Olivier Sartenaer, Qu’est-ce que l’émergence ? Vrin 2018. Lu par Jonathan Racine
Par Michel Cardin le 15 juin 2020, 06:00 - Épistémologie - Lien permanent
Olivier Sartenaer, Qu’est-ce que l’émergence ?, Vrin, collection Chemins philosophiques, 2018 (128 pages), lu par Jonathan Racine.
N’est-il pas évident que nous sommes entourés de choses dont les propriétés semblent très différentes de celles de leurs composants ? L’exemple le plus simple, et souvent invoqué, est celui de l’eau : la composition de deux gaz donne lieu à un liquide. Ne faut-il pas dire qu’il y a eu émergence d’une propriété ? L’enjeu devient crucial si on considère que l’autonomie de phénomènes tels que la vie ou la pensée est étroitement liée à ce concept, une fois que l’on a rejeté le dualisme ou le vitalisme.
Cette « évidence » de l’émergence est fortement remise en question par des courants qui en nient tout simplement l’existence. C’est le cas des courants réductionnistes, si influents en philosophie des sciences et en philosophie de l’esprit, mais pas uniquement. Ainsi, Nagel peut-il affirmer catégoriquement : « il n’y a pas de véritables propriétés émergentes de systèmes complexes. Toutes les propriétés d’un système complexe qui ne sont pas des relations entre celui-ci et quelque chose d’autre dérivent des propriétés de ses constituants et de leurs effets les uns sur les autres quand ils sont combinés » (T. Nagel, « Le panpsychisme », dans Questions mortelles, traduction française P. Engel et C. Tiercelin, PUF, 1983, p. 211[1]). Une affirmation qui conduit à la défense d’une position aussi contre-intuitive que le panpsychisme !
Ainsi, étant donné d’une part l’importance stratégique du concept, d’autre part la virulence de ces critiques, le petit ouvrage de clarification d’O. Sartenaer est tout à fait bienvenu.
Dans un premier temps (Introduction et Chapitre 1), il met au jour la caractéristique essentielle du concept, qui en fait un concept si intéressant… mais peut-être également problématique, du moins travaillé par une tension constitutive. Cette caractéristique se résume bien dans ce que l’auteur appelle le credo émergentiste : « ni dichotomie métaphysique, ni simple identité ».
Puis, dans le Chapitre 2, il met en place un certain nombre de distinctions permettant de repérer deux variétés de la notion, l’émergence épistémologique et l’émergence ontologique. Ceci fait, il élabore une « définition standard de l’émergence » dans le Chapitre 3, qui est ensuite confrontée à un certain nombre d’objections dans les deux derniers chapitres.
Cette présentation est suivie, conformément à l’esprit de la collection, de deux courts extraits, de Mill et Morgan, et de leur commentaire.
Introduction et Chapitre 1 : le credo émergentiste et l’unité de l’émergence
Le concept d’émergence semble définir une position extrêmement attrayante en ceci qu’elle occupe une position intermédiaire, qui s’exprime dans le « credo » « Ni dichotomie métaphysique » : il s’agit d’éviter le dualisme de type cartésien, dont les difficultés sont bien connues, notamment en ce qui concerne la relation entre deux substances hétérogènes. « Ni simple identité » : un monisme physicaliste est revendiqué, mais celui-ci ne doit pas nous conduire à poser la pure et simple identité des divers ordres de phénomènes ; la vie et la pensée constituent des phénomènes sui generis qui ne s’identifient pas à des relations entre particules matérielles. Les considérer comme des phénomènes émergents implique une double relation : relation de dépendance tout d’abord, mais également de nouveauté. On a donc affaire à un monisme (le plus souvent physicaliste) anti-réductionniste.
Tout le problème, qui constitue le fil directeur de l’ouvrage, est que ce qui fait l’intérêt de ce concept peut aussi être interprété comme une tension voire une inconsistance : n’est-ce pas, selon une formule de Kim (citée p. 57) à l’encontre du physicalisme non-réductionniste, vouloir le beurre et l’argent du beurre ? Certes, un dualisme des substances semble difficile à soutenir aujourd’hui ; mais d’autre part, le réductionnisme est souvent accusé de manquer la spécificité de certains phénomènes. Dès lors, la position émergentiste ne représente-t-elle pas la solution parfaite ? Mais cela suppose que l’on parvienne à donner un sens rigoureux à cette double relation de dépendance-et-autonomie, qui peut facilement être vue comme contradictoire.
