Giorgio Agamben, L'Usage des corps, Seuil, 2015. Lu par Baptiste Calmejane

L’usage des corps, Homo Sacer, IV, 2 (Éditions du Seuil, L’ordre philosophique, septembre 2015 pour la traduction française, 393 pages) poursuit le projet Homo Sacer inauguré en 1995. Il s’agit du neuvième volume d’une série de livres ayant ouvert des voies nouvelles et originales pour la philosophie occidentale contemporaine.

Approfondissant le concept d’usage en tant qu’il renvoie non à un sujet mais à une forme-de-vie, l’ouvrage articule éthique, politique et ontologie. Il s’agit en effet pour Agamben d’accomplir une triple tâche : approfondir l’analyse éthico-politique de l’usage dans toutes ses dimensions, articuler celle-ci à une ontologie modale esquissée à partir d’une archéologie de la métaphysique occidentale, déployer les significations philosophiques et politiques majeures de la notion de forme-de-vie. Pour articuler ses concepts fondamentaux, Agamben développe une théorie du désœuvrement comme capable de désactiver et d’ouvrir à de nouveaux usages les œuvres humaines, mais aussi une conception de la puissance destituante comme puissance permettant de désactiver et d’échapper au pouvoir constitué ainsi qu’à son opération fondamentale, celle qui consiste à séparer la vie d’elle-même en isolant une vie nue ou sacrée.

 

[Prologue] Prenant son point de départ dans l’œuvre de Guy Debord, Agamben assigne à la pensée la tâche de mettre en lumière l’interaction entre être et vivre : il s’agit, écrit-il, « de dessiner les contours d’une forme-de-vie et d’un usage commun des corps » permettant de sortir la politique de « son mutisme » et « la biographie individuelle de son “idiotie” ».

 

[I. L’usage des corps]

[1. L’homme sans œuvre] Agamben analyse la définition aristotélicienne de l’esclave comme « l’être dont l’œuvre est l’usage du corps ». Il montre que l’esclave incarne une dimension anthropologique dans laquelle l’œuvre la meilleure n’est pas l’être-en-œuvre (energeia) de l’âme selon la raison mais l’usage (chresis) du corps. Une thèse centrale émerge : l’abandon du concept d’usage (chresis) en faveur de l’être-en-œuvre (energeia) a déterminé de manière foncière la façon dont la pensée occidentale a pensé l’être comme actualité. Une description des caractères essentiels de l’usage du corps de l’esclave est proposée. La conclusion propose de penser que la prise en considération de l’esclave pourrait permettre d’élaborer « une autre anthropologie ». De même s’agit-il de penser une vertu de l’usage du corps et une vertu de la vie en générale (y compris « végétative »). Il est nécessaire, dans cette perspective, de mettre en question la centralité du faire et de l’action dans la politique. Il faut penser l’usage comme une catégorie politique fondamentale.

[2. Chrésis] Dans ce chapitre, Agamben interprète le sens du mot grec chresthai : « la relation que l’on a avec soi, l’affect que l’on reçoit en tant que l’on est en relation avec un être déterminé ». L’usage donne donc lieu à l’idée d’un sujet éthique et politique se constituant, non à travers l’opposition à un objet séparé, mais dans et par la relation affective à un être déterminé.

[3. L’usage et le souci] Agamben travaille dans ce chapitre à partir du thème foucaldien du souci de soi. Il montre que le sujet du souci de soi est immanent au sujet de l’usage. Il s’agit alors de penser le rapport entre souci de soi et usage de soi sans résoudre le second dans le premier. Le sujet du souci de soi et de l’usage de soi sont les mêmes dans la mesure où,e ﷽﷽﷽﷽﷽﷽﷽aristotélicien)ans la mesure oult,ement correspondantes" « le sujet de l’usage doit prendre soin de lui en tant qu’il est en rapport avec des choses ou des personnes : il doit donc se mettre en rapport avec soi-même en tant qu’il est en rapport d’usage avec un autre ». L’enjeu reste de retrouver cette couche oubliée de la modernité dans laquelle l’usage des corps ne connaît plus ni sujet ni objet, puisqu’il renvoie à un domaine d’indifférenciation, une communauté de vie originaire.

