Ophélie Desmons et alii (dir.), Manuel de Métaéthique, Hermann 2019. Lu par Laurence Harang
Par Baptiste Klockenbring le 24 février 2020, 06:00 - Éthique - Lien permanent
Ophélie Desmons, Stéphane Lemaire, Patrick Turmel (dir.), Manuel de Métaéthique, Hermann, collection L'Avocat du diable, septembre 2019, (460 pages), lu par Laurence Harang.
Si l’éthique normative entend répondre à la question de savoir ce qu’il faut faire d’un point de vue moral et si l’éthique appliquée définit ce qu’il faut faire dans tel domaine particulier, la métaéthique porte un intérêt à la nature du phénomène moral.
Dans cet ouvrage ambitieux, nous pouvons découvrir les travaux et les réflexions de 13 chercheurs confirmés dans le domaine de la métaéthique – notamment ce qui définit le champ de la sémantique, de l’épistémologie, de l’ontologie et de la psychologie. Nous nous proposons de rendre compte des grands axes de réflexion des travaux menés par ces chercheurs quant à cette éthique de « second ordre. »
Que voulons-nous dire lorsque nous nous exprimons sur le bien, le mal le juste et l’injuste ? Imaginons une discussion entre Lou, Syrielle et Elise lors d’un repas dans un restaurant végétalien. Lou n’aime pas la viande et surtout, elle considère que la consommation de produits d’origine animale est « mal ». Quelle est la valeur morale de son sentiment d’aversion et de son jugement ? Syrielle ne mange pas de viande, non pas parce qu’elle pense que c’est un crime, mais pour des raisons indirectes : elle se soucie de l’environnement, de l’impact de l’élevage intensif sur le climat. D’autre part, la question de la souffrance animale ne la laisse pas indifférente. Cette prise en compte de la souffrance animale détermine-t-elle sa motivation d’agir en conséquence ? Enfin, Elise tente de comprendre le raisonnement de ses deux camarades mais elle reste perplexe quant à l’attitude de Lou : pourquoi le fait de manger de la viande pourrait être considéré comme immoral ? Pourquoi cela devrait-il être perçu comme un crime si la plupart des gens se nourrissent de produits d’origine animale ? Et donc comment savoir ce qui est « bon » et « mauvais » ? Elise fait de l’éthique de « second ordre », de la métaéthique ! Elle nous invite (après le repas au restaurant végétalien !) à interroger la signification de nos énoncés (sémantique), à en justifier les fondements (épistémologie) et à déterminer la nature des choses – une chose peut-elle être bonne alors qu’elle est jugée mauvaise ?
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L’ouvrage permet de manière très judicieuse de distinguer les aspects sémantiques, épistémologiques et ontologiques de la métaéthique.
Dans le domaine de la sémantique morale, on peut s’interroger sur la nature des jugements moraux. Ainsi, Cain Todd – « les jugements moraux sont-ils descriptifs » – montre que selon la tradition huméenne, les jugements moraux ne sont pas rationnels mais reposent sur des sentiments. C’est pourquoi, le simple fait d’exprimer un jugement moral selon une perspective non-cognitiviste consisterait à exprimer des émotions. Mais si l’on admet qu’il existe un écart insurmontable entre les faits et les valeurs, ne risque-t-on pas de proposer une vision simpliste du domaine de la description et de l’évaluation ? L’expression d’un sentiment de dégoût peut-il être relatif à ce que nous ressentons ? Lorsqu’une personne exprime un dégoût à propos de la viande, ne cherche-t-elle pas à évaluer une pratique et donc à viser une certaine forme d’objectivité ? En quoi, le non-cognitivisme se distingue-t-il du relativisme ?
