Hannah Arendt, Joachim Fest, « Eichmann était d’une bêtise révoltante », Fayard, Lu par Guy Renotte
Par Florence Benamou le 04 février 2016, 06:00 - Éthique - Lien permanent
Hannah Arendt, Joachim Fest « Eichmann était d’une bêtise révoltante », Entretiens et lettres, Edité par Ursula Ludz et Thomas Wild, traduit de l’allemand et de l’américain, annoté et postfacé par Sylvie Courtine-Denamy, Fayard.
Le film de Margarete Von Trotta « Hannah Arendt » a permis récemment de rouvrir pour le grand public le procès du nazi Adolf Eichmann dont on sait que la philosophe américaine d’origine juive a couvert médiatiquement l’événement et déclenché la polémique avec la publication de son ouvrage devenu incontournable, Eichmann à Jérusalem. L’ouvrage passionnant que publient aujourd’hui les éditions Fayard intitulé « Eichmann était d’une bêtise révoltante », Entretiens et lettres, est la retranscription de l’entretien que l’historien et essayiste allemand Joachim Fest avait réalisé à cette occasion à la radio bavaroise avec Hannah Arendt (et où celle-ci précise sa position). Cet ouvrage est un complément indispensable à la compréhension des enjeux réels de ce retentissant procès, en ce qu’il cristallise le moment historiographique qui a constitué la lecture de cet événement par l’auteur des Origines du totalitarisme.
Le livre publié par les éditions Fayard « Eichmann était d’une bêtise révoltante », contient la correspondance entre Arendt et Joachim Fest, historien allemand et journaliste reconnu de la République fédérale à Bonn, la transcription de leur entretien radiophonique, diffusé le 9 novembre 1964 : les 24 pages retranscrites sont complétées par 17 lettres échangées entre Arendt et Fest entre août 1964 et décembre 1973 et par quatre documents qui rappellent l’ampleur de la polémique née autour de l’ouvrage de la philosophe, deux textes critiques de 1963 - la déclaration du conseil des Juifs d’Allemagne, un article de l’historien Golo Mann – et deux en faveur de l’ouvrage – les positions de la philosophe américaine Mary McCarthy de 1964 et du journaliste Reinhard Baumgart de 1965. Ce corpus est introduit par un texte de 29 pages qui est l’occasion pour Ursula Ludz et Thomas Wild d’éclairer les raisons de la polémique soulevée par les affirmations de Hannah Arendt à propos du Conseil des Juifs dont elle souligne le rôle ambigu et surtout, par sa manière de qualifier le principal accusé d’individu « banal », expression peut-être « malheureuse » et en tout cas tellement mal comprise que la philosophe dut se justifier plusieurs fois de son usage polémique.
L’ouvrage se termine par une postface de la traductrice, un imposant appareil critique de 40 pages et une bibliographie très fournie.
Dans la première partie du livre, Ursula Ludz et Thomas Wild, deux spécialistes de l’œuvre d’Arendt reviennent sur les circonstances du procès d’Adolf Eichmann qui s’est tenu à Jérusalem en 1961 et du livre Eichmann à Jérusalem, dont le sous-titre Rapport sur la banalité du mal, déclencha immédiatement la polémique aux Etats-Unis, puis lors de sa publication en France en 1966, tandis que d’aucuns déconseillèrent même sa publication en Allemagne (1964). Les deux éditeurs précisent ce qui a nourri les échanges entre Arendt et Joachim Fest, codirecteur de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, historien renommé, auteur des Maitres du IIIe Reich et de Hitler. On y découvre une Hannah Arendt insoupçonnée, qui fait part de l’ambiguïté de son jugement sur l’une des figures les plus controversées du nazisme, Albert Speer, l’architecte de Hitler qui devint ensuite son ministre de l’armement. Elle dit à son propos dans une formule énigmatique : « L’homme me plaît, mais je ne parviens pas à le comprendre ». On y apprend aussi qu’elle ne veut surtout pas se « défendre » des critiques qui lui ont été adressées, soulignant à cet égard le quiproquo que son entretien radiophonique avec Fest a fait naître : « cibler les malentendus et y couper court par avance ». Ce « malentendu effectivement tout à fait stupide » selon les dires de la philosophe est l’occasion pour elle de faire entrevoir les chemins de pensée qui seront les siens par la suite et qui en feront l’un des principaux philosophes du XXe siècle.
La deuxième partie de l’ouvrage est la retranscription de l’entretien entre Joachim Fest et Hannah Arendt qui ne fut probablement diffusé qu’une seule fois sur la radio bavaroise SWR, dans la série « Das Thema » le 9 novembre 1964. La discussion avec Fest permet à Arendt, au gré des questions, de revenir sur la notion de culpabilité pour un nazi et sur la figure d’Eichmann qui n’était pas un « monstre » souligne-t-elle, bien que ses crimes fussent monstrueux, mais qui représente seulement « l’incarnation de la médiocrité », un homme quelconque, banal, un « fonctionnaire type » remplissant avec zèle la tâche qui lui a été assignée, sans « mobiles criminels », sans référence à une idéologie. Un individu d’une « bêtise révoltante » certes, mais non au sens d’un manque d’intelligence : « bête » comme ce paysan de Poméranie rencontré pendant la guerre par Ernst Jünger, qui, voyant des prisonniers russes sortis des camps, décharnés, se précipiter sur la nourriture, s’esclaffe : « On voit bien que ce sont des sous-hommes, ils se comportent comme du bétail ! Il n’y a qu’à voir : ils prennent la pâtée des chiens pour la bouffer. » Arendt voit dans cette réflexion l’exemple même de cette « banalité du mal » chez un individu qui « sans aucune profondeur démoniaque » est tout simplement dans l’incapacité de « penser à la place de tout autre être humain » et de se dire que si ces prisonniers mangent la pâtée des chiens, c’est peut-être tout simplement parce qu’ils meurent de faim !