[4. L’usage du monde] Ce chapitre est consacré à une reprise et un dépassement des analyses heideggeriennes du rapport entre le souci et l’usage. Même quand dans la pensée de Heidegger la relation ontologique originaire semble prendre la forme de l’usage, le concept d’usage reste en grande partie assimilé à celui d’energeia (héritage aristotélicien). Cette assimilation donne alors lieu à la problématisation finale de ce chapitre : l’usage n’impliquerait-il pas au regard de la puissance un autre rapport que l’energeia ? Ne peut-on pas penser un usage de la puissance qui n’est pas réductible à sa mise-en-œuvre ? Faut-il concevoir l’usage comme porteur d’une ontologie irréductible à la dualité aristotélicienne de la puissance et de l’acte ?

[5. L’usage de soi] L’analyse de l’usage de soi part de l’éthique stoïcienne et du concept d’oikeiosis (appropriation) à propos desquels Agamben soutient la thèse selon laquelle la pensée de l’oikeiosis est une doctrine de l’usage de soi. « Le soi, résume Agamben en soulignant, n’est rien d’autre que l’usage de soi ». La reprise et le renversement d’un texte de Plotin permettent alors de penser l’être non comme substance mais comme usage de soi. Cette pensée nouvelle conditionne une interprétation originale de l’appel messianique de Paul. Sous la forme du « comme non » (« que ceux qui ont des femmes soient comme n’en ayant pas (…) » etc.) ce que Paul propose, c’est de faire du monde une réalité d’usage et non plus un objet de propriété.

[6. L’usage habituel] L’usage ne doit plus être synonyme d’energeia tout comme il ne doit plus être séparé de la puissance et de l’habitus. Il s’agit de concevoir l’usage comme distinct de l’energeia. Il s’agit aussi de le ramener à un habitus dont la puissance n’est pas elle-même séparée de l’acte : l’habitus est un usage habituel. La puissance est toujours en usage, elle est inséparable de l’acte. L’usage (du piano par le pianiste), comme l’habitus (de jouer du piano), est « une forme-de-vie et non pas le savoir ou la faculté d’un sujet ». L’usage a pour paradigme la contemplation, et non la connaissance. La vertu est repensée comme l’être toujours en usage de l’habitus (lui-même forme-de-vie).

[7. L’instrument animé et la technique] Agamben s’intéresse aux concepts d’instrument et de technique en analysant leur statut dans la pensée de Heidegger, d’Aristote et de Thomas d’Aquin. Par l’esclavage s’est fait la capture de l’usage du corps dans le système productif. Celle-ci a bloqué le développement de l’instrument technologique. L’abolition de l’esclavage a libéré la possibilité de la technique, c’est-à-dire de l’instrument vivant. La technique a opéré alors le rapprochement de l’homme et de l’instrument (« homme-machine »). Dans l’histoire moderne du travail, elle a donc favorisé, en dépossédant l’homme de l’usage de son corps et de la relation à sa propre animalité, « une forme d’esclavage nouvelle et sans exemple ».

[8. L’inappropriable] Conjuguant la représentation franciscaine de l’usage et les remarques de Benjamin sur la justice, Agamben soutient dans ce chapitre que « l’usage se présente comme la relation à un inappropriable, comme la seule relation possible à cet état suprême du monde, où, celui-ci en tant que juste, ne peut en aucune manière être l’objet d’une appropriation ». Sont étudiés ensuite dans le détail trois de ces inappropriables : le corps, la langue, le paysage. Au terme de cette première partie, il s’agit de rappeler que cette nouvelle conception de l’usage de soi est à mettre en rapport avec les concepts de « pratique désœuvrée » et d’ « œuvre désœuvrée ». Aux « formes de production » marxistes, il faut articuler les « formes de désœuvrement » correspondantes.