Chapitre 2 : l’unité plurielle de l’émergence
Ce chapitre vise principalement à distinguer l’émergence au sens épistémologique (parfois appelée émergence au sens faible), et l’émergence ontologique (émergence au sens fort). Pour cela, il faut distinguer différentes formes de physicalisme et d’anti-réductionnisme : ces différentes formes reposent sur la distinction entre substances, propriétés et prédicats. Les deux premiers termes ont une dimension ontologique : on parle d’entités et de propriétés de ces entités ; le dernier concerne les concepts employés dans les sciences pour référer aux entités en question.
La position émergentiste se refuse au dualisme des substances. Il reste donc deux manières de concilier un physicalisme au niveau des substances et un anti-réductionnisme :
- le physicalisme des propriétés (qui implique évidemment le physicalisme des substances), conjoint à l’anti-réductionnisme des prédicats ;
- le physicalisme des substances conjoint à un anti-réductionnisme des propriétés (et donc aussi des prédicats).
La première possibilité constitue l’émergence au sens épistémologique, la seconde l’émergence au sens ontologique.
Chapitre 3 : un concept standard d’émergence
Cette distinction faite, revenons aux composants de la notion d’émergence. Celle-ci implique nouveauté et dépendance. Pour penser ces caractères, la conception la plus standard introduit deux « ingrédients » : la survenance et la causalité descendante.
Le concept de survenance désigne la relation suivante : toute variation d’un « survenant » S implique une variation de sa base B. A titre d’illustration, l’auteur rappelle la position de Davidson pour qui les propriétés mentales surviennent sur le corps : « en vertu d’une telle survenance, on dira, d’abord en termes covariationnel, qu’il est nécessaire qu’un être doté d’un esprit diffère physiquement d’un être qui en est dénué […]. Similairement, cette fois dans l’optique d’une dépendance de l’esprit sur le corps […] on dira aussi que, lorsque l’on fixe les propriétés physiques d’un organisme, on en fixe irrémédiablement les propriétés mentales » (p. 43). Nous trouvons bien ici l’idée de dépendance - mais c’est plus délicat en ce qui concerne l’autonomie. La survenance apparaît alors comme une condition nécessaire pour l’émergence, mais peut-être pas suffisante, car la survenance est aussi compatible avec le physicalisme réductionniste : « elle s’avère neutre quant à l’autonomie des entités survenantes ». D’où la nécessité d’une nouvelle relation : la causalité descendante.
Celle-ci désignerait, dans l’hypothèse d’un monde stratifié en niveaux de composition, une relation entre une cause située à un niveau supérieur par rapport à son effet. On précisera : il faut que la cause soit un tout dont les parties sont l’effet. L’exemple par excellence pourrait être celui de l’organisme agissant causalement sur ses propres organes.
En combinant survenance et causalité descendante, on aboutit un concept standard où une propriété émergente E sur vient sur la base B (dépendance), et malgré cela, agit causalement sur B, à un temps ultérieur (nouveauté).
Chapitre 4 : définir l’émergence
Il s’agit dans ce chapitre de définir plus précisément les deux formes d’émergence distinguées au chapitre 2 en prenant en compte des critiques qui mettent en question le concept standard élaboré au chapitre 3.
La critique la plus radicale est la célèbre critique de Kim. Celle-ci fait intervenir deux nouvelles prémisses, l’hypothèse de l’exclusion et celle de la clôture causale du monde physique. Selon la première, il ne peut exister de surdétermination causale ; un événement ne peut avoir plus d’une cause totale. Selon la seconde, quand un événement physique possède une cause au moment t, il a au moins une cause physique en t. Comment fonctionne alors l'argument ? L’auteur nous propose le schéma suivant :
E1 E2
B1 B2
Considérons une base B1 et une propriété émergente E1. L’événement physique B2, qui se trouve au même niveau ontologique que B1, ne peut être causé à la fois par B1 et par E1 (la flèche E1 → B2 correspond à la causalité descendante) : c’est le principe d’exclusion. Il faut donc choisir entre B1 et E1, et le principe de clôture causale nous conduit à privilégier B1 : il faut une cause physique.
Le système d’hypothèse suivant est donc contradictoire :
1) survenance
2) causalité descendante
3) exclusion
4) clôture causale du monde physique
La stratégie qui demeure pour l’émergentiste est alors de renoncer à 1) ou 2)[1]. Ou du moins à les affaiblir.
