (titre d’un article de 1957) : c'est le paradoxe selon lequel « la plus grande rationalité » est « la source même de la plus grande irrationalité » (p. 10).  Le mal politique - incarné par le stalinisme - apparaît au regard de Ricœur comme « une perversion de la problématique de l’accomplissement et de la totalisation, c'est-à-dire comme une pathologie de l’espérance » (p. 11).  Ainsi a-t-on vu que l’État ne saurait être « l’hypostase de l’Esprit » (p. 285).  Attaché à la tradition protestante, Ricœur est attentif aux risques, pour la politique alliée au religieux, de s’ériger en instance suprême, et de tourner au démoniaque (p. 10).  A la fin du siècle, avec l’essor du néolibéralisme, Ricœur scrute les théories de la justice.  Plus généralement, il prend la défense du politique contre ses perversions et contre son affaiblissement, en discernant les « îlots d’intelligibilité », en multipliant « les perspectives explicatives » (p. 284), quitte à substituer, à la visée de vérité, la recherche d’un sens (p. 250). 

En elle-même, la vie politique découle de l’ambition que certains ont d’exercer le pouvoir, mais aussi de l’aptitude humaine de contribuer au bien commun.  L’analyse doit donc savoir distinguer l’un de l’autre les deux axes : l’axe vertical du pouvoir « caractérisé par sa dimension institutionnelle » (la politique), et l’axe horizontal « dont le citoyen est le gardien en tant qu’interprète de la légitimité » (le politique).  Ainsi « le libéralisme de Ricœur n’aura de cesse de se consacrer à penser la politique comme ce qui doit contribuer à favoriser la participation civique et ce qui doit être limité dans son action afin de ne pas empiéter sur la liberté et la pluralité des citoyens » (p. 12). La politique moderne peut-elle être éthique ? L’exercice du pouvoir est-il nécessairement corrompu, ou peut-il contribuer authentiquement à l’émergence d’un sens de la justice ?  Au philosophe de trouver les médiations pertinentes pour « repolitiser la société civile » et pour « civiliser la société politique » (p. 184). En réalité, le moment éthique est essentiel ; et le schéma tripartite de la « petite éthique » de Soi-même comme un autre – l’ancrage téléologique, la normativité déontologique, la sagesse pratique – guide Ricœur dès l’article de 1957 sur le paradoxe politique (p. 42).

 

Plan de l’ouvrage :

Première partie : le paradoxe politique ; l’oublié du politique.

1°) L’autonomie du politique.

2°) La visée du bien commun.

3°) Vulnérabilité du politique et critique sociale.

Deuxième partie : le « paradoxe économique » ; endettement et réceptivité.

4°) État libéral et néo-libéralisme.

5°) Sous le prisme du « paradoxe politique » : l’économique comme pouvoir et comme rationalité spécifique.

6°) La Cité métaphorique.

Troisième partie : les paradoxes de l’action sensée : le sens caché.

7°) Continuité. Penser plus et autrement.

8°) Continuité/discontinuité. Les médiations pratiques de la sagesse poétique.

Conclusion : parcours de la gratitude.

Bibliographie (p. 377-391).

Index des auteurs.

Table des matières.

 

La Première partie déploie les implications du « paradoxe politique ».

1°)  L’autonomie du politique.  « La tâche d’une réflexion éthico-morale authentique doit porter sur la consistance même du pouvoir à travers la recherche de l’articulation appropriée entre les dimensions horizontale et verticale du lien politique » (p. 56).  Comment le communisme - ou plutôt comment les communistes ont-ils pu donner une si grande place à la violence politique ?  Mais comment refuser le mal politique sans s’exclure de la politique elle-même ?  Il y a, comme le montrent Aristote, Rousseau, Hegel, une « téléologie de l’État » (p. 30), par laquelle il faut commencer, afin de concevoir adéquatement le civisme.  Or la « volonté » de l’État corrompt sa représentativité (comme le soulignent les sophistes, Machiavel, Marx) et discrédite la raison politique (p. 31).

Ricœur refuse les simplismes de la guerre froide. Face aux dérives staliniennes, il faut aussi en appeler à l’analyse marxienne de l’État ; et contre les violences du capitalisme, il faut élever les exigences conjointes de la liberté et de la justice (p. 34) : « l’État fonde la liberté par sa rationalité », non sans que « la liberté limite les passions du pouvoir par sa résistance » (Ricœur, Histoire et vérité, p. 321), chacun des pôles du paradoxe politique étant « habité par son vis-à-vis » (p. 34).  

