Marc Jimenes (dir.) L’Art dans tous ses extrêmes, Klincksieck 2012, lu par Sylvain Lapo
Par Francis Foreaux le 04 juillet 2018, 06:00 - Esthétique - Lien permanent
Marc Jimenes (dir.), L’Art dans tous ses extrêmes, collection L'université des arts, Klincksieck, juin 2012 (211 pages).
L’Art dans tous ses extrêmes rassemble les dix-sept contributions d’universitaires et chercheurs qui sont intervenus dans le cadre du séminaire Interarts de Paris durant la session 2009/2010.
L’ouvrage débute par un hommage (pp. 7-8) à Jean-Louis Leutrat, professeur en études cinématographiques à Paris-III, spécialiste de l’analyse filmique disparu en 2010. S’en suivent dix-sept articles se rapportant tous au thème de l’extrême. Pas d’autres points communs entre des analyses très diverses usant à chaque fois de grilles interprétatives singulières (psychanalyse, sémiologie…) appliquées à des objets artistiques très différents (cinéma, peinture, musique, littérature, installations…). La notion d’extrême sert donc de fil conducteur amenant le lecteur à passer d’un univers esthétique à un autre et lui offrant une vue panoramique sur les productions artistiques actuelles les plus spectaculaires.
Dans Les vacances de Zarathoustra (pp. 9-11), Marc Jimenez à partir de l’analyse de trois œuvres : Barbed Hula de Sigalit Landau puis de Fuckface et de Hell des frères Chapman montre comment l’art survit à toutes ses fins annoncées. Un art post-éthique, « au-delà du bien et du mal », dégagé plutôt qu’engagé, désabusé et sans idéaux réformateurs reflet de l’économie libérale dominante.
Dans De l’extrême à la démesure (pp. 13-27), Claude Amey explique la fascination moderne pour les conduites extrêmes, les sports extrêmes (ainsi que la récurrence obsessionnelle même de ce terme dans les discours dominants) par la platitude de nos expériences, tellement normées qu’elles en deviennent insignifiantes. Nous consommons de l’extrême comme antidote à un quotidien morne et triste. Un extrême se prolongeant immanquablement dans la démesure, entendue au sens de ce qui se situe « au-delà » sans possibilité d’être rapporté à une quelconque référence.
Dans A l’extrémité de son corps, l’eXtrême (pp.29-44), Bernard Andrieu développe une critique de la phobie moderne du toucher qui constitue pourtant un des moyens de connaissance du réel les plus efficaces. Une dimension tactile prohibée par un intégrisme hygiéniste ne cessant de se renforcer ce qui altérerait l’ensemble de nos facultés sensorielles. L’auteur passe en revue une série de pratiques extrêmes comme autant de ripostes à l’entreprise de domination sociale de la sensorialité : usage de vibromasseurs, bondage, SM…D’après lui seule la représentation artistique peut donner à voir et à comprendre les sensations extrêmes telles la jouissance, la souffrance et les différents degrés de leur hybridation. Grâce à l’art ceux qui les expérimentent peuvent faire partager leurs ressentis et sortir de la solitude de l’incommunicable.
Dans « Œuvres de chaos » du land art, paysage de l’extrême (pp. 45-54), Patrick Barrès s’intéresse à une forme artistique hors norme puisque ses matériaux sont les paysages eux-mêmes voire les sites telles les friches industrielles. Cet art qui « redessine l’espace », pour être apprécié, impose au spectateur une « conversion » du regard obtenue grâce à une rupture avec ses schémas perceptifs habituels. La requalification esthétique des lieux doit dans ce cas aller de pair avec une redéfinition des manières de voir.
Dans La main dans l’image ou l’extrémité du regard amoureux (pp. 55-69), Olivier Beuvelet s’interroge sur le statut particulier de la main dans le cinéma de Kieslowski, une main prolongeant le regard et outil privilégié de l’intentionnalité amoureuse. L’auteur déploie une brillante analyse de Brève histoire d’amour, version longue du Décalogue 6 du cinéaste. Il y montre comment la main est filmée par Kieslowski comme une extension des yeux du personnage principal, ce qui se révèle notamment quand celui-ci, en proie à un désir oedipien, s’entaille les doigts.
Dans Quelques jalons extrêmes dans la pensée musicale contemporaine (pp. 71-79), Jean-Yves Bosseur réfléchit à des formes d’expression musicales extrêmes dans la retenue et l’effacement comme le silence ou dans la saturation comme le bruit. Il met en exergue la richesse de ces contrées sonores extrêmes : le silence comme surface de projection pour les sons emmagasinés par la psyché, les tonalités nouvelles : contrastes et épaisseurs sonores rendus accessibles grâce aux progrès de l’acoustique.
Dans Extrême : processus dynamique de l’inquiétante étrangeté (pp 81-92), Jenny Chan propose une utilisation des idéogrammes comme outils de prospection de l’inconscient, des idéogrammes propres à éclairer les aspects les plus outrés de notre vie psychique : jouissance, douleur, dépendance. Rien d’étonnant à cela pour l’auteur puisque l’activité psychique s’exprime par symboles et images qui s’incarnent aussi bien dans les pictogrammes, les idéogrammes que dans les rêves.
Dans « C’est ça !» Le punctum - L’extrême du langage (pp. 93-100), Eliane Chiron se penche sur la signification du « punctum » exclamation paroxystique pré-langagière : lorsque dire et désigner se confondent, et post-verbale, lorsque cette expression clôt toute discussion, toute énonciation. A partir de l’analyse de quelques clichés figurant dans La chambre claire de Barthes, l’auteur parcourt toute l’étendue polysémique de cette expression traduisant la coïncidence miraculeuse entre compréhension et perception.
