Lequel suis-je ? Variations sur l’identité, Marlène Zarader, éd. Les Belles Lettres, 2015, collection « encre marine », 130 p., lu par Agathe Arnold
Par Jérôme Jardry le 20 janvier 2016, 06:00 - Philosophie générale - Lien permanent
Lequel suis-je ? Variations sur l’identité, Marlène Zarader, éd. Les Belles Lettres, 2015, collection « encre marine », 130 p.
Cet essai de Martine Zarader s’appuie à la fois sur des témoignages et sur des œuvres de fictions, nouvelles, romans, films, pour envisager la notion d’identité dans ce qu’elle peut avoir de problématique. Tous les cas ici exposés sont plus ou moins des « personnages », puisque ce qui les caractérise tous, qu’ils soient fictifs ou réels, est leur difficulté à être un moi. Martine Zarader met des œuvres de Cortazar, Borges, Dostoïevski, Stevenson, ou encore Hitchcock à l’épreuve de divers modèles philosophiques et psychanalytiques d’herméneutique de la subjectivité, pour avancer l’hypothèse phénoménologique d’une appartenance du conflit et de la division de la subjectivité aux structures fondamentales de l’existence.
Partant de l’interrogation : « Lequel rêve l’autre ? », qui structure les fictions abordées, le questionnement s’élargit vers cette autre : « Lequel suis-je ? », question à la fois plus déconcertante et plus angoissante que la question classique : « Qui suis-je ? ». L’inquiétude porte non pas sur un vide mais sur un « trop-plein », où la frontière entre les identités plurielles se brouille, où chacune s’impose avec la même évidence, alors que tout les sépare. A travers ces « figures », « images parlantes (…) qui font voir ce qui ne peut être élaboré ou soutenu dans la rigueur du raisonnement » (Jacques Le Brun, cité par Martine Zarader), nous sommes invités à penser l’identité non plus selon le présupposé d’une unité intérieure et substantielle, ni même en termes d’alternative -vie/rêve ; moi/mon double-, mais plutôt de « simultanéité paradoxale ». La fiction vient en quelque sorte jouer le même rôle heuristique que la pathologie d’après Freud : celui d’effet de loupe.
A ce titre, on voit évoquées, par exemple, des nouvelles de Cortazar et de Borges, qui jouent sur l’ambiguïté rêve-veille, et ce non pas tant en termes de perception du réel qu’en mettant la modalité d’existence du personnage principal en doute : le lecteur est amené à se demander qui est le rêveur et qui le rêvé, qui est réel et qui n’est que simulacre.
Avec le cas réel de Félida, « parfaite somnambule », c’est la possibilité et la nécessité d’avoir à trancher entre état normal et état pathologique qui sont mises en question.
La référence à L’Idiot de Dostoïevski évoque des crises d’épilepsie qui modifient la perception quotidienne du réel, mais il est difficile de s’assurer du caractère supérieur ou au contraire inférieur de cette modification : l’aura épileptique est-elle une occasion d’atteindre le réel d’une manière plus pénétrante ou est-elle au contraire une expérience de l’illusion ?
En se penchant sur L’Etrange cas du docteur Jekyll et de M.Hyde, de Stevenson, Martine Zarader propose deux niveaux de lecture : d’abord une figuration de l’opposition entre le Bien et le Mal, puis celle de la dualité comme telle (dont la dualité morale ne serait alors qu’une illustration). Le texte de Stevenson permet ici de partir d’une réflexion morale sur la duplicité de l’homme pour remonter à une ontologie du sujet divisé, puis au fondement même de cette division. L’auteur voit en Hyde autre chose qu’un être « simplement » diabolique. La division que figurent Jekyll et Hyde relèverait en dernière analyse non pas de la division morale entre le bien et le mal, mais de la différence plus archaïque des pulsions de vie et de mort. Ainsi Hyde représenterait « l’obscur désir de mourir » que chacun porte en soi. A l’aune de cette nouvelle interprétation de la division, Martine Zarader se propose de revisiter les cas réels ou fictifs précédents, en voyant comme des manifestations multiples d’une même lutte entre pulsions antagonistes l’hésitation entre rêveur et rêvé, l’alternance entre deux pôles de l’identité, l’oscillation entre normal et pathologique, ou encore la difficulté à décider entre état supérieur et inférieur de la perception.
