Fabrice Gzil, La maladie du temps. Sur la maladie d’Alzheimer, PUF, 2014, lu par Ester Barbieri

https://www.puf.com/sites/default/files/styles/ouvrage_couverture/public/9782130621430_v100.jpg?itok=_kG3g2k4Fabrice Gzil, La maladie du temps. Sur la maladie d’Alzheimer, Paris, PUF, 2014.

Presque inconnue du grand public avant les années 2000, la Maladie d’Alzheimer semble aujourd’hui omniprésente. Abordée en continuation par les journaux, elle est même devenue un topos cinématographique à part entière, comme le démontrent les nombreux films et séries télévisées où trouvent place des personnages atteints par ce particulier « handicap cognitif évolutif ». Pour Fabrice Gzil, auteur de La maladie du temps. Sur la maladie d’Alzheimer (PUF), cette exposition sans précédents, si elle n’est pas fortuite, ne serait cependant pas synonyme d’une pleine compréhension théorique de cette affection et de ses répercussions sur le vécu des personnes atteintes.

Ainsi, s’il est facile de convenir avec les constats anthropologiques de l’auteur, trouvant les raisons profondes de cette visibilité inédite de la maladie d’Alzheimer dans sa capacité à condenser les peurs qui distinguent notre époque, les exigences dont naît ce livre ne se limitent pas à cerner les possibles causes de cette exposition massive. Par son analyse, Fabrice Gzil se propose en effet d’intégrer la compréhension théorique et la gestion pratique de cette affection, et ceci par une considération plus ample et cohérente de la dimension du temps.

 

Motivé à sortir cette dernière de l’oubli « paradoxal » dont semble souffrir le discours dominant sur cette affection neurodégénérative, l’auteur, philosophe et responsable du pôle « Etudes et Recherche » de la Fondation Médéric Alzheimer, nous délivre l’analyse philosophique d’une maladie qui paraît traversée de part en part par ses liens avec le temps. Ainsi, dans le but de contribuer à pallier les lacunes de l’appréhension habituelle de la maladie - où le temps n’obtient qu’une prise en compte partielle -, Fabrice Gzil évoque trois différentes motivations permettant de considérer la maladie d’Alzheimer comme la « maladie du temps » par excellence. Ces trois raisons, à chacune desquelles est consacré un chapitre de l’ouvrage, se trouvent dans son statut de « maladie mythique du temps présent », dans son évolution particulière, et enfin dans les modifications déroutantes du vécu temporel qu’elle provoque chez les personnes affectées. Envisager la maladie sous le prisme du temps, comme l’auteur encourage à le faire, ne serait pas seulement gage d’une meilleure compréhension sur le plan théorique : une prise en compte plus cohérente du contexte temporel demande parallèlement de réévaluer les instruments de gestion pratique de la maladie même, ce qui pose avant tout des enjeux cruciaux pour la question des soins (dont les soins palliatifs).

 

Quelles sont donc les raisons pour considérer ce « handicap cognitif évolutif » comme une « maladie du temps » ? La première raison est celle permettant à Fabrice Gzil de l’appréhender comme la « maladie mythique du temps présent ». C’est en partie en s’inspirant des intuitions ayant permis à Susan Sontag de qualifier la maladie comme « métaphore » que le philosophe cherche à expliquer l’inéluctable ascension de cette maladie au susdit statut. En ce sens, la maladie d’Alzheimer aurait suivi le même destin déjà connu dans le passé par d’autres maladies telles que la lèpre, la peste, et plus récemment le cancer et le sida : la visibilité tout à fait inédite que la maladie d’Alzheimer connaît aujourd’hui et la manière dont elle affole les discours publics seraient moins dues à sa gravité et diffusion, qu’au fait d’avoir progressivement absorbé une puissante signification anthropologique et symbolique. Il en découle une représentation répandue de la maladie d’Alzheimer où celle-ci équivaudrait à une sorte de « malédiction », symbole d’une défaite impitoyable. Or, pour Fabrice Gzil, un tel portrait, s’il est certes une caractérisation inappropriée et dégradante qu’il nous incombe de dénoncer, n’en reste pas moins un symptôme assez fiable des peurs qui œuvrent souterrainement dans nos imaginaires contemporains. Effectivement, nos craintes majeures se seraient progressivement déplacées d’une peur générique de la mort à l’angoisse typiquement contemporaine de se retrouver éventuellement à vivre une vie qui ne serait « plus digne d’être vécue ». Nous savons en effet combien d’importance nous attachons, aujourd’hui plus que jamais, aux facultés individualisantes et à ces compétences psychologiques et sociales qui nous permettent de nous savoir des sujets identiques à eux-mêmes, autonomes, et maîtres de leur vie et de leurs décisions. C’est pourquoi la Maladie d’Alzheimer, en ce qu’elle entraîne la dégradation de bon nombre de ces facultés que nous considérons (presque unanimement) comme indispensables à une existence proprement humaine, semble prédestinée à attirer sur elle la signification d’une sorte de « mort symbolique ». Fabrice Gzil insiste sur la nécessité de briser ce mythe et ces représentations irrationnelles, qui, s’ils doivent en partie leur enracinement à des imaginaires puissants,  ne peuvent qu’avoir des effets néfastes sur le vécu des malades et de leur entourage. C’est pourquoi, pour l’auteur, deux exigences doivent être conjuguées : continuer d’une part à mobiliser les pouvoirs publics et à sensibiliser la société aux souffrances engendrées par cette maladie, tout en œuvrant, d’autre part, pour un changement des tons du discours dominant afin de diluer la force de la stigmatisation et des peurs irrationnelles.