 

 [Intermède 1] Cet intermède s’efforce d’introduire, à partir et au-delà de la philosophie de Foucault, le problème ontologique de la constitution du sujet.

 

[II. Archéologie de l’ontologie]

L’introduction de cette deuxième partie trace le projet ambitieux d’accomplir, sous la forme d’une esquisse sommaire, une archéologie de l’ontologie occidentale. L’enjeu est de savoir si l’accès à une telle ontologie est encore possible dans un temps qui se prétend post-historique.

[1. Dispositif ontologique] Une archéologie de l’ontologie doit commencer par investiguer le dispositif de scission de l’être propre à l’ontologie aristotélicienne. Agamben analyse longuement les concepts ontologiques fondamentaux des Catégories. Au terme de cette analyse, Agamben rappelle que cette scission de l’être est scission entre l’hypokeimenon et « ce qui est dit sur sa présupposition ». Avec le « ti en einai », Aristote tente de penser leur identité. Ce dispositif inaugure pour l’histoire de l’Occident une tâche spéculative et politique : « s’il est possible de penser l’identité de l’existant singulier, alors, sur cette identité divisée et articulée, il sera également possible de fonder un ordre politique, une cité (…) ». Mais cette articulation est problématique dans la mesure où l’unité implique un passé et exige le temps pour s’accomplir : « l’existence s’identifie à l’essence à travers le temps. Autrement dit, l’identité de l’être et de l’existence est une tâche historico-politique ». Aujourd’hui, existence et essence, zoè et bios sont dissociés et aplatis l’un sur l’autre. La tâche historique de leur articulation semble irréalisable. La vie nue de l’Homo Sacer apparaît comme « l’hypostase irréductible ». Le temps lui-même n’est plus saisissable comme le milieu de leur articulation, milieu où « l’être pouvait réaliser son identité avec lui-même et les hommes assurer les conditions d’une existence humaine, c’est-à-dire politique ».

[2. Théorie des hypostases] Agamben revient longuement sur la mutation époquale de l’ontologie occidentale qui voit, à partir du IIe siècle, l’introduction du concept d’hypostase (hypostasis). Il étudie l’ontologie médiévale hypostatique et ses liens avec la pensée de Heidegger, puis de Levinas. 

[3. Pour une ontologie modale] Ce chapitre revendique la tâche de constituer une nouvelle ontologie modale. Le propos part de l’échange que Leibniz entretient avec Des Bosses sur le problème de la définition de l’unité des substances composites. Agamben revient sur la question du rapport entre essence et existence (chez Thomas d’Aquin, Gilles de Rome, Godefroid de Fontaines, Thomas de Strasbourg, Duns Scot, Suarez et Cajétan). Ces discussions donnent lieu à l’introduction des concepts de mode et de différence modale. Au terme de ce parcours se dessine avec Leibniz l’idée que l’existence n’est pas un mode de l’essence ni une différence de raison mais une « exigence ». Agamben s’attarde alors sur cette transformation de l’ontologie qu’il propose de développer dans une direction nouvelle. Il analyse l’ontologie spinoziste (en particulier les concepts de substance et modes, d’expression et de cause immanente). On peut en effet y dégager l’idée d’une substance se constituant soi-même en existant par ses modes, d’une substance engagée dans un processus d’auto-affection, d’auto-modification et d’auto-expression. Ce concept de substance défait la distinction de l’agent et du patient et rejoint la notion d’usage développée dans la première partie de l’ouvrage : « Dans une ontologie modale, l’être use de soi, c’est-à-dire se constitue, s’exprime et s’aime soi-même dans l’affection qu’il reçoit de ses modifications mêmes ». D’autre part, dans une telle ontologie, la relation modale doit passer entre la singularité qui a pour nom Emma (par exemple) et son être-dit Emma. L’étant n’est pas l’individuation particulière d’une essence humaine universelle mais un mode pour lequel dans son existence il en va du fait même de porter un nom, de son être dans et par le langage. Ainsi la notion leibnizienne d’exigence rejoint celle, spinoziste, de conatus. Persévérer dans son être est réinterprété ainsi : « l’être qui désire et exige, en exigeant se modifie, se désire, se constitue soi-même ». Deux notions sont rattachées à celle de conatus. D’une part, la notion de ductus : l’existant singulier n’est ni substance ni fait ponctuel mais « série infinie d’oscillations modales ». D’autre part, la notion de rythme : la nature de l’être est rythmique et non schématique, ce n’est pas l’individuation mais la rythmisation de la substance qui définit l’ontologie nouvelle. Agamben reprend alors à Avicenne et Albert Le Grand le concept de flux : l’être est un flux, le mode est « tourbillon dans le flux de l’être ». Le mode doit être compris comme seuil d’indifférenciation entre ontologie et éthique. Le chapitre s’achève en exposant les raisons pour lesquelles Heidegger n’est pas parvenu, trop attaché au dispositif aristotélicien qu’il était, à développer le « germe modal » qu’enveloppait son ontologie.