Isidora Stojanovic – « les jugements moraux sont-ils relatifs » – montre à juste titre que les approches relativistes sont qualifiées de « contextualistes » ou « expressivistes ». Toutefois, il convient de combattre un préjugé tenace : il ne s’agit pas de dire que tout jugement moral est vrai pour ceux qui le jugent vrai et faux pour ceux qui le jugent faux. Dès lors, il faut être attentif à la version métaphysique – il n’existe pas une seule et unique morale universelle – et à la version sémantique – la valeur des énoncés moraux est relative à un ensemble de normes – du relativisme. On peut en tirer la conséquence que les questions morales n’ont pas nécessairement de réponses universelles mais dépendent d’un système de normes et de valeurs. Ainsi certaines questions morales sont à comprendre comme des dilemmes ; par exemple, la question de l’euthanasie, de l’avortement, de la torture. La question que l’on peut se poser est de savoir si la question de l’avortement relève d’une délibération ou bien d’un problème d’évaluation morale. Comment comprendre la position relativiste quand il s’agit d’accepter ou de refuser de mettre au monde un enfant qui souffre d’une malformation majeure et qui risque d’en souffrir toute sa vie ? Il serait sans doute radical d’affirmer qu’il n’existe qu’une seule réponse morale. Mais cela ne signifie pas que pour tout énoncé moral, il existe quelque chose qui le rend vrai et faux à la fois. Isidora Stojanovic insiste sur l’idée qu’il existe un système de contraintes d’ordre supérieur opposé à la validation d’une système et son contraire. Par exemple, il ne s’agit pas de valider à la fois un énoncé moral « la torture serait un bien » et un autre énoncé moral « la torture serait un mal. » Il est au contraire pertinent d’un point de vue relativiste de révéler en quelque sorte une « morale sous-jacente » à tout système de valeur. Mais peut-on encore concevoir « une » éthique si nos énoncés moraux traduisent un système de valeur ?
On pourrait selon Patrick Turmel – « Les jugements moraux sont-ils faux ? » – plaider en faveur d’un nihilisme moral : nos actions ne seraient ni « bonnes » ni « mauvaises » en soi. Il semble que la critique la plus radicale et la plus audacieuse soit celle précisément de « l’erreur morale ». D’après J .-L Mackie – « Ethios. Inventing right and wrong » – la théorie de l’erreur morale admettrait deux thèses opposées : selon la thèse sémantique (a), les jugements moraux impliquent l’attribution d’une propriété morale mais selon la thèse ontologique (b), il n’existe pas de propriété morale. Donc on peut en conclure que nos jugements moraux sont faux ou erronés. De ce fait, il serait faux de dire que « tuer est mal » si la propriété « mal » n’existe pas ! Et Lou ne peut dire que « manger de la viande est mal » si cette propriété n’existe pas. Au fond, il s’agit de savoir ce que nous voulons dire quand nous attribuons des propriétés. Nous pensons que nos propositions morales visent l’objectivité et la vérité. Or, selon les défenseurs de la théorie de l’erreur morale, il n’existe pas de « propriétés morales », de « raisons catégoriques ». Si la théorie de l’erreur morale peut sembler révolutionnaire, subversive, c’est parce qu’elle heurte nos intuitions morales – et ruine tout un pan de l’édifice moral de l’eudémonisme aristotélicien à l’impératif catégorique kantien. Toutefois, elle est nécessaire car elle nous offre « une explication satisfaisante des raisons pour lesquelles les êtres humains croient en l’existence de faits moraux objectifs ou de raisons catégoriques. » Il est vrai que l’on peut donner une réponse en termes évolutionnistes de l’origine de la morale. Ainsi l’existence de croyances morales a permis à l’espèce humaine de survivre. Toutefois, nous commettons une erreur lorsque nous prenons nos émotions pour des propriétés morales existant dans le monde (erreur entre « l’expérience d’une chose » et « une propriété morale »).
Ce « projectivisme » découle des caractéristiques de l’évolution. Mais est-ce à dire que nous devons abolir la morale et agir uniquement en vertu de nos désirs et de nos intérêts ? Il existe cependant deux voies pour atténuer la théorie de l’erreur morale : soit on adopte « le fictionnalisme » et on fait « comme si » les propriétés morales existaient ; soit il existe des propriétés objectives mais elles dépendent de nous.