Dans Habiter l’extrême, être habité par l’extrême (pp 101-110), Stéphane Dumas affirme que les installations artistiques méritent ce qualificatif seulement quand elles illustrent la notion kantienne de « sublime » : lorsqu’elles outrepassent nos capacités cognitives ordinaires. D’autres créations, encore plus outrées relèvent selon l’auteur « d’un plan d’immanence » plutôt qu’elles ne renvoient à un quelconque idéalisme. A partir d’une interprétation de La Mazzera et de Que le cheval vive en moi de Marion-Laval Jeantet l’auteur établit que la position de l’artiste se situe aux confins de la normalité quitte à « payer de sa personne » lorsqu’il prend son propre corps comme support d’expression.
Dans Lorsque l’extrême se fait informe : trauma et irreprésentable (pp. 111-129), Ophélie Hernandez évoque le cas de la petite Anna victime d’inceste, le plus extrême des crimes en ce que ses victimes ne peuvent formuler ce qu’elles ont subi. Comment réfléchir et représenter cette violence terrible, inarticulée ? L’auteur la pense en établissant un parallèle entre la douleur d’Anna monstrueuse, protéiforme, organique et la créature du film de Carpenter The thing aux caractéristiques semblables. Cette entité, sans doute la plus ignoble et la plus insensée de tout le bestiaire du cinéma fantastique est seule à même de figurer les conséquences d’un dommage psychique aussi mutagène que pathogène.
Dans Histoires du cinéma, l’œuvre extrême (pp. 131-144), Jean-Louis Leutrat revient sur l’œuvre somme de Jean-Jacques Godard Histoire(s) du cinéma. Extrême cette œuvre l’est à plusieurs titres tant ses niveaux d’interprétation, ses superpositions, ses citations, ses inserts, ses glissements sont multiples. Surtout il insiste sur la totale liberté de ce film qui échappe aux canons formatés de l’académisme comme d’une prétendue avant-garde qui, souvent, n’en est pas davantage affranchie. En poussant l’usage de l’implicite à son maximum, le cinéaste met le spectateur en demeure d’interpréter, celui-ci participe ainsi activement à la production du sens.
Dans L’extrême ou les commencements de l’œuvre (pp. 145-156), Julien Milly engage une réflexion sur quelques œuvres cinématographiques : Ascenseur pour l’échafaud, 2046, 17 fois Cécile Cassart et Antichrist. Des œuvres qui, chacune à leur façon, traitent du sentiment amoureux, état extrême, tantôt sur le mode improvisé, impressionniste pour Malle, poétique et allusif chez Wong Kar-waï, kaléidoscopique chez Christophe Honoré, symbolique et violent chez Lars Von Trier. Par un travail d’interprétation de quelques scènes clefs de ces œuvres, Milly dévoile les similitudes entre la radicalité du sentiment amoureux et la folie.
Dans L’art par le regard (pp. 157-160), Georges Molinié expose une courte analyse du rôle structurant, déterminant, ontologique du regard lorsqu’il se porte sur l’œuvre. Cette dernière serait un support de projection où tous les possibles peuvent se réaliser. Tout est fonction de l’histoire, de la culture, de la sensibilité de celui qui scrute.
Dans Contre toute attente : la réception de l’extrême artistique (pp. 161-170), Danièle Pistone à partir d’un recensement statistique des adjectifs superlatifs, dégage une définition précise du terme « extrême » comme « avancée spectaculaire restant en liaison avec son objet de départ ». Elle met ensuite en évidence la proximité sémantique de cette notion avec le champ de « l’exceptionnel ».
Dans Au bout de l’image, la rencontre des morts (pp. 171-182), Sébastien Rongier interroge la photographie et le cinéma comme procédés fixant ce qui n’est plus, destinés à rendre présent l’absent, le passé, le défunt. Il déploie une brillante démonstration dont il ressort que le négatif au sens tant photographique que cinématographique de l’image, c’est la mort. Pour l’établir, l’auteur s’appuie sur quelques scènes emblématiques de l’œuvre du cinéaste Alain Cavalier.
Dans L’extrême du regard : le regard regardé (pp. 183-198), Jean-Pierre Sag aborde le thème de la confrontation des regards. Il met en évidence tour à tour, la fascination trouble qu’induit le regard de l’autre, l’état de semi hypnose dans lequel se place celui qui observe et le rapport de force que sous-tend tout échange de regards. Il conclut par une évocation de la dimension génitale du regard qui « au terme d’une gestation débouche sur une création ».
L’ouvrage s’achève par une contribution de François Soulages sur le thème de L’extrême et l’esthétique (pp. 199-211). Il y rappelle que toute démarche esthétique, dans sa radicalité comme dans sa nouveauté, est une visée de l’extrême. Il y définit ensuite les trois principaux modes de réception des œuvres : sensible, créative et théorétique.
Ces analyses éclectiques se rapportant à tous les types d’objets artistiques sont profondes et éclairantes tant sur la genèse des œuvres que sur les conditions de leur réception. Elles s’adressent en priorité à ceux qui interviennent dans les champs de la création et de l’interprétation des productions esthétiques mais pourront aussi intéresser les amateurs d’art contemporain ainsi que les passionnés d’art en général.
Sylvain Lapo (24/01/2013).