Cet entretien possède une grande force parce qu’il permet de mieux éclairer certains aspects de la pensée d’Arendt comme sa réflexion sur les différents types de criminels, en liaison notamment avec l’existence d’une prédisposition allemande à « l’obéissance aveugle » en régime totalitaire ou encore à la tendance alors à l’œuvre en Allemagne de l’Ouest à « diaboliser » les dirigeants du IIIe Reich pour mieux les mettre à distance ; il faut rappeler que l’entretien radiophonique se tient en plein procès Auschwitz : 22 criminels nazis sont jugés à Francfort entre décembre 1963 et août 1965. A la question centrale de savoir si l’on doit dire la vérité même lorsqu’on se trouve en conflit, d’un côté avec des intérêts légitimes bien précis, et de l’autre avec des sentiments, Hannah Arendt répond que c’est la tâche des historiens que d’être « les gardiens des vérités des faits », mais que c’est aussi le rôle de toutes les personnes libres et indépendantes d’esprit au nombre desquelles elle se range bien évidemment.
La troisième partie de l’ouvrage est constituée par la correspondance entre Hannah Arendt et Joachim Fest entre août 1964 et décembre 1973. Entre autres considérations sur les circonstances préparatoires de l’entretien radiophonique de 1964 et sur les réserves d’Hannah Arendt concernant la conduite de l’entretien qui ne peut consister à répondre à des objections formulées contre son livre, mais qui doit, selon elle, avoir la forme d’un authentique dialogue entre deux individus qui ont « tous deux des choses à dire », le point principal de cette correspondance nous paraît être une question récurrente : la pensée peut-elle nous préserver de faire le mal ? Question que la remarque de Brecht, dont Arendt rappelle la justesse prémonitoire, fait résonner dans les profondeurs d’une histoire impuissante à empêcher les retours cycliques de la barbarie : « Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde. »
La quatrième partie de l’ouvrage est l’occasion de rappeler l’ampleur de la controverse née autour de l’ouvrage de la philosophe. Les éditeurs présentent ainsi quatre documents, dont deux textes critiques de 1963 (la déclaration des Juifs d’Allemagne et un article de Golo Mann) et deux textes favorables à l’ouvrage (celui d’une des plus fidèles amies d’Arendt, Mary McCarthy et celui du journaliste Reinhard Baumgart). Concernant les critiques adressées à Arendt, la plupart des intellectuels juifs ne pardonnaient pas à la philosophe d’avoir accusé les conseils juifs d’avoir facilité l’action des nazis en collaborant ; de même Golo Mann se veut extrêmement persifleur et méprisant concernant les supposées contradictions d’Arendt : « Un pas de plus, écrit l’historien, et les Juifs auraient eux-mêmes été leurs propres bourreaux et assassins, tandis que quelques nazis n’y auraient participé que fortuitement ». Mary McCarthy, amie de toujours d’Arendt défend quant à elle l’ouvrage avec conviction : « Lorsque j’ai lu Eichmann in Jerusalem l’hiver dernier dans le New Yorker, écrit-elle, je l’ai trouvé excellent et extraordinaire. Je n’ai pas changé d’avis. » Reinhard Baumgart formule pour sa part une critique plus distanciée, attirant l’attention sur la dimension philosophique du livre qui perdure malgré la controverse.
Dans sa postface à l’ouvrage, Sylvie Courtine-Denamy rappelle l’évolution de la pensée d’Arendt concernant le mal entre 1945 et 1963 : à cet égard l’hésitation entre plusieurs qualificatifs exprime la difficulté à traduire un concept qui tantôt prend le sens de « monstrueux », « radical » ou « extrême », tantôt signifie plutôt « banal » ou se donne à lire comme de la « bêtise » (Dummheit). De ce point de vue, Sylvie Courtine-Denamy souligne que l’expression « banalité du mal » est sans doute malheureuse, ne serait-ce que pour l’inévitable ambiguïté sémantique qu’elle soulève aussi bien en anglais qu’en allemand, mais qu’en aucune manière elle n’est une théorie ou une doctrine, mais simplement le résultat d’une expérience unique, celle du procès d’Eichmann à Jérusalem auquel Arendt assista en tant que témoin et envoyée spéciale du New Yorker.
Il s’agit là d’un outil critique de grande qualité et l’on peut saluer l’initiative d’un éditeur soucieux de présenter une étude d’une telle précision, d’un intérêt aussi bien philosophique qu’historiographique.
Certes, certains commentateurs tel Fabien Théofilakis, dans le compte-rendu qu’il dresse de l’ouvrage, s’étonne que le corpus ne soit pas davantage historicisé en fonction des avancées de la recherche sur le nazisme et que les travaux les plus récents, comme l’étude critique sur les Mémoires d’Eichmann d’Irmtrud Wojak, paru en 2001, ou encore les travaux du sociologue Harald Welzer, ne soient pas convoqués, ni cités dans la bibliographie.
Pourtant, malgré ces critiques, il nous semble que cet ouvrage sert la cause qu’il s’est fixé, celle d’une vérité dont Hannah Arendt sait mieux que quiconque qu’elle vient toujours au mauvais moment, elle qui affirme dans Responsabilité et jugement : « Seule la vérité nous rendra libre. Toute la vérité, qui est toujours affreuse. » Nul doute que cette publication ne donne à cette formule tout son sens et sa profondeur.
Guy Renotte