P.-O. Monteil évoque les remaniements que subit le paradoxe politique dans les termes de l’opposition entre forme et force, ou d’écart entre domination et pouvoir (p. 36-39).  L’État est une « forme », nous apprend Éric Weil ; il est aussi une force, comme le souligne Max Weber (p. 37).  Mais il y a aussi la « tradition de l’autorité » (H. Arendt), c'est-à-dire la dimension horizontale de la politique, la puissance de la concertation : « le pouvoir n’existe que là où une action en commun est réglée par un lien institutionnel reconnu » (p. 39).  Il est vrai que le lien de coopération est, enfoui sous la hiérarchie des pouvoirs, « l’oublié du politique » (p. 39). Bref, pour faire la synthèse : « l’importance de l’État (Éric Weil) est à subordonner au vouloir-vivre-ensemble (Hannah Arendt), comme la force (Max Weber) à la forme (Éric Weil). L’éthique de responsabilité doit être soumise à la pression de l’éthique de conviction, comme la prospective à celle de la perspective et l’idéologie à celle de l’utopie » (p. 50). Plus loin, on découvrira que l’unité du paradoxe politique vient de ce que « toute dérive autoritaire du politique se traduit paradoxalement en un ‘‘trop peu’’ de politique, et non en un excès » (p. 192).

Dès lors, les questions s’accumulent.  Le politique est-il un « englobant irréductible », ou une sphère de l’action parmi d’autres ? À quelles conditions le dynamisme politique est-il libérateur ? Quelle juste traduction donner aux principes libéraux ? L’État libéral peut-il être aussi interventionniste en matière sociale et économique ? Comment ménager « une marge qui demeure hors de prise du politique » (p. 47) ? Pour y répondre, Ricœur pose de nombres jalons. D'abord, l’État s’inscrit dans une communauté historique (Aristote), même si on le fonde par un « pacte rétrospectif » (Rousseau) (p. 49).  Au libéralisme sceptique (Aron, Popper, Berlin), il faut rappeler « la dimension de participation » (p. 52). Pour dépasser les distinctions classiques familières aux analystes de la modernité (p. 55), il faut chercher des médiations (Hegel). Mais contre Hegel, il faut méditer avec Jaspers les effets de la culpabilité (p. 58), avec l’aide d’une pensée de l’événement (p. 58) et de la singularité (Kierkegaard).  Certes, « l’action humaine est sensée » (Hegel), mais « le sens nous fait en même temps que nous le faisons » : d’où le choix, plutôt que d’une philosophie du savoir récapitulatif, de l’herméneutique de l’imagination (p. 59). Analyser la superposition, dans l’imaginaire social, du vouloir-vivre-ensemble et de la violence fondatrice (p. 62), c'est comprendre que « la distanciation est elle-même un moment de l’appartenance » (Ricœur, Du texte à l’action, p. 365).

 

2°) La visée du bien commun. Ce chapitre explore l’implication réciproque de l’éthique et de la politique (p. 70-77). L’ouvrage Soi-même comme un autre montre que les institutions impersonnelles sont enracinées dans la téléologie et l’éthique de la vie bonne : la « reconnaissance » résulte de la « dimension dialogale » de l’estime de soi, de la mutualité dans l’amitié, de l’égalité dans la justice (p. 75). D’où la critique du formalisme de Rawls (p. 78). Mais la politique (qui voit s’affronter conviction et responsabilité) et l’éthique n’en constituent pas moins des sphères distinctes (p. 80). « Le juste procède du bon et se formalise dans le légal » (p. 81).  Contre les présupposés abusifs du contractualisme classique, Ricœur revisite la théorie hégélienne de la Sittlichkeit pour comprendre les « assises » institutionnelles et réelles du consentement à la politique (p. 82 et suiv.), qui sous-tendent aussi le soupçon et la révolte contre l’État (p. 87).  La société comme système de distribution est « un organe de la coopération à l’horizon d’un bien commun consistant en des valeurs partagées » (p. 89). La pensée du politique a pour mission de placer gouvernants et gouvernés dans un même souci de responsabilité (Hans Jonas) (p. 92). Enfin, il y a plus de responsabilité dans la vocation prophétique du militantisme non-violent que dans « l’action violente progressiste » (p. 93).

L’anthropologie politique de Ricœur élabore ainsi une phénoménologie de « l’homme capable mais faillible », une « herméneutique de soi » (de l’homme agissant et souffrant, se racontant, etc.) qui est développé sur le plan de l’éthique par Soi-même comme un autre (1990), La mémoire, l’histoire, l’oubli (2000) et dans Parcours de la reconnaissance (2004) (p. 95).  De même que la religion a pour finalité de « libérer le fond de bonté », l’herméneutique fait apparaître une « affirmation » plus originaire que toute angoisse, « une joie du oui dans la tristesse du fini » qui peut être « attestée » et non prouvée (p. 100). 