 

[Intermède 1] Ce deuxième intermède a pour vocation d’introduire, à partir d’une série d’analyse du Dasein dans l’œuvre de Heidegger, la troisième partie de l’œuvre qui porte sur la notion de forme-de-vie.

 

[III. Forme-de-vie]

[1. La vie divisée] Le concept de zoè dans la culture occidentale n’est pas scientifique mais politique et philosophique. Il s’articule, à partir d’Aristote, à celui de bios (analyse de l’autarcie et de l’articulation du concept de vie dans le De Anima). D’une manière générale il s’agit, pour penser pleinement le concept de vie, de désactiver ce qu’Agamben nomme la machine ontologico-biopolitique de l’occident. Celle-ci opère une division de la vie, laissant « la vie nue » peser sur la politique occidentale comme « un obscur et impénétrable résidu sacré ». Il faut penser une vertu de la vie nutritive. Sa signification politique doit résider, non comme chez Aristote dans son exclusion-inclusion de la polis, mais dans le fait qu’elle confère son unité et son sens à toute forme de vie : « jusqu’alors, conclut Agamben, nous avons pensé la politique comme ce qui existe grâce à la division et à l’articulation de la vie, comme une séparation de la vie d’avec elle-même qui la qualifie tour à tour d’humaine, d’animale ou de végétale. En revanche, il s’agit maintenant de penser une politique de la forme-de-vie, de la vie inséparable de sa forme ».

[2. Une vie inséparable de sa forme] Il n’est plus question de penser  la vie comme ce présupposé commun qu’il serait possible d’isoler dans chacune des innombrables formes de vie. La notion de forme-de-vie doit permettre de penser une vie dans laquelle il ne serait jamais « possible d’isoler et de maintenir à part quelque chose comme une vie nue ». Agamben analyse ensuite le sens de cette vie inséparable de sa forme, sa place dans l’anthropogenèse de l’apparition du langage, puis sa séparation d’avec la vie, le rapport entre pouvoir politique et vie nue, la question de la biopolitique, le rôle de la pensée comme condition du lien de la forme-de-vie, enfin la définition de l’expérience de pensée comme expérience d’une puissance commune. Pensée et forme-de-vie doivent devenir les foyers de la politique qui vient, dans la mesure où « face à la souveraineté de l’État, qui ne peut s’affirmer qu’en séparant en tout domaine la vie nue de sa forme, elle est la puissance qui réunit sans cesse la vie à sa forme ou empêche qu’elle ne s’en dissocie »

[3. Contemplation vivante] Agamben esquisse une généalogie de l’idée moderne de vie en étudiant l’affaiblissement de l’opposition zoè-bios dans les premiers siècles de l’ère chrétienne ainsi que la réévaluation de la zoè. Chez Plotin, la vie est identifiée à la contemplation vivante. Apparaît la proposition insolite que le bonheur appartient, non à la raison, mais à la vie même. L’opération plotinienne fondamentale consiste à rabattre le bios sur la zoé et à signer la fin de la conception politique antique. Ce qui revient à inaugurer le processus de politisation de la vie. C’est la forme de vie (eidos zoès) qui devient politique. Finalement, celui qui a un bios politique n’est pas celui qui se sépare de sa zoè mais qui est sa zoè, est intégralement forme-de-vie.

