Joël Thomas, Mythanalyse de la Rome antique, Belles Lettres, 2015. Lu par K. Oukaci

Voici un livre plein d'intérêt et d'ambition sur la prégnance du mythe dans l'œuvre littéraire et sur la présence plus générale de l'imaginaire dans les différentes dimensions du phénomène culturel.

Le professeur Joël Thomas, spécialiste de Virgile, bien connu des abonnés de Latomus, propose ici le recueil de ses articles les plus récents, "révisés et remaniés" dans le sens d'une plus grande systématicité théorique. Il s'y fait le continuateur du surrationalisme auquel Bachelard appelait de ses vœux dès l'article inaugural d'Inquisitions en 1936 - une sorte de dépassement du formalisme par la prise en compte de la matérialité de l'image que, dans le domaine particulier de l'imaginaire et de sa connaissance, le philosophe Gilbert Durand a longtemps illustré au cours des années 60 et 70, avant que l'École dite de Grenoble (EA 610) n'assure la poursuite de ses recherches jusqu'aujourd'hui.

L'introduction (p. 17-27), inédite, précise cette orientation théorique et ce parti pris de méthode - dont l'un des grands mérites, il faut le reconnaître au titre des qualités de l'œuvre de G. Durand et de ses disciples, est de n'avoir jamais été vraiment à la mode dans le monde universitaire : la pensée mythique, à l'origine de notre imaginaire, resterait actuelle ; toute herméneutique un tant soit peu générale devrait en passer par une approche des mythes, de leurs structures, de leur systémique, de leur dynamique. Les références à Jung, Bachelard, H. Corbin et Eliade passent donc au second plan derrière la figure de G. Durand (p. 19-23) - en raison de la description qu'il fit des « structures anthropologiques de l'imaginaire », de leurs deux régimes, de leurs trois agencements, en raison aussi de la constitution des méthodes de mythocritique et de mythanalyse qu'il élabora : « un fondateur », résume avec sobriété la p. 22.

La première partie de l'ouvrage regroupe les analyses de mythocritique «que l'on peut définir comme la mise en évidence, chez un auteur, dans une œuvre et une époque données, de certains mythes directeurs, analysés dans leurs transformations significatives» (p. 26). L'auteur étudié dans les pages qui suivent (chapitre 1er, p. 29-126) est principalement Virgile, le texte l'Énéide, l'époque le commencement de l'Empire sous le principat d'Octave. Les analyses successives permettent à J. Thomas de mettre au jour « la complexité de [la] figure héroïque, paradigmatique de l'imaginaire des Romains » (p. 30) : l'un après l'autre, les thèmes de l'exil, de la guerre, de l'initiation, de la mémoire, de la poésie sont examinés ; et l'épopée virgilienne est présentée comme la réécriture d'un ensemble de mythes marquée par une conception de la subjectivité moins archaïque, plus alexandrine et qui prolonge même sous plusieurs aspects les innovations conceptuelles des philosophes grecs. - Le chapitre 2 (p. 129-183) montre, par la comparaison de différentes réécritures de mythes, comment l'intertextualité elle-même s'inscrit dans un jeu des imaginaires propre aux différences d'époque : Rimbaud face à Catulle, David Malouf face à Ovide, Dante ou Maria Szabo face à Virgile témoignent chacun d'une singularité irréductible au texte qu'ils réinvestissent.

Dans la seconde partie, il est question de mythanalyse, c'est-à-dire d'une « analyse scientifique des mythes qui en tire[rait] non seulement le sens psychologique, mais aussi le sens sociologique » (p. 25). Le chapitre 3 (p. 187-230), qui se donne le but d'exposer en préambule à cette mythanalyse « des avancées anthropologiques majeures dont l'étude des mythes ne peut faire l'économie » (p. 26) est sans doute la partie du livre la plus déconcertante et la plus périlleuse : des concepts psychanalytiques empruntés à Silberer, à Jung, à E. Morin, un concept biologique pris à S. J. Gould, l'idée de « structure génomique » (p. 221), etc., convainquent difficilement de la rigueur et de la pertinence de leur emploi, une fois qu'ils sont appliqués aux phénomènes culturels - la justification ultime, certes généreuse, étant que « la science ne s'oppose pas à la poésie, pas plus que la raison à l'intuition » (p. 229), puisqu'au fond tout serait un - mais c'est là, on le craint, une tendance bien caractéristique de ce type de monisme de défaire en quelque sorte la complexité dont il reproche cependant avec violence l'oubli au formalisme. - Le chapitre 4 (p. 231-266), proprement « mythanalytique », insiste sur le lien entre le texte virgilien et le contexte de la Rome impériale relativement à la détermination du contenu de la citoyenneté : la romanité est décrite sous la forme du métissage ; quant aux références à la Rome antique qui peuvent être faites dans l'imaginaire contemporain, elles sont à interpréter selon le contexte où elles prennent sens, le maintien d'un idéal impérialiste dans certaines sociétés ou celui d'un idéal de métissage dans d'autres.

La conclusion (p. 269-271) revient avec une certaine prudence sur le statut de la pensée de l'imaginaire dans la démarche scientifique, mais en affirme la complémentarité avec les études historiques par un exemple évocateur : « Les origines de Rome racontées par Virgile ne sont peut-être pas conformes à la réalité historique, mais elles ont lourdement pesé dans l'image que Rome s'est donnée à voir d'elle-même, donc dans les réalisations qui en ont découlé » (p. 269).

En définitive, quels que soient les doutes qu'on puisse ressentir parfois sur tel point théorique ou telle proposition de méthode, on ne peut que se réjouir de l'occasion qu'offre ce recueil de porter sur la réflexion claire et intelligente de J. Thomas un regard englobant.