 

3°) Vulnérabilité du politique et critique sociale.  Une interrogation s’impose : de quels « outillages » dispose la civilisation ?  De techniques (plan de l’avoir), de « noyaux éthico-mythiques (plan du valoir), mais aussi d’institutions – sur le plan ambigu du pouvoir politique (p. 104).  Ricœur commente Marx et Arendt : le travail est une activité potentiellement humanisante (p. 107) ; mais le « pan-travaillisme » livre le salariat à l’aliénation politique (p. 108) et « culturelle » (p. 109).  La parole est une « réplique à l’insignifiance du travail » (p. 110). De plus, contre l’insatisfaction de l’homme moderne face à des rationalités anonymes, contre la concurrence entre privé et public dans la recherche du sens (p. 112), il faut promouvoir la « démocratie économique », un « exercice collectif de la liberté » (p. 114), qui ne soit pas soumis à l’expertise (p. 115), même si on a recours au « planisme » économique (p. 116). P.-O. Monteil rappelle ici que l’interaction sociale relève aussi de l’éthique évangélique du bon Samaritain (Évangiles de Luc 10, 25-37 et de Matthieu 25, 40).

Cependant, le « mauvais infini » de la technique est devenu pour l’homme un élément essentiel de sa définition (p. 120).  La consommation a favorisé l’essor d’une « civilisation de pacotille » (p. 118).  « L’hubris de la rationalité techno-économique procède aussi du vertige de la puissance » (p. 121).  C'est pourquoi la culture (et avant tout la parole) a pour charge d’accorder dans l’action la temporalité du vécu communautaire et celle de la prospective technicienne (p. 122).

Selon P. O.Monteil, l’infléchissement de la réflexion de Ricœur durant les années 1980 intègre le phénomène de « brouillement des frontières [entre éthique, économique et politique] consécutif à l’autonomisation du marché » (p. 124), et à la prise de pouvoir de l’économie sur la société.  Malgré une certaine distance à l'égard de ces thèmes (p. 127), Ricœur pointe dès 1986 l’importance, pour la modernité, de la crise économique, relève la problématique de la justice dans un cadre libéral (p. 131), mais aussi l’appauvrissement de l’expérience historique (p. 133) et la « crise de légitimation » du projet moderne.

Or, au rebours du devoir de « remémoration critique des héritages » culturels (p. 136), les Lumières ont installé un « théologico-politique laïcisé » qui s'est lui-même affaibli devant la poussée des communautarismes et de la mondialisation (p. 137). De ce fait, d’englobant, l’État affaibli est devenu « englobé » (p. 138) : il faut donc défendre la dimension englobante de la politique et du souci de justice (p. 139). La crise oblige le citoyen à une « responsabilité critique » (p. 141), lutter contre le « débordement du libéralisme politique par le libéralisme économique » (p. 143).

 

II.  Le « paradoxe économique » ; endettement et réceptivité.

4°)  État libéral et néo-libéralisme.  Il apparaît nécessaire de corriger Aristote par Kant : parce qu’il y a de la violence et du mal, l’éthique doit associer l’optatif (téléologique) à l’impératif (déontologique) (p. 149). La cité n’a pas une « finalité ultime unique », il faut prêter attention à « l’idée d’indétermination démocratique foncière » (p. 150).  Mais il y a autant de continuité que de discontinuité entre éthique et morale (p. 151). Appuyé sur la 8ème étude de Soi-même comme un autre, P.-O. Monteil fait ici une synthèse rapide de l’éthique ricœurienne, passant du pôle « je » (l’estime de soi) à la relation « je » / « tu » (Règle d’Or) et au pôle du « il » (règle de justice) (p. 150-154).

En dialogue avec Rawls ou avec Éric Weil, Ricœur a dégagé les contours de l’État libéral affronté à la violence : structures de distribution et de coopération (p. 154) ; pluralisme des instruments politiques (p. 155) ; médiations entre liberté du citoyen et rationalité de l’État dans l’agir historique (p. 156).  L’État moderne est investi d’une tâche d’éducateur (p. 157) : il doit « institutionnaliser la discussion » (p. 158) et confronter les « convictions d’arrière-plan » et les « convictions d’avant-plan » (p. 159), « réveiller les promesses non tenues du passé » et ainsi, tel un psychanalyste, être un « thérapeute de l’identité narrative de la communauté historique » (p. 160).  Un tel État est « un acteur exemplaire » de la vie publique – autant dire une figure de l’agapè (p. 162). La pensée de l’histoire n’a pas su éviter le « fanatisme » (p. 163), ni l’abstraction intellectualiste (p. 164).  Or, voir dans « l’espérance » une authentique « réplique au ‘‘mal du mal’’ », ce n'est pas se mettre sous la tutelle de la religion, car il y a des « raisons d’espérer », qui relèvent d’une herméneutique (p. 165) complémentaire de l’utopie (p. 166).