 

La deuxième raison témoignant, selon Fabrice Gzil, du lien intrinsèque entre la dimension du temps et la Maladie d’Alzheimer consiste en l’évolution tout à fait singulière de cette dernière. La progression particulière de ce qu’on appelait autrefois « démence sénile » voit réunis son caractère chronique et une temporalité d’évolution se soustrayant souvent à toute possibilité de prévision exacte (car sujette à des fluctuations aléatoires). Pour l’auteur, une prise en compte totale des répercussions de cette évolution atypique est tout à fait indispensable. En effet, d’une part la chronicité de la maladie demande de gérer (et de soulager) au quotidien les dysfonctionnements d’une maladie qui s’installe durablement dans la vie des personnes atteintes, d’autre part, le fait que la perte de l’autonomie psychique et physique ne suive pas une évolution linéaire requiert la disponibilité à moduler et réajuster constamment les interventions suivant des besoins changeants.

 

Enfin, d’après l’analyse que Fabrice Gzil nous délivre, une troisième et dernière raison contribue à faire de cette affection une « maladie du temps » : la Maladie d’Alzheimer modifierait profondément la vécu temporel des malades, en brouillant progressivement une bonne partie de leurs repères habituels. En souhaitant rectifier la tendance à appréhender la maladie uniquement comme une altération de la mémoire, l’auteur de La Maladie du temps attire l’attention sur le fait que la mémoire soit loin d’être le seul repère temporel perturbé par les disfonctionnements propres à cette démence. Il remarque alors qu’un sentiment de « désorientation » s’empare des malades, traduisant leur difficulté grandissante à se situer dans le temps et dans l’espace. De plus, leur vécu existentiel s’appauvrit drastiquement et inéluctablement du fait d’une expérience temporelle confinée dans les frontières de l’instant immédiat. L’accès aux souvenirs et la projection dans le futur se font pour les personnes atteintes de plus en plus difficiles ; ce à quoi se rajoutent « des résurgences du passé » inopinées et chaotiques. Il n’est pas difficile de comprendre que le sens identitaire des malades et leurs relations intersubjectives soient fortement compromis par l’ensemble de ces modifications du vécu temporel. Ainsi, attirer l’attention sur l’impact de ces dynamiques, comme se propose de le faire Fabrice Gzil, ne peut que nous sensibiliser davantage à la situation des personnes affectées par cette maladie et à leur probable sentiment d’exclusion du monde commun.

 

Une fois complétée l’analyse des différentes raisons permettant d’appréhender la maladie d’Alzheimer comme la « maladie du temps », Fabrice Gzil conclut son ouvrage par l’invitation à repenser la question des soins palliatifs et, plus en général, la gestion pratique de la maladie à la lumière de ces liens étroits avec la dimension temporelle. Pour lui, c’est justement au moyen d’un recentrage sur le temps qu’il faudrait envisager un certain nombre de résolutions pratiques. Reconfigurer nos manières de nous occuper des personnes affectées doit en effet aller de pair avec la disponibilité à se poser comme les « garants » du « sens du temps ». Cela passe avant tout par une programmation des soins qui soit capable d’inclure un renforcement des interventions psychologiques, sociales et environnementales ainsi qu’un un effort d’adaptation aux fluctuations partiellement imprévisibles de cette maladie. Mais se soucier du « sens du temps » demande un engagement et une sensibilité encore plus vastes : la conscience des altérations du vécu temporel provoquées par cette affection neurodégénérative doit nous motiver à offrir davantage de temps, de considération et d’écoute aux personnes affectées, quelque soit le degré d’avancement de leur maladie. S’adapter aux rythmes singuliers de la personne atteinte et se montrer disponibles à préserver le sens de l’ « histoire commune » qui nous lie à elle, sont pour Fabrice Gzil des manières de donner forme à ce « sens du temps » qui devrait accompagner tout soin.

 

C’est donc une approche particulièrement éclairante sur la maladie d’Alzheimer celle proposée par Fabrice Gzil dans La maladie du temps. Par l’analyse philosophique qu’il délivre, cet ouvrage nous donne l’occasion de mieux comprendre le rapport très particulier au temps qui se joue dans cette affection, ce qui n’est pas sans dégager d’importantes implications sur le plan des soins et de l’assistance à apporter aux personnes atteintes.

 

Ester Barbieri