[4. La vie est une forme créée en vivant] S’appuyant sur l’Adversus Arium de Marius Victorinus, Agamben analyse l’idée d’une forme de vie (vitae forma, forma viventis) engendrée par l’acte même de vivre (videndo). Forme-de-vie désigne l’indiscernabilité de vivre et de vie au plan de la substance.

[5. Pour une ontologie du style] Inspiré d’un passage du Liber schalae, Agamben propose de concevoir la forme-de-vie comme maneries, « manière de sourdre », être qui ne possède pas telle ou telle propriété mais est continuellement engendré par sa manière d’être. Agamben reprend ensuite différentes traditions dans lesquelles l’idée de forme-de-vie a été pressentie. Le problème de la forme-de-vie émerge dans l’Occident comme problème éthique (ethos) ou esthétique (style). Mais pour formuler le problème de la forme-de-vie il faut une ontologie du style, « capable de répondre à la question : “Que veut dire le fait que les multiples modes modifient ou expriment la substance unique ?” ». Une première formulation de cette ontologie se trouve dans l’averroïsme.

[6. Exil d’un seul auprès d’un seul] Agamben, s’appuyant sur la formule mystique de Plotin phygé monou pros monon (« s’affranchir des choses d’ici-bas, s’y déplaire, fuir seul vers lui seul ») reprend ce thème de l’exil dans l’intimité, du bannissement de soi auprès de soi. Il reprend la description de la vie philosophique comme exil et le philosophe comme exilé apolide. Cette caractérisation peut donner lieu a une tentative paradoxale pour construire une vie hyperpolitique et apolitique (hypsipolis apolis dit le chœur d’Antigone pour désigner « le terrible pouvoir de l’homme »). La forme de vie peut alors être conçue comme ce ban qui n’a plus la forme d’un lien, d’une exclusion-inclusion de la vie nue, mais celle d’une intimité sans relation.

[7. « Ainsi faisons-nous »] Agamben reprend et analyse la formule de Wittgenstein destinée à penser le rapport entre règles, jeu et usage (« Ainsi faisons-nous »)dans la perspective de sa propre analyse de la forme-de-vie et de l’usage.

[8. Œuvre et désœuvrement] S’appuyant sur la question dans l’art, en particulier de l’art contemporain, Agamben s’intéresse à la relation entre vie et œuvre. Il souligne l’idée qu’une forme de vie véritablement poétique est celle dans laquelle se constitue, pour l’être vivant, une relation, non à une praxis (energeia) ou à une œuvre (ergon), mais à une puissance (dynamis) et un désœuvrement. Il n’y a, pour le vivant, forme-de-vie que là où il y a contemplation d’une puissance. Si la contemplation de la puissance ne peut avoir in fine lieu que dans l’œuvre, il faut préciser que dans cette  contemplation « l’œuvre est désactivée, restituée à l’usage, ouvert à un nouvel usage ». Ainsi « la vérité que l’art contemporain ne parvient jamais à exprimer, c’est le désœuvrement dont il cherche à tout prix à faire œuvre »

[9. Le mythe d’Er] Le mythe d’Er est, dans ce dernier chapitre longuement cité et analysé dans le cadre d’une analyse, chez Platon et au-delà de Platon, des relations entre l’âme, la zoè et le bios.