Le néolibéralisme n’élimine pas l’État : il exige de lui un « interventionnisme au service de l’adaptation permanente » (p. 167). Ainsi, l’enjeu ne consiste pas tant dans la résistance à l’État (Foucault) que dans la vivacité de la participation citoyenne (p. 169).  « Il ne s'agit pas de lutter contre le capitalisme sur le plan marchand, mais de savoir ce qui n'est pas marchand », dit Ricœur dans un entretien de 1992 (p. 170).  La mission classique de l’État était d’intégrer le rationnel dans le raisonnable.  Mais le néolibéralisme exige maintenant de lui qu’il favorise « la valorisation marchande de soi », et fabrique un « homme entrepreneurial » (Pierre Dardot et Christian Laval) (p. 172).  P.-O. Monteil scrute les réflexions que Ricœur consacre à la disparité entre l’universalité des droits et la réalité des inégalités (p. 174) : on oublie trop facilement, dans la pratique de l’échange, le tiers exclu par l’échange ; ainsi ne voit-on pas l’écrasement de la mutualité dans la réciprocité même (p. 175). Il est vrai que la logique de la surabondance (le don) s’enchevêtre à celle de l’équivalence (p. 175). Or, l’économie classique parle en termes d’externalités calculables (p. 176) : cela a pour effet d’empêcher la reconnaissance de l’endettement mutuel (p. 177). Dans la présentation de l’homo œconomicus, la liberté de choisir sa vie devrait être comptée au nombre des « capabilités » (Amartya Sen), et la « précarité » au nombre des traits de l’homme capable (p. 178).

P.-O. Monteil, à propos des paradoxes de l’englobant/englobé, prolonge les propos de Ricœur, en soulignant que « l’anthropologie néolibérale » - et non libérale - est « une fiction performatrice qui promeut l’incivisme » (Michaël Foessel) (p. 180).  Ainsi les experts veulent-ils une « politique minimale » - qui est le masque des renoncements réels de l’État (p. 182), friand de la mise en scène des victimes (p. 183).  À la représentation politique se substitue le consensus mou (p. 183), et à la loi symbolique, un droit devenu purement opératoire, sinon même une justice managériale (p. 185).  Or, un autre argument incite à parler en termes d’endettement mutuel plutôt qu’en termes d’opportunités et de risques sécuritaires : la réflexion sur la place de l’étranger et sur la fragilité de la communauté nationale (p. 188). Au fond, c'est dans la société civile elle-même que réside l’autorité de l’État (Hobbes) (p. 190). D’où aussi, dans Parcours de la reconnaissance, la référence à Hegel (p. 191).

 

5°) Sous le prisme du « paradoxe politique » : l’économique comme pouvoir et comme rationalité spécifique.

La sociologie du travail fait de semblables constats : à la fin du XXème siècle, mondialisation et logique financière dépolitisent et fragilisent la communauté de travail soumise, à travers le management et les « normes », aux désirs supposés du client et des marchés (p. 197). Mais cette définition purement instrumentale de l’agir collectif en obscurcit le sens (p. 200). En réalité, « coopérer, c'est donner », (Robert Alter) (cité p. 202). Or, le management proscrit la « coopération informelle » au profit des « fiches de poste » (p. 203). Le pouvoir économique a un « prix » (l’échelle des rémunérations) et une « appartenance » (les marchés) (p. 204). Pourtant, les systèmes en réseaux eux-mêmes n’ont-ils pas toujours besoin d’un surcroît de confiance (Boltanski) (p. 205) ?  Le travail n’incite-t-il pas à la justice, avec pour horizon le bien commun (p. 205) ?

La dépolitisation résulte aussi de la rhétorique de « l’entreprise de soi ». Travailler, est-ce allier « performance et jouissance », et réaliser ainsi « l’unité [...] entre management et politique » (p. 206) ? Les conséquences de cette rhétorique sont : la réduction de la « distance critique à son travail » (p. 207), la « souffrance » et une « conscience morale rétrécie » (p. 208). Faute de normes procédurales, le travailleur est renvoyé directement à la responsabilité des conséquences de ses actes (p. 209). Fait-on mine d’en appeler à la « confiance » ? En réalité, c'est le règne de l’opinion, de l’habileté à « vendre un projet » (p. 210). Faute de reconnaître « la dimension d’expressivité du travail », le « mal-être » croît, le pouvoir oscille entre « charisme et autoritarisme », sous couvert de prétendues « contraintes économiques » (p. 212).