Défendre l’émergence épistémologique revient à conserver la survenance, mais à affaiblir le principe de causalité descendante, sous la forme d’une causalité descendante « sélective » : celle-ci incarne « un mécanisme qui sélectionne certaines propriétés du niveau de l’émergent en vertu de ce que ces dernières accomplissent comme fonction pour le système qui les porte, indépendamment de la nature exacte de leurs bases d’émergence » (p. 59). Ce mécanisme est bien illustré par le cas des fonctions des organismes issues de la sélection naturelle, qui peuvent être réalisées de différentes manières (le cœur n’est pas identique chez les différentes espèces mais il réalise la même fonction). C’est en fait l’argument classique de la « réalisation multiple », central pour de nombreux auteurs anti-réductionnistes. Il s’agit d’une version affaiblie de la causalité descendante, dans la mesure où l’émergence dont il est ici question n’apporte pas de véritable nouveauté dans le monde (le pouvoir causal est bel et bien issu de la base).
Pour défendre l’émergence ontologique, il faut maintenir la causalité descendante, quitte à affaiblir la survenance. Si on rompt le rapport de détermination entre E1 et B1, alors il devient envisageable que ceux-ci agissent conjointement pour produire B2, sans contrevenir au principe d’exclusion. Autrement dit, cela revient à considérer que la survenance de E1 sur B1 est une corrélation sans détermination.
Chapitre 5 : enjeux et apories de l’émergence
Pourquoi ce concept mérite-t-il un tel raffinement d’analyse conceptuelle ? Il y a des enjeux essentiels.
En ce qui concerne l’émergence épistémologique, ce qui est en jeu, ce n’est rien de moins que l’autonomie des sciences « spéciales ». Hempel, en 1949, peut déclarer : « la psychologie fait partie intégrante de la physique ». Contre une telle affirmation, « l’émergentisme épistémologique s’oppose à l’idéal d’unification ultime du discours scientifique dans la physique » (p. 67). Quant à l’émergence ontologique, elle permet d’envisager un monde naturel « riche et diversifié », des niveaux de réalités distincts. L’auteur ne le précise pas, mais on pourrait citer beaucoup d’auteurs qui défendent cette perspective pluraliste (par exemple Dupré, The Disorder of Things. Metaphysical Foundations of the Disunity of Science : ce qui « fonde » la « désunité » de la science, c’est que le monde est peuplé d’entités diverses).
L’importance de ces enjeux ne doit pas masquer les difficultés. Certes, le réductionnisme de Hempel semble maintenant intenable. Mais son modèle déductif-nomologique est maintenant remis massivement en question et de nouvelles conceptions de l’explication scientifique pourraient prétendre expliquer les propriétés émergentes à partir de leur base. Autrement dit, ce qui invalide la position de Hempel, ce n’est peut-être pas tant son réductionnisme que sa conception de l’explication[2].
Quant à l’émergence ontologique, peut-on vraiment donner beaucoup d’exemples clairs de causalité descendante, permettant d’illustrer vraiment une telle émergence ? S. Alexander, un auteur important de ce qu’on appelle l’émergentisme britannique, considérait que l’existence de qualités émergentes devait être acceptée « avec la "piété naturelle" de l’investigateur. Elle n’admet pas d’explication ». On conviendra que ce n’est pas très satisfaisant. Certes d’autres pistes existent - reste à savoir s’il faut nécessairement s’aventurer sur le terrain complexe de la physique subatomique (l’intrication quantique, brisure de symétrie…) pour exemplifier ce type d’émergence -.
Extraits et commentaires
Le premier extrait proposé est issu du chapitre « De la composition des causes », du Système de logique de Mill dans lequel il distingue deux modes de composition des causes, le mode homopathique et le mode hétéropathique. Le premier désigne le cas courant où l’effet de deux causes concourantes est identique à la somme des effets que chaque cause aurait produits isolément (par exemple, l’accélération d’un mobile est identique à la somme des accélérations partielles produites par les différentes forces agissant sur lui). Le second mode s’illustre à travers l’exemple de la réaction chimique : la composition de l’oxygène et de dihydrogène ne produit pas une substance « doublement gazeuse ».
Outre que cette distinction véhicule parfaitement un premier concept d’émergence, elle est liée à « une partition dans les sciences à l’aune de laquelle peut prendre une conception empiriste et faillibiliste de la connaissance ». En effet, l’émergence met en doute la possibilité d’une science intégralement déductiviste : on ne peut selon lui déduire les propriétés de l’eau des propriétés de ses composants. Il faut alors recourir à l’induction.
