Roger D. Masters, La philosophie politique de Rousseau, ENS éditions, 2012, lu par Fabrice Consil

Roger D. Masters, La philosophie politique de Rousseau, ENS éditions, la croisée des chemins, 2002.

Roger D. Masters, professeur au Dartmouth College, traducteur et co-éditeur des œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau (University Press of New England, 12 volumes), a publié The political Philosophy of Rousseau (Princeton University Press) en 1968, ouvrage traduit par Gérard Colonna d’Istria et Jean-Pierre Guillot aux éditions de L’ENS Lyon. Ce livre disponible pour le lecteur de langue française depuis 2002 s’avère particulièrement intéressant et cependant relativement peu consulté et…

 

 

…c’est pourquoi il est utile de rappeler à nouveau son existence. Il est destiné à un  public d’étudiants soucieux de se colleter à la pensée politique de Rousseau dont le riche exposé comblera tous ceux qui apprécient une présentation claire et informée des grands textes de la philosophie. Il n’est pas indigne non plus d’un public déjà familiarisé avec l’œuvre du philosophe de Genève. Riche en références textuelles et en notes, il est un remarquable outil de lecture dont les traducteurs rappellent dans leur avant-propos qu’il a été salué en son temps par Victor Goldschmidt (Anthropologie et politique. Les principes du système de Rousseau, avant-propos, p.13, Vrin, Paris, 1974). L’auteur a fait le pari d’une cohérence de l’œuvre politique centrée sur l’idée de bonté naturelle de l’homme et a pris au sérieux  les indications de lecture que donne Rousseau lui-même  : « J’avais senti dès ma première lecture que ces écrits marchaient dans un certain ordre qu’il fallait trouver pour suivre la chaîne de leur contenu. J’avais cru voir que cet ordre était rétrograde à celui de leur publication, et que l’Auteur remontant de principes en principes n’avait atteint les premiers que dans ses derniers écrits. Il fallait donc pour marcher par synthèse commencer par ceux-ci, et c’est ce que je fis en m’attachant d’abord à l’Émile par lequel il a fini, les deux autres écrits qu’il a publiés depuis ne faisant plus partie de son système, et n’étant destinés qu’à la défense personnelle de sa patrie et de son honneur ». (Rousseau juge de Jean-Jacques, volume III, p. 933, O.C. Pléiade). C’est ce principe de lecture « rétrograde » qui donne son plan au livre de Roger D. Masters.

 

Dans la première partie, l’auteur s’emploie à rendre manifeste la cohérence des trois principaux écrits mentionnés dans la lettre à Malesherbes du 12 Janvier 1762 où Rousseau fait part de sa fameuse « illumination de Vincennes », « savoir ce premier discours, celui sur l’inégalité et le traité de l’éducation, lesquels trois ouvrages sont inséparables et forment ensemble un même tout.»). Les deux premiers chapitres sont, par voie de conséquence, consacrés à une lecture serrée de l’Émile, le premier traitant des livres I à IV dans lesquels il est question du développement physique et mental de l’homme. Le problème de l’éducation des femmes et l’insistance sur la distinction des sexes permettent notamment d’ouvrir à une meilleure compréhension de l’articulation nature/société. Roger D. Masters montre également le lien qui unit l’éducation privée et la volonté générale en ce sens qu’il s’agit de libérer, dans les deux cas, l’individu de sa dépendance à l’égard des autres hommes en tant qu’individus. Enfin, l’attention portée à la pitié, source des affections morales (amitié, amour et patriotisme) et des vertus humanitaires (générosité, clémence et humanité) est longuement et précisément développée.  Le second chapitre, portant sur les livres IV et V, aborde les thèmes de la religion naturelle, de la métaphysique et des propositions de Rousseau en vue d’une vie meilleure. L’accent est mis sur le rapport entre la religion naturelle et la religion civile, la première constituant la racine de la seconde bien que ne pouvant convenir qu’à une minorité d’hommes. L’auteur insiste sur le romantisme de Rousseau, reposant sur la préférence donnée à la conscience plutôt qu’à la raison,  qui lui permet de rejeter aussi bien le matérialisme que les doctrines morales traditionnelles qui accordent trop de crédit à cette dernière. Enfin, il s’agit de s’interroger sur le modèle rousseauiste de la vie bonne - où il apparaît que les thèses de la République de Platon sont réfléchies et discutées par Rousseau -, qui oscille entre l’idéal bourgeois du propriétaire indépendant et la rêverie du promeneur solitaire consistant à jouir du sentiment le plus naturel de tous, celui de sa propre existence.  Le troisième chapitre a pour objet la première partie du Discours de 1755 et interroge l’état de nature de l’homme. Roger D. Masters insiste sur l’intention proprement scientifique du projet anthropologique exposé dans ce livre, d’où un rejet caractérisé de l’autorité de la Révélation. L’homme naturel est considéré comme une simple espèce du monde animal. L’analyse qui est faite de la pitié, posée davantage comme un principe que comme un sentiment efficient pouvant déterminer la conduite de l’homme dans le premier état de nature, est particulièrement éclairante puisqu’elle permet, entre autres choses, de lever l’apparente contradiction entre ce qui est dit ici et les propos tenus sur le même sujet dans l’essai sur l’origine des langues. C’est la stupidité de l’homme naturel qui rend compte de son caractère paisible plus que la présence en lui de ce principe inefficient. Le quatrième chapitre, qui renvoie à la seconde partie du Discours, porte sur l’histoire hypothétique des gouvernements. L’auteur reprend chacune des cinq périodes qui constituent l’évolution de l’humanité depuis le pur état de nature jusqu’à la dégénérescence du pouvoir politique en despotisme, en insistant particulièrement sur l’originalité de la conception rousseauiste du droit naturel, vécu sans réflexion par le premier homme puisqu’il n’en prendra conscience que lors de l’émergence des « sociétés sauvages », c’est-à-dire avec l’apparition des premières familles indépendantes. Avec l’invention de l’agriculture et de la métallurgie, « la grande révolution », le droit naturel laisse place au droit politique dans le sillage de l’institution du droit de propriété et son cortège d’inégalités et de misères. Dans ces circonstances, le contrat social doit être considéré comme un acte séparé de l’institution des premières sociétés civiles en ce qu’il institue des conventions liant de manière égale tous les membres de la société, que même le plus sage des hommes ne saurait répudier. Enfin, les causes de la corruption du gouvernement légitime doivent être cherchées dans les vices qui gangrènent la société civile depuis l’institution du droit de propriété, mais celles-ci n’engendrent pas une fatalité comme peut le prétendre une vision quiétiste qui condamne par avance toute action politique. Roger D. Masters en profite pour montrer que Rousseau est déjà en possession de sa théorie des principes du droit politique tels qu’ils seront développés dans le contrat social de 1762 et pour éclairer rétrospectivement le sens de la dédicace, souvent tenu pour ambigu, qui ouvre ce livre. Le chapitre V retourne au Discours sur les sciences et les arts de 1750 dans lequel il est question des effets corrupteurs des Lumières. Il s’agit d’y recenser toutes les anticipations qui annoncent les textes suivants, dont l’attachement à l’histoire, le thème de la bonté naturelle et la question de la vie bonne. C’est pourquoi il n’y a aucune raison de supposer que la position de Rousseau ait radicalement changé depuis 1750. Ainsi s’achève la première partie de l’ouvrage. 