Toute action pouvant être interprétée comme un texte, la rationalité économique devrait relever d’une analyse en termes de « motivation » (p. 215) et de visée de la « vie bonne » (p. 216) irréductible au calcul et au temps abstrait (p. 217). Pour faire apparaître la progressive « confusion entre cité civique et cité industrielle », P.-O. Monteil esquisse une présentation historique des régimes de l’accumulation économique au XXème siècle. Il y a le régime taylorien (scientisme, production en série, généralisation du salariat), qui, autrement que l’administration des choses saint-simonienne, poursuit l’utile (p. 221). Puis vient le régime fordiste (organisation managériale, régulation par l’État, protection sociale, consommation de masse). Le keynésianisme analyse la « circularité » de la rationalité économique et de la rationalité sociale (p. 222), incite à stabiliser le progrès social et la quête du profit (p. 225). Enfin vient le régime toyotiste (qui monte en épingle la qualité et la relation-client). Or, l’intensification croissante de la concurrence internationale révèle les pesanteurs de l’État-Providence (p. 226) et accélère la subordination du politique au marché (p. 228), la montée du « capitalisme prédateur » (p. 229) et l’inflation de la spéculation « auto-référentielle » (p. 230). Les crises (les subprimes) mettent en lumière les risques de « l’idéologie de la liquidité » (p. 231). L’économie entraîne le politique dans son « déni de la temporalité », dans un « refus de la dette » (p. 231) et un évitement des problèmes - auquel réplique « l’immédiateté populiste » (p. 232). Avec la réduction de l’honneur (Hobbes) au crédit (Boltanski et Chiapello) (p. 233), la confusion de l’autorité et de la puissance, l’association du tout-marché et de la logique sécuritaire (p. 234), l’État, garant prétendu de la promesse du progrès, n'est plus en réalité qu’un facteur de blocages (p. 234). Les analyses de F. von Hayek ont fait litière du scientisme et du planisme : c'est de l’ordre « catallactique » qu’il faut attendre la régulation sociale, c'est de la sélection par le marché que naissent les bonnes institutions (p. 235). Selon Ricœur, cependant, rien de tout cela ne se produit sans « l’éthique du vouloir-vivre-ensemble » (p. 237).  Il faut répondre de la même façon au déterminisme marxiste (p. 239) ou aux théories du « mimétisme » des marchés : la communication véritable vient « de la reconnaissance, sur fond de co-appartenance » (p. 238).  De même aussi, contre « l’abstraction de l’être parlant » d’un certain structuralisme (p. 238), il est besoin d’une parole vive (p. 240).

 

6°) La Cité métaphorique.  Le « discernement du citoyen » est plus nécessaire encore dans une société pluraliste « où il y a partout de l’autre » (cité p. 241).  C'est pourquoi Ricœur s’attache à la puissance de la métaphore (La métaphore vive, 1975), à sa poétique de l’écart, à la pragmatique des « jeux de langage » (Wittgenstein) et à leur « agir effectif » (p. 244).  Il compte sur la « réalité biface, épistémique et éthique, de la métaphore, qui est indissociablement agir et reconnaître » (p. 245).  « Tout se passe donc comme si, depuis Du texte à l’action, l’herméneutique poétique fournissait un cadre conceptuel permettant de faire transition entre langage, imaginaire et action » (p. 247).  La métaphore est sensible au tragique des conflits ; elle « explore les possibles de l’action et ouvre les voies à l’initiative » (p. 248). Le texte est « une provocation à agir et à être autrement » (p. 249). Ainsi, à la visée de « vérité » se substitue celle de « sens » et même du « surplus de sens » (p. 249 et 258). Par exemple, « l’idéologie et l’utopie ne se discernent que l’une par l’autre » (p. 250). Comment naît la « communauté métaphorique » ? Il s'agit de « relativiser » ses appartenances (p. 251), de donner lieu à des « estimations hétérogènes » (p. 252), selon une « bienveillance minimale » qui voit la « pertinence nouvelle » de ce qui se présente d'abord comme impertinent dans le champ public (p. 253), de même qu’un lecteur accepte de se mettre en question en lisant un texte (p. 254).

De cette expérience du texte, Ricœur recueille le sens de la singularité qui se manifeste dans la « sphère du valoir », en réplique aux dérives de l’avoir et du pouvoir (p. 270). L’ouverture de l’écart métaphorique « permet de raviver le sens singulier dans l’application de la règle universelle » (p. 256), le sens du valoir dans l’intensification de la consommation (p. 257). Dans Amour et justice, Ricœur montre comment l’amour corrige la violence de la logique d’équivalence, tandis que la justice corrige l’apolitisme de l’amour (p. 257). Tel est le travail de métaphorisation de l’économie des échanges – de « la prose de la justice » à « la poétique de l’agapè » : « de même que l’englobant transparaît en imagination derrière l’englobé, l’économie du don est l’horizon de l’économie marchande par le jeu du ‘‘comme si’’ paulinien » (p. 258). Contre tout « déni de la reconnaissance », il s'agit d’exercer sa sensibilité (p. 259) et d’opter « pour la raison communicationnelle » (p. 261).

De même, dans le domaine judiciaire, et contre le « scandale » du droit de punir, il s'agit de restituer la « finalité longue de la justice » et de « transformer une dette envers la société en capacité à la gratitude au sein de la société » (p. 263). La distinction entre morale téléologique et morale déontologique ne doit pas masquer l’application concrète du critère d’universalité : la sagesse pratique dépend de la « mise en contexte » des jugements sur la vie (p. 265), en raison de la tension entre bios et logos (p. 266). L’autorité politique est ainsi remise à la garde du citoyen (p. 266) ! L’autorité institutionnelle ne doit pas masquer l’autorité symbolique (p. 267). Or, la vie sociale exacerbe la réciprocité : c'est pourquoi il revient à l’acteur social de savoir aussi s’effacer face à l’autre, par reconnaissance à l'égard d’un don antécédent, d’une grâce fondatrice (charis, Beruf, etc.) (p. 269). À la société incombe aussi le travail de confrontation des convictions (une « laïcité vive ») (p. 270).

On voit se dessiner l’importance de l’éthique. Le sujet libre est d'abord un sujet interpellé. Ainsi le silence est-il au cœur de la parole : « les véritables décisions relèvent plutôt de l’obéissance que de la volonté », dit Ricœur dans un article de 1967, « Autonomie et obéissance » (p. 271). Ainsi faut-il que l’imagination aide la raison à comprendre la valeur du « dessaisissement de soi » en faveur de l’autre (p. 272). De manière comparable, l’éthique protestante du travail et du capitalisme (Weber) engage une doctrine de la vocation plutôt que de la prédestination (p. 274). Mais la logique du don et de la gratitude court elle-même le risque d’être interprétée en termes utilitaristes (p. 275).

 

III. La troisième partie en appelle à la prudence aristotélicienne (la phronèsis) : son tact herméneutique et son sens du contexte corrigent la rigidité du formalisme déontologique (p. 279) et le tragique des oppositions éthiques (p. 280). Une « herméneutique poétique » doit affronter le « caché » (p. 282).

7°) Continuité. Penser plus et autrement. Avant de présenter la sagesse pratique de Ricœur, P.-O. Monteil reprend d'abord l’essentiel du parcours. Il a fallu d'abord dénoncer les « synthèses prématurées » de l’historicisme hégélien et du marxisme (p. 284) : le XXème siècle nous a obligés à exiger, non plus la « conciliation » dialectique, mais la « réconciliation » (p. 285). On peut d'ailleurs convenir avec H. Arendt que « la pensée critique est, dans son principe, antitotalitaire » (Arendt, Juger, Le Seuil, p. 57). Mais on ne peut se contenter de « la séparation méthodique de l’a priori et de l’empirique » (Kant), qui crée « l’alternative entre objectivisme et subjectivisme » (p. 287) et l’alternative contemporaine de l’existentialisme et du structuralisme. Il vaudrait mieux articuler le rationnel au probable : bref, la raison pratique doit « expliquer plus pour comprendre mieux » (p. 287).

Face à « la contingence du mal » (p. 289), Ricœur a répliqué en proposant une « herméneutique poétique » de l’espérance, autrement dit un « agir métaphorique », qui mobilise à la fois les ressources de la pensée, de l’action et du sentiment (p. 290). Ainsi pourra-t-on substituer « la surabondance de l’économie du don » à « la logique d’équivalence » (p. 291). Nous avons besoin d’une « poétique de la liberté », car le monde et l’histoire sont tragiques ; or, l’art caché de l’imagination métaphorique, ainsi que du dialogue, permet d’entrelacer la confiance et le soupçon (p. 293).  Cet art permet de révéler « des relations nouvelles sous un langage imagé » (p. 294). La théorie du texte de Ricœur (succinctement rappelée par P.-O. Monteil, p. 294-297) permet, en vue de la politique, de situer la sagesse pratique comme « figure d’inversion tragi-comique qui substitue aux grandeurs tragiques un compromis fragile » (p. 296).

8°)  Continuité/discontinuité. Les médiations pratiques de la sagesse poétique. De même que l’éthique exige l’autonomie (pôle du « je »), la réciprocité (pôle du « tu ») ainsi que la justice (pôle du « il »), de même, la politique implique une pensée de l’agir personnel (« je ») et une théorie de la traduction (« tu ») ainsi que de l’imaginaire social (« il »).

L’initiative politique implique un espace d’expérience et un horizon d’attente : elle se définit comme une sorte de « fidélité créatrice » (p. 300). D'une part, cela implique une évaluation conjointe de la fonction historique des utopies et des idéologies. « C'est toujours du point de vue de l’utopie naissante qu’il est possible de parler d’une idéologie moribonde » (Ricœur, L’idéologie et l’utopie, p. 350). D'autre part, Ricœur corrige l’un par l’autre Habermas et Gadamer. Car l’agir communicationnel ne suppose pas seulement la distanciation critique, comme le dit Habermas, mais aussi la reconnaissance de la dimension d’appartenance (p. 303). Réciproquement, on ne peut réhabiliter la tradition, comme le fait Gadamer, sans passer par la médiation du texte (p. 304).