A travers ces figures, comment les complexités de l’identité sont-elles éclairées ? Ces personnages ne sont pas exactement caractérisés par une hésitation quant à l’existence de l’identité personnelle, ni quant à la nature de cette identité. Il ne s’agit pas non plus d’examiner quelles sont les multiples appartenances qui contribuent à la constituer. En somme, ces personnages sont non « pas (seulement) fragmentés en une multiplicité d’identités, (mais) sont divisés : partagés en deux identités distinctes (…) qui ont le même poids de réalité et d’évidence ». Voilà pourquoi la synthèse est pour eux impossible, et non pas simplement inachevée ni même instable. Ici le projet consiste alors à remonter jusqu’à la structure qui rendra compte du clivage qui soutient la scission de ces différentes figures. Autrement dit, peut-on voir dans toute identité une tentation d’antagonisme toujours déjà là, qui ne serait qu’ensuite résorbée, de manière toujours précaire ? Quel en serait alors le fondement ?
Pour répondre à ces questions, Martine Zarader convoque d’abord deux concepts : celui d’identification, emprunté à la psychanalyse et à la psychologie. Cette notion souligne que l’identité est processuelle, qu’elle se constitue par intériorisations successives d’une série d’ « objets » ou d’attributs d’objets en eux-mêmes déjà ambivalents. Ce « jeu » inhérent à l’identité n’est pas le propre de quelques cas pathologiques, il caractérise de manière universelle la genèse et la structure du moi. C’est ensuite à l’identité narrative telle que l’a conceptualisée Paul Ricoeur qu’il est fait appel : si la constitution de l’identité procède à la fois de la mêmeté et de l’ipséité, la difficulté pour penser l’identité est de ne pas chosifier le moi sans pour autant le perdre. Concevoir l’identité comme identité narrative permet d’éviter de réifier le moi parce qu’elle introduit de la temporalité, qui plus est par le récit, donc par une activité de synthèse qui favorise l’unité et la cohérence, mais tout en permettant la reprise, la révision de l’ « intrigue ». Le récit, s’il ne peut à lui seul constituer l’identité, devient le garant de l’ipséité, d’une appropriation de soi.
Mais les concepts d’identification et d’identité narrative, s’ils éclairent la possibilité d’une pluralité indéfinie des identités, ne comprennent pas l’existence d’une dualité des identités, dont les pôles sont antagonistes. Pour ce faire, il s’agit de se placer sur le terrain de l’existence en tant qu’être-au-monde, dans le sillon de la Daseinsanalyse ou analyse existentielle. Le dualisme n’est plus pensé comme le fait du seul psychisme, ni attribuable à la vie organique, mais au statut de l’existant, toujours hors de soi. L’antagonisme qui traverse l’identité n’est ni biologique ni psychologique mais s’apparente à un a priori existential, à une structure d’être du Dasein. Si notre être se caractérise par ceci qu’il a à être, il est partagé de manière primordiale entre des forces tournées vers la vie et d’autres tournées vers la mort. Les personnages caractérisés par la scission seraient donc la figuration d’un « combat de la vie contre elle-même » : la scission serait la sclérose de forces habituellement mouvantes composant entre elles et où la vie l’emporte généralement. L’ « authenticité » consisterait ainsi en une reconnaissance de la structure agonistique de l’existence, celle-ci se donnant à voir notamment dans les traces qu’elle laisse dans le champ de l’identité (et de manière flagrante dans les identités paradoxales). Mais si la dualité de toute identité manifeste un antagonisme plus fondamental entre vie et mort, antagonisme qu’il faut penser comme une structure d’existence, le langage qui nous caractérise en propre se met toujours au service de l’être, et même si il est incapable de dire la « nuit », de dire ce qui se dérobe à l’être, il travaille toujours contre la mort, l’empêchant de « dicter sa loi à l’existence », même lorsqu’elle finit par « triompher de la vie ».