 

La seconde traite de la question de la légitimité politique et l’attention est portée principalement sur le Contrat social. Le chapitre VI, qui a pour objet le Manuscrit de Genève, est l’occasion pour l’auteur de saisir le caractère spécifique du droit politique (« grande et inutile science ») et de le distinguer de la science du législateur (qui fait que Rousseau n’est pas simplement un moraliste), c’est-à-dire de la connaissance nécessaire à l’efficacité de l’action politique. Le chapitre VII traite des principes du droit politique tels qu’ils sont exposés dans le Contrat social et montre comment Rousseau répond à cette question qu’il juge centrale : qu’est-ce que la loi ? La distinction originale qu’il introduit entre le souverain et le gouvernement préserve sa philosophie politique de toute forme de totalitarisme. Ces principes du droit politique sont mis en mouvement par la science du législateur ou art politique, c’est-à-dire l’ensemble des règles qui doivent le guider, ainsi que l’homme d’État, dans ses actions. Celle-ci est présentée au chapitre VIII et prend la forme de maximes de prudence que Rousseau recommande à l’homme d’État,- ce qui rapproche les deux derniers livres du Contrat social du Prince de Machiavel -, et repose sur une véritable « arithmétique politique » constituée de règles de proportionnalité entre le souverain (S), le gouvernement (G) et l’État (E), que l’on peut associer elles-mêmes aux formes politiques traditionnelles que sont la démocratie, l’aristocratie et la monarchie, ce qui permet de particulariser l’action politique effective tout en tenant compte des conditions physiques (géographie, climat, population…) et morales (préjugés et mœurs) de chacune des sociétés où elle doit s’exercer, science qui ne peut convenir qu’à un homme d’exception, un héros politique et pas seulement à un sage comme le voulait Platon. L’auteur insiste cependant sur leur flexibilité, comme en témoignent les projets de Rousseau pour les constitutions de la Corse et de la Pologne ainsi que ses écrits consacrés à la République de Genève, les Lettres écrites de la Montagne et la lettre à d’Alembert. Il s’agit enfin de reconsidérer les textes qui viennent d’être commentés à la lumière des interrogations contemporaines, ce qui constitue l’objet du neuvième et dernier chapitre qui forme la conclusion du livre. Si Rousseau est un « homme à paradoxes », c’est que sa philosophie est traversée par une forte tension entre le pessimisme politique de la philosophie des Anciens et l’optimisme scientifique des Modernes, particulièrement manifeste dans le Discours sur les sciences et les arts dont Roger D. Masters fait l’ouvrage « qui parle le plus directement aux crises de notre temps ».

Le lecteur trouvera à la fin de cet ouvrage de 520 pages une bibliographie des sources primaires et secondaires destinée aux étudiants, complétée par les soins des traducteurs.

 

Fabrice CONSIL