Le second extrait est tiré du livre Emergent evolution de Conwy Lloyd Morgan, un représentant de cet émergentisme britannique du début du 20ème siècle évoqué ci-dessus[3]. Cet extrait est intéressant dans la mesure où il permet une référence à la question de l’évolution du vivant, et donc aussi à une émergence diachronique.
La position de C.L. Morgan s’élabore dans le contexte du débat interne au darwinisme concernant la nature continue ou discontinue de l’évolution. Morgan tente de trouver une voie moyenne, précisément à l’aide du concept d’émergence. Sa conception accorde une grande place à l’imprédictibilité et à l’idée que l’émergence implique un nouveau mode d’organisation qui n’existe pas, même en puissance, au niveau de la base d’émergence. Même si Morgan n’entend pas rejoindre Bergson, sa pensée de l’émergence « s’adosse à une conception très forte, créatrice, du temps » (p. 123).
Cet ouvrage remplit parfaitement sa fonction : il montre très bien la tension constitutive du concept (concilier dépendance et nouveauté), ses différentes modalités (émergence épistémique / ontologique), ses ingrédients (survenance et causalité descendante), ses enjeux (autonomie des sciences spéciales, physicalisme qui reconnaît l’existence de plusieurs niveaux dans le monde), et ses difficultés (être compatible avec les principes de Kim d’exclusion et de clôture causale).
Le choix des extraits permet d’offrir une traduction d’au moins quelques pages du courant de l’émergentisme britannique, et cela complète de manière pertinente la première partie de l’ouvrage. En effet, celle-ci souffre peut-être un peu du choix fait dès le début de l’ouvrage de se concentrer sur l’émergence synchronique. Certes, cela peut se justifier par l’importance de cette thématique dans la littérature sur le sujet. Mais il me semble qu’une partie des débats est trop étroitement concentrée sur des questions de philosophie de l’esprit[4]. Malgré l’extrait de Morgan qui vient rectifier cette impression à la fin, on est étonné de voir la place réduite accordée aux phénomènes biologiques, notamment dans leur dimension évolutive. Celle-ci n’est-elle pas un réservoir constant de nouveauté ? Et que penser de l’importance de la notion de système dans la biologie contemporaine ? Parmi de nombreux autres, les ouvrages du biologiste D. Noble regorgent d’exemples qui semblent bel et bien relever de la causalité descendante (D. Noble est notamment spécialiste du rythme cardiaque, qui constitue un de ses exemples les plus intéressants)[5]. Certains feraient certainement valoir qu’il ne peut s’agir que d’émergence en un sens trop faible pour être vraiment intéressant philosophiquement. Mais on peut se demander si ces exemples ne sont pas plus convaincants que certaines subtilités métaphysiques d’un débat qui gagnerait peut-être à prendre davantage en compte la diversité des sciences et des phénomènes qu’elles étudient[6]. Sur ce point, on ne peut que laisser le lecteur approfondir la question pour lui-même.
Jonathan Racine
[1] L’auteur suit la position « standard » qui se refuse à remettre en question 3) et 4).
[2] Là encore, l’auteur ne précise pas les conceptions de l’explication qui pourraient être en jeu, mais on pense à l’émergence (si on ose dire !) d’un nouveau mécanisme : cf. les travaux de Bechtel (par exemple, avec Richardson, Discovering Complexity). Pour un panorama, cf. l’entrée « Mechanism in Science » de la Stanford Encyclopedia of Philosophy.
[3] Pour une présentation rapide de ce courant mal connu en France (du moins non traduit), cf. par exemple le chapitre sur l’émergence, par Fagot-Largeau, dans le double volume Philosophie des sciences rédigé avec Andler et Saint-Sernin.
[4] En contrepoint, on peut citer l’ouvrage de Gillet, qui fait le choix de laisser de côté la question de la conscience ! (Gillet, Reduction and Emergence in Science and Philosophy, Cambridge, 2016).
[5] D. Noble, La musique de la vie. La biologie au-delà du génome ; The Tune of Life. Biological relativity.
[6] C’est une des thèses de l’ouvrage de Gillet que de distinguer le débat philosophique et le débat scientifique sur l’opposition réduction/émergence.
[1] J’emprunte cette citation à l’excellent blog de François Loth : http://www.francoisloth.com/