[Épilogue – Pour une théorie de la puissance destituante]

L’épilogue reprend le projet d’ensemble d’Homo Sacer et situe ce livre dans cette archéologie politique. Il rappelle que cette dernière s’efforce d’expliciter la manière dont la vie nue constitue le fondement de la politique occidentale. La structure de celle-ci est une exceptio : exclusion-inclusion de la vie humaine comme vie nue. C’est cet Impolitique qui est exclue et en même temps fonde l’espace de la politique. Pour penser une autre dimension de la politique, il faut d’abord dégager et désactiver le dispositif d’exception de la vie nue ‑ ou vie sacré, si sacer désigne une vie qui peut être mise à mort sans homicide. Au-delà du concept de pouvoir constituant, Agamben propose, dans cette conclusion, de penser une puissance destituante authentiquement politique : « nous appelons destituante écrit Agamben une puissance capable de déposer à chaque fois les relations ontologico-politiques pour faire apparaître entre leurs éléments un contact » [vie nue/pouvoir, maison/cité, violence/ordre institué, anomie/loi, multitude/peuple] et de permettre de libérer ce qui avait été capturé et séparé de soi dans l’exception [la vie, l’anomie, la puissance anarchique]. Ce qui doit, enfin, être pensé, c’est aussi la proximité entre puissance destituante et désœuvrement. Agamben reprend l’exemple de la stratégie de Paul face à la loi : le messie rendra inopérant (katargein) tout pouvoir, toute autorité, toute puissance et accomplira se faisant la loi. Il reprend aussi cet appel à vivre sous la forme du « comme non » auquel il a été déjà été fait référence au chapitre 5 de la première partie. L’objectif est de comprendre la forme-de-vie comme ce qui dépose sans cesse les conditions sociales où vivre se trouve en en faisant précisément usage (sans en faire, donc, un objet d’appropriation ni a contrario les nier). La fin de l’épilogue s’efforce de dessiner l’idée selon laquelle « la constitution d’une forme-de-vie coïncide avec la destitution des conditions sociales et biologiques où elle se trouve jetée ». C’est dans cette perspective que l’on peut comprendre la vocation de la vie contemplative et du désœuvrement dans la philosophie occidentale : la forme-de-vie, la vie humaine est celle qui rend inopérante les œuvres et fonctions du vivant pour les ouvrir en possibilités. Contemplations et désœuvrement sont les opérateurs métaphysiques de l’anthropogenèse dans le sens où elles rendent l’homme disponible pour l’art et la politique, dimensions même du désœuvrement et de la puissance. Finalement, si l’État moderne prétend inclure l’élément anarchique par l’état d’exception, il faut au contraire pour une politique à-venir « en manifester l’hétérogénéité radicale pour le laisser agir comme une puissance destituante ».

Baptiste Calmejane.

 

GIORGIO AGAMBEN - L’USAGE DES CORPS

Homo Sacer, IV, 2

 

 Table des matières

 

 

Avertissement - 13                                                                          

Prologue – 15

 

I – L’usage des corps 23

 

1. L’homme sans œuvre – 25 

2. Chresis - 53  

3. L’usage et le souci – 63

4. L’usage du monde – 73

5. L’usage de soi – 87

6. L’usage habituel – 99

7. L’instrument animé et la technique - 109

8. L’innapropriable – 127

 

Intermède 1 147

 

II – Archéologie de l’ontologie 165

 

1. Dispositif ontologique – 173 

2. Théorie des hypostases - 197  

3. Pour une ontologie modale – 211

Intermède 2 249

 

III – Forme-de-vie 269

 

1. La vie divisée – 271

2. Une vie inséparable de sa forme - 287  

3. Contemplation vivante – 297

4. La vie est une forme créée en vivant – 305

5. Pour une ontologie du style – 311

6. Exil d’un seul auprès d’un seul – 323

7. « Ainsi faisons-nous » – 331

8. Œuvre et désœuvrement – 337

9. Le mythe d’Er – 341

 

Épilogue

Pour une théorie de la puissance destituante – 359

 

Bibliographie – 381

 

Index des noms – 389