D’où l’importance d’une théorie de la triple mimésis et de la mise en intrigue de l’histoire (que P.-O. Monteil rappelle très rapidement), « dans la mesure où elle peut induire un agir et revêtir une portée politique » (p. 306). Selon le diagnostic de La mémoire, l’histoire, l’oubli, nous souffrons aujourd'hui de « trop de mémoire ici », de « trop d’oubli ailleurs », et parfois de la manipulation des mémoires (p. 308).  Or, l’action n'est promesse d’avenir que si elle reconnaît qu’elle apparaît dans la mouvance de promesses passées : il faut donc dénoncer le refus-d’être-affecté-par-l’histoire qu’implique l’individualisme moderne (p. 310). Ricœur montre ce que l’inscription dans le temps de l’histoire implique de religion, car elle ne va pas sans reconnaissance de « dette » ni sans espérance « prophétique » ; et au fond elle ne se libère que parce que « le pardon fait de la mémoire inquiète une mémoire apaisée » (p. 311). Le pardon est « un geste non-politique qui réactive le politique » (p. 320) et s’inscrit en faux contre l’idéologie néolibérale qui définit l’homme par sa performance (p. 321).

 

La politique requiert « l’hospitalité langagière ». Aux « passions de l’appartenance », au clivage des valeurs culturelles, Ricœur oppose le « paradigme de la traduction » (p. 312) : la traduction est, depuis Babel, le principe de toute communication grâce à laquelle, à défaut de transparence des consciences, « quelque chose passe » d’homme à homme (p. 313) - tâche pratique qui dépasse ainsi, malgré les défaillances de la théorie, « un universalisme sans substance et un relativisme sans règle » (p. 314). La traduction initie à la pluralité humaine (p. 317), à un « échange des mémoires » (p. 319). Elle s’inscrit sur un horizon, sinon d’amour de l’ennemi, du moins d’hospitalité universelle (p. 321), de paix perpétuelle (Kant) (p. 322), d’accueil de l’étranger (p. 323). La prétention à l’universalité reste souvent abstraite et arbitraire ; mais l’apologie de la différence rend vaine toute discussion : il faut donc construire le social sous l’exigence d’un « universel régulateur », et en contextualisant les convictions (p. 325). Ricœur définit le « vouloir-vivre-ensemble comme une pratique de la fraternité » (La critique et la conviction, p. 162). Sur fond d’exigence de gratuité, il déploie ainsi une « phénoménologie du don de la langue » (p. 327). C'est ainsi qu’il revient aux citoyens européens de réactiver « l’autre de l’État : à savoir, l’autorité » et de faire émerger un « nouveau cosmopolitisme » (p. 329).

De plus, les ressources de la poétique soulignent la légitimité du pôle « je », la sensibilité du sujet affecté par le prochain (p. 332). Elles montrent la fécondité de la pratique du « proche en proche » dans la communication intersubjective (p. 334) : elle inspire d'abord les sciences humaines, mais aussi le réformisme politique, et, en éthique, l’élargissement de l’agapè, de l’estime de soi à la sollicitude et à la justice (p. 335). Cela implique la patience du temps long et du « compromis », qui est une étape nécessaire à la reconnaissance, à travers le pluralisme, d’un bien commun (p. 337), contre la violence du « consensus », mais sans confusion avec aucune « compromission », car il arrive, comme dans les années 1933-1938, que seule la violence puisse rétablir les droits de la liberté contre l’intolérable (p. 338). Les analyses du « moi » et du « soi » dans Soi-même comme un autre, les jeux de l’identité, confirment que la subjectivité s’enrichit à proportion de sa capacité d’hospitalité (p. 340). Plus généralement, un bilan rapide du parcours de Ricœur, de L’homme faillible à Parcours de la reconnaissance, permet de conclure que « le sujet se trouve augmenté par ses dettes », de sorte qu’en donnant à son tour, le sujet contribue à « un enchevêtrement croissant qui est celui d’un infini endettement mutuel », au risque des quiproquos (p. 343).

 

 

La conclusion est l’occasion d’un bilan réflexif des propositions évoquées. P.-O. Monteil admet que « nombre de thématiques » rendraient nécessaires de plus amples développements (p. 345).  Mais de toutes ces analyses, il retient « l’épaisseur anthropologique » qu’acquiert la politique sous le regard de Ricœur (p. 346). Du point de vue architectonique, on a vu comment la tension entre pouvoir et vivre-ensemble appelle une « sagesse pratique » articulant herméneutique du sujet et phénoménologie de l’espace public (p. 347). Car le citoyen n'est pas un pur « individu » assuré de ses droits, sinon de ses devoirs, mais un « homme capable, agissant et souffrant », « un être qui croît et qui croit », qui « fait confiance » (p. 348). Ensuite, du point de vue programmatique, il faut éviter de « désespérer du politique », et rappeler la démocratie à sa responsabilité, c'est-à-dire à la radicalité de l’espérance et au réformisme du compromis (p. 349). Il apparaît surtout que les institutions politiques « ne peuvent progresser que sous la pression exercée sur elles, de l’extérieur, par la Règle d’Or », c'est-à-dire par l’éthique (p. 350).

Or, l’époque contemporaine, marquée par la fuite en avant dans « l’endettement financier », témoigne d’un effacement du politique et d’une soumission de celui-ci à l’économie : le déni du temps, la relégation de la délibération, ont eu pour effet la crise des subprimes - la « pathologie de la cupidité » (p. 350), qui souligne la défaillance de l’État en matière de projet industriel (p. 351).  En réalité, c'est d’une autre dette, d’une « dette sans faute », que relève le politique.  Hannah Arendt a montré que la confiance en la vie et dans le monde a sa source dans la « gratitude d’être né » (p. 354).  Or, la gratitude permet de déjouer « les pièges de la lutte pour la reconnaissance », et de jouer au contraire le « plus » qui s’ajoute à l’homme utilitaire (p. 355). La gratitude pour ce qui a été reçu libère la générosité « dans la sphère de l’avoir et dans la logique de l’échange, comme dans celle du pouvoir, et dans le sens de la justice » (p. 358). Comme le suggère la devise de notre République, l’articulation délicate entre « libéralisme politique et socialisme » sollicite une pratique de la « fraternité ». Or, une philosophie de la gratitude suggère, en outre, de mettre « fraternité et paternité sous le signe de l’autorité » (p. 362) : la pensée politique de Ricœur « apparaît ainsi comme une méditation sur le père absent » (p. 363).

La thématique de l’inachèvement, tournée vers le futur, est un complément nécessaire de la gratitude (p. 365). « L’histoire n'est pas finie, et par conséquent le monde n'est pas perdu », résume joliment P.-O. Monteil (p. 366). On ne saurait réenchanter le monde sans assurer la transmission, c'est-à-dire avant le « transfert », entre générations, de « l’amour de la vie » - selon un « art caché » du don et de l’accueil (p. 366) qui est « la tradition de l’autorité » (p. 367). Cet art du « proche en proche » restitue le rôle de la « rationalité en valeur », qui avait été minimisée par le scepticisme wébérien (p. 368).

Le totalitarisme prétend à l’absolu, et à la domination. Au contraire, la démocratie dépend d’une « dynamique horizontale » ; elle ne peut vivre qu’en préservant « l’indétermination » quant à son fondement, comme le dit Claude Lefort (p. 369), en endurant l’histoire, en pratiquant le pluralisme (p. 370). Et Ricœur cite aussi, pour l’approuver, Raymond Aron : « Démocratie = définition du bon gouvernement. C'est l’adjectif qu’on met après qui compte.  Démocratie populaire, démocratie libérale… » (Ricœur, La critique et la conviction, éd. Calmann-Lévy, p. 157).

Si la tâche politique essentielle est la « co-fondation d’une humanité », il ne faut pas perdre de vue « la responsabilité à l'égard du fragile » ; pour mieux dire, c'est l’expérience d’être affecté par l’autre qui « vaut fondement » (p. 371). Aux déçus de la démocratie, prompts à adopter une « posture ironique », Ricœur répond que « l’empathie » libère le « fond de bonté » et fait apparaître la « vérité profonde » de ce régime : « le pouvoir effectif est celui que nous sommes sans le voir » (p. 372). C'est un fait : le « pouvoir vertical » dispose des instruments de la contrainte étatique ; et l’autorité du vivre-ensemble ne jouit pas, à proprement parler, d’un « pouvoir horizontal » et organisé comparable à celui de l’État. Ainsi la domination et la menace de guerre civile qui la sous-tend ont de beaux jours devant elles (p. 373).  Cet inscrutable du mal, en politique comme ailleurs, met au défi la pensée herméneutique – c'est-à-dire la poésie lyrique, la reconfiguration du temps par les récits, et la métaphore vive - de travailler sans cesse à la « restauration du sens de la création » (p. 375).

Au terme de ce parcours, on voudra peut-être esquisser quelques critiques. L’ouvrage écarte les aspects biographiques, même s’il mentionne le moment pacifiste du parcours de Ricœur, jusqu’en 1936 (p. 63). En contrepartie, les analyses qu’il propose de la pensée politique du philosophe sont foisonnantes, très fouillées. Elles resteront sans doute peu accessibles au novice ; mais elles passionneront, en revanche, ceux qui sont attentifs aux inflexions multiples d’une réflexion. On peut regretter éventuellement que des extraits de textes plus longs ne soient pas présentés. Au total, par la richesse et la précision de son travail, l’ouvrage de P.-O. Monteil constitue une plongée exigeante et indispensable dans la pensée de Paul Ricœur.

                                                                                                      Étienne Akamatsu.

 

Bibliographie succincte :

 

Oliver Abel, Paul Ricœur, la promesse et la règle, Michalon, 1996.

Jean Grondin, Paul Ricœur, PUF/Que sais-je ?, 2013.

Johann Michel, Paul Ricœur, une philosophie de l’agir humain, Cerf, 2006.

Jérôme Porée et Gilbert Vincent (dir.), Paul Ricœur, la pensée en dialogue, Presses Universitaires de Rennes, 2010.

Paul Ricœur, La critique et la conviction, Calmann-Lévy, 1995 [Hachette Pluriel, 2013].