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Passons au second axe de réflexion, l’épistémologie morale : peut-on dire que certaines positions normatives sont correctes ou incorrectes ?
Il existe, selon Stéphane Lemaire, une position forte du rationalisme moral : les faits moraux sont connaissables non par l’expérience mais par la raison. De ce fait, on peut en déduire deux interprétations : les intuitions rationnelles fondent la connaissance morale (a) et certains énoncés moraux sont vrais en vertu de la signification des concepts utilisé (b). Certes, nos réactions émotionnelles, notre culture peuvent constituer des obstacles quant à ce travail de « réflexion et de compréhension » de nos concepts de « justice » et de « moralité ». Ainsi, il s’agit de savoir si nos désirs se distinguent de nos raisons. La question est donc de savoir si la connaissance morale repose sur des réponses affectives. Il faut selon Christine Tappolet – « Les sentimentalismes moraux » – , se demander d’une part s’il est possible de rationaliser notre vie intérieure et d’autre part s’il est nécessaire d’opposer le rationalisme moral aux sentiments. La richesse des débats sur cette question de Brentano en passant par Shatesbury, Hutcheson, Hume, Smith est incontestable. Mais Christine Tappolet a raison d’affirmer que l’opposition entre le rationalisme moral et le sentimentalisme est trop tranchée car « les processus affectifs ne sont pas figés et fermés à l’influence rationnelle. » L’auteur avance deux arguments : nos dispositions émotionnelles sont « plastiques » et peuvent par conséquent, évoluer. Ensuite, on peut reconnaître qu’il existe différentes formes de sentimentalisme moral. Si le sentimentalisme moral implique souvent une conception anti-réaliste, non-cognitiviste, il peut également prendre d’autres formes comme l’analyse du sens moral, du projectivisme, de l’expressivisme, de l’internalisme moral.
Il existe dans les travaux actuels une autre voie qui consiste à explorer d’autres concepts que ceux dédiés aux états affectifs. En ce sens, Ophélie Desmons, montre que le constructivisme moral pourrait rendre compte de la possibilité d’une connaissance morale sans faire l’hypothèse de l’existence de faits moraux indépendants de nous (réalisme) ou de la possession d’une faculté particulière (sens moral ou intuition). Mais il faut ajouter alors que le constructivisme n’est ni une « découverte », ni une « invention. » En effet, ce serait s’exposer à la fois à une forme de réalisme moral et à l’arbitraire d’une construction. Le défi du constructivisme moral est de concilier notre conception de la morale avec les sciences naturelles. Il faut avouer que ce champ d’investigation reste complexe. Ainsi, Félix Aubé Beaudoin – « Métaéthique et théorie de l’évolution » – rend compte d’une tension entre une explication darwinienne des origines de la moralité et certaines formes de réalisme moral. En effet, selon la théorie réaliste, il existe des vérités morales qui sont indépendantes de nos désirs et de nos croyances. Mais comment peut-on expliquer que des êtres humains puissent « accepter » des jugements moraux ? A partir de quoi peut-on avoir le sens du devoir, de la coopération ? L’hypothèse à examiner serait de dire que certains jugements moraux ont une « grande valeur sélective ». Le fait d’affirmer que rendre service à autrui est meilleur que de chercher à lui nuire pourrait constituer un avantage évolutif. L’auteur analyse avec beaucoup de pertinence ce qui constitue selon Sharon Street (« A Darwinian dilemma for realist theories of value »), un « dilemme darwinien. »
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Enfin, la question de l’ontologie morale est abordée par Olivier Massin – « Survenance et fondations morales » – et Mauro Rossi – « Primauté des raisons ou des valeurs ». Si l’ontologie morale a pour but de déterminer la nature des choses, il faut donc analyser les propriétés morales et les faits moraux. Les auteurs tentent précisément d’analyser le lien entre les propriétés naturelles et les propriétés morales. Il reste à savoir selon Rossi de quelle implication métaphysique relève la relation entre le bien et les raisons normatives.
L’apport de la psychologie expérimentale permettrait d’enrichir les débats en philosophie morale notamment la question de l’internalisme et de l’externalisme. Florian Cova et François Jaquet – « Internalisme et externalisme » – mettent à l’épreuve nos intuitions morales. Si Elise juge qu’il est mal de manger de la viande, sa motivation peut-elle la conduire à s’abstenir d’en consommer ? Pour répondre à cette question, il faut comprendre comment nous prenons nos décisions, comment notre esprit « fonctionne ».
Florian Cova et François Jaquet exposent les caractéristiques de l’internalisme/l’externalisme et celles du cognitivisme /non cognitivisme. Partons de ces définitions : selon l’internalisme, il existe une relation nécessaire entre le jugement moral et la motivation. Si je juge que quelque chose est « moralement bon », alors je serai nécessairement motivé à l’accomplir (et dans le cas contraire à m’en abstenir). En revanche, selon l’externaliste, il est possible qu’un acte soit jugé « moralement obligatoire » sans que le sujet puisse être motivé à l’accomplir. Dans ce cas, le lien entre le jugement et la motivation est contingent.
Mais ne peut-on pas remarquer une contradiction entre le fait de juger que quelque chose est obligatoire et ne pas être motivé à le faire ? Est-ce cela repose sur la force/faiblesse des désirs et des croyances ? Précisons que pour le cognitivisme, les jugements moraux sont des états mentaux comme les croyances. Et pour le non-cognitiviste, les jugements moraux sont des états mentaux conatifs (désirs, émotions). Certes, l’internalisme nous semble plus cohérent car nous sommes la plupart du temps motivés à agir en fonction de nos convictions, de nos jugements moraux. Mais il faudrait supposer que le désir de faire quelque chose comporte une force motivante. Or, selon les auteurs, « désirer faire ce qui est moralement bon » est ambiguë. Pour illustrer cet argument, les deux auteurs s’appuient sur un exemple et introduisent une distinction entre faire quelque chose « de re » et « de dicto ». Ainsi, je veux faire un don à des enfants malades du cancer. Il faut distinguer deux cas :
- Ma motivation provient du désir d’améliorer leur sort indépendamment du fait que cela soit juste. Le désir est « de re » (chose même)
- Je veux aider ces enfants parce que c’est mon devoir de la faire ; le désir est « de dicto ». On pourrait qualifier cet acte moralement.
L’analyse de la nature de la motivation est essentielle parce qu’elle nous permet d’analyser des relations complexes entre le désir, le jugement et les motifs de l’action. S’il semble paradoxal de ne pas agir en vertu de ses convictions morales, on pourrait imaginer la figure d’un « amoraliste » : ce dernier pourrait être d’accord avec certains jugements moraux sans pour autant passer à l’action. De ce fait, la force de l’internalisme (lien nécessaire entre le jugement, la motivation et l’action) s’écroule ! Ces intuitions morales d’après Cova et Jaquet peuvent être validées expérimentalement par des « non-philosophes » : il est possible, à la lecture de tests expérimentaux, de concevoir des « jugements moraux non motivants. » C’est pourquoi, le débat à propos de « la force motivationnelle des jugements moraux » est loin d’être clos. Il appartient de poursuivre ce travail fécond afin de savoir si ce sont les arguments internalistes ou externalistes qui auront le dernier mot !
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Ce manuel de métaéthique est riche d’enseignement : nous pouvons prendre connaissance des travaux en métaéthique et en saisir les enjeux. Il est vrai que les différentes études proposées sont loin d’être achevées et qu’elles pourront sans aucun doute contribuer à interroger nos intuitions morales, notre sens du bien et du mal, nos motivations à agir. On ne peut que saluer les auteurs d’une telle entreprise de réflexion.